Une soupe de solianka et un pistolet à l’eau : Lutz Seiler vs Frank Witzel

En 2018, presque cinquante et trente ans respectifs après les événements abordés, le hasard de l’édition nous fournit un regard croisé ouest-est allemand sur l’histoire récente de l’Allemagne en plongeant successivement dans la période post-soixante-huitarde vécue depuis la province rhénane et dans l’avant et l’après-réunification à travers les tribulations d’un jeune Allemand de l’Est, qui démarrent également dans la profondeur du pays, mais en ex-RDA cette fois-ci.
Dans sa postface de Kruso, premier roman du poète Lutz Seiler après un recueil de nouvelles (Le poids du temps, également chez Verdier, 2015), Jean-Yves Masson parle de « roman d’initiation moderne ». C’est aussi la réécriture d’un modèle allemand, très populaire au 19e siècle, genre dont on a pu avoir par le passé des réactualisations, avec par exemple Les nouvelles souffrances du jeune W., d’Ulrich Plenzdorf. À propos de nouvelles ou d’anciennes souffrances, on pourrait donner le même attribut au roman de Frank Witzel, Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la fraction armée rouge au cours de l’été 1969. En passant soit dit : les deux romans ont été primés successivement, en 2014 pour Lutz Seiler, en 2015 pour Frank Witzel, du Prix du Livre Allemand, ce qui n’est certainement pas pour rien dans leur édition française.

Je ne sais pas si j’y arriverai, mais je vais tenter ici d’enchevêtrer ces deux romans qu’à première vue tout semble séparer : leur forme très différente, leur perspective narrative, leur temps de gestation, la provenance des auteurs, c’est-à-dire leur socialisation dans deux régimes opposés, et pour finir, le volume, le nombre de pages à parcourir.

Kruso de Lutz Seiler se présente comme un récit poético-politique sur un temps réduit si l’on fait abstraction de l’épilogue, l’été 1989, quand des « touristes » est-allemands occupent par centaines des ambassades ouest-allemandes afin de forcer leur départ de la RDA. Seiler place son roman en creux des macro-événements sans pour autant les ignorer : une sorte de communauté rêvée de « naufragés » afflue et se forme sur l’île de Hiddensee, dans l’extrême nord de la RDA, où l’on peut être dedans et dehors à la fois.

Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa la fraction armée rouge au cours de l’été 1969 de Frank Witzel est un patchwork non linéaire, entre traité philosophique, délire psychotique et radiographie de la RFA, des années soixante finissantes à nos jours, vus par les yeux et l’imagination d’un adolescent que son environnement considère comme malade, même si la question se pose de savoir si ce n’est pas plutôt cet environnement qui est atteint. C’est l’époque où l’Allemagne (de l’ouest) gravite entre silences de cimetière (faire taire le passé nazi) et l’hystérie provoquée par la Fraction Armée Rouge (faire la chasse aux communistes), celle qui s’était donné pour but d’arracher le masque derrière lequel se tapissait selon eux le vrai visage, fasciste, de cette jeune démocratie. L’auteur a dit dans un entretien récent que son écriture (y compris ses difficultés pour achever ce roman) a été largement inspirée et conditionnée par l’affaire NSU, les assassinats racistes commis par un trio néonazi pendant les années 2010, et dont le procès vient juste de se clore au bout de cinq ans de procédure (11 juillet 2018).

Ce qui m’attire dans les deux romans c’est qu’il s’agit à chaque fois d’un témoignage et d’une analyse ambitieuse d’époque : les deux se complètent dans le sens où l’on n’arrivera pas à comprendre l’histoire de l’Allemagne récente sans tirer au clair aussi son histoire divisée en deux pendant quarante ans après la guerre 1945. À mon avis, chacun des deux contribue à soulever les bonnes questions à défaut de pouvoir donner des réponses.

Cela commence par une histoire de langue allemande séparée en deux, la langue de la RDA (officielle et non officielle) que Lutz Seiler utilise comme une évidence. Que cela n’en est pas vraiment une nous est signifié dans la version française par un grand nombre de notes en bas de page, qui expliquent au public français la provenance ou le contexte des mots et références utilisés. Une autre langue allemande imprégnée par la culture pop, l’influence américaine sur la culture ouest-allemande, traverse l’œuvre de Frank Witzel. Ici, exception pour un roman, nous trouvons en fin du volume un index complet des noms propres, mais aucune note en bas de page qui pourrait expliciter la spécificité des références. Quant à ce bain de cultures, les grands classiques allemands nous ont déjà appris à quel point leur langue était perméable à leurs idoles (Shakespeare et Sophocle par exemple). C’est donc que, par moment, les deux écritures se retrouvent devant un arrière-plan partagé, datant d’avant la partition allemande, ce qui constitue tout un héritage classique et romantique, pourtant mieux cultivé et revendiqué en RDA qu’en RFA, où l’on avait adhéré à la devise Roll over Beethoven. Après la réunification de 1990, la langue allemande retrouve une histoire commune nourrie des deux côtés, bien que cahotante par moment.

Cela continue par une histoire trouée, des lacunes entretenues, des omissions volontaires ou inconscientes. Un exemple type est l’histoire du commerçant et grand collectionneur d’art hambourgeois, juif baptisé, renommé Wedells, qui à plusieurs reprises figure dans le roman-fleuve de Witzel, surtout le sort que la ville de Hambourg et sa bourgeoisie lui a infligé depuis un siècle, qui paraît comme un siècle d’éradication. Chaque note biographique de ce bienfaiteur méprisé de la ville en témoigne, un exemple :

« Wedells a fait fortune avec des « produits pour clientèle aisée », savons, parfum, tissus, etc. Il passait pour un Juif avec le sens prussien du devoir et défendait la rectitude dans le commerce. Malgré sa richesse, il vivait retiré, comme un solitaire. L’aspiration d’une connaissance spirituelle et artistique déterminait sa vie privée. Il collectionnait des tableaux, de préférence des maîtres de la renaissance. Pour les conserver, il a fait bâtir en 1895 par Martin Haller sa maison dans le style d’un palais de la renaissance, dans la Neue Rabenstraße 31. Il a légué ses tableaux à la Hamburger Kunsthalle, ces tableaux constituent la majorité des tableaux de peinture italienne entre 1350 et 1800, exposés dans le musée. Par miracle sa villa y compris les meubles ont survécu les bombardements du centre-ville de Hambourg pendant la guerre 45. Comme le bâtiment est protégé par la préservation des monuments, il a été intégré tel quel comme maison d’hôtes dans la façade de verre du nouveau bâtiment de l’assurance Hanse-Merkur et rayonne aujourd’hui de nouveau de toute sa splendeur ».

Dans une enquête méticuleuse, voire obsessionnelle, Witzel pointe à travers son narrateur toute l’infamie infligée à Siegfried Wedells et son héritage. Dans ce petit extrait somme toute banal, on sent dès le début un relent antisémite (la richesse un peu douteuse indiquée par les guillemets et les termes guindés choisis en allemand), on reconvertit en Juif en celui qui s’est fait baptiser et enterrer comme catholique. Il a même fait changer son nom de Juif Wedeles en Wedells, son prénom étant déjà assez allemand. En léguant sa fortune et ses biens, y compris ses tableaux, à la ville de Hambourg à la seule condition qu’elle conserve l’intégrité de sa collection, il l’a espérée en bonnes mains, mais le sénat de la ville n’avait pas mieux à faire que de vendre une partie de ses tableaux, de répartir le reste sur plusieurs musées, dont la Hamburger Kunsthalle, musée qui n’avait pas les faveurs du collectionneur. Après la fermeture au public en 1936, sa villa servit surtout aux « fêtes conviviales » (Witzel) des gros bonnets nazis, tout juste gênés par le nom « juif » de la maison (Wedells Haus). Ces mêmes personnes avaient réclamé au sénat d’ariser le nom et faire disparaître l’héritage juif. Après la guerre et après restitution de la villa par les alliés à la ville, celle-ci l’a vendue à l’assureur mentionné ci-dessus. À leur décharge, il faut mentionner qu’il existe depuis 2003 une place Wedells (« un parking minable ») à Hambourg, et sa tombe a été « généreusement » restaurée en 2006. La note biographique ci-dessus est extraite du Courrier de deuil du cimetière d’Ohlsdorf, où il repose éternellement.

Le roman de Seiler évoque aussi cette histoire de trous, d’indifférence, tardivement dans l’épilogue : personne ne s’est jamais soucié du sort des noyés est-allemands repêchés au Danemark, les projecteurs ayant toujours été focalisés sur le spectaculaire, les quelques évasions réussies, les histoires extraordinaires, tandis que le banal et l’anonyme n’intéressaient personne, pas même les proches et survivants. C’est ce que Seiler a dû constater en remontant les pistes.

Or, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Il ne reste que l’humour noir et grinçant pour faire passer le remède de cheval qui nous attend à la lecture de près de mille cinq cents pages (si l’on cumule les deux romans). Voici une prise de température pour entrer dans l’atmosphère de Kruso et par là, dans celle de la RDA finissante :

« Il régnait au Mitropa une odeur de graisse brûlée. Les tubes de néon grésillaient dans la vitrine, vide à l’exception de quelques bols de solianka posés sur une plaque chauffante. De cette soupe recouverte d’une pâle membrane grise émergeaient, tels des récifs, quelques morceaux huileux de cornichon et de saucisse que la chaleur continue de la plaque faisait monter et descendre, rappelant le travail d’organes internes – ou bien, songea Ed, le pouls de la vie juste avant qu’elle s’arrête ».

Pour tous ceux qui ont eu la chance de visiter la RDA, il n’est guère possible de trouver meilleure image (jusqu’au cliché) de la cuisine des brasseries est-allemandes. En y associant son narrateur, Seiler nous fait ressentir l’agonie dans laquelle glisse la RDA pendant cette année 1989. Mais cette « membrane grise » de graisse qui couvre la soupe n’est pas sans rappeler la chape de silence qui pèse sur la vie de l’adolescent, trente ans plus tôt dans l’agglomération de Wiesbaden, à la fois proche et loin des émeutes d’étudiants qui avaient mis sens dessus dessous plusieurs grandes villes ouest-allemandes en 1968, dont Francfort, ville la plus proche de cette bourgade sans histoires. C’est à ce moment-là que notre adolescent maniaco-dépressif inventa la Fraction Armée Rouge, qui en vérité n’existait pas encore, bien que deux de leurs fondateurs, Baader et Ennslin aient été condamnés pour avoir mis le feu à deux grands magasins dans le centre de Francfort, sans pour autant provoquer d’énormes dommages. Cela pouvait presque encore passer pour une bêtise de jeunesse, dont le roman de Witzel fait largement l’étal.

À la lecture du roman, La Fraction Armée Rouge peut paraître comme un produit d’appel ou un énorme camouflage « pour détourner l’attention » des « véritables » méfaits, comme le héros l’avoue à la fin du roman. Quoi qu’il en soit, il faut souvent se rappeler le titre pour ne pas le perdre de vue après l’entrée fulgurante où l’adolescent s’imagine que la police est à ses trousses. Dans un télescopage entre ses propres expériences « rêvées » et le JT, il prépare déjà sa défense en cas de confrontation avec le juge : comment expliquer l’absence de son pistolet à eau, du Silly Putty et du buzzer, voire la présence de ses affaires dans la voiture abandonnée par les fugitifs ? C’est finalement une entrée comme une autre dans l’hystérie allemande de l’époque, qui n’en est qu’à ses débuts en 1969 – les années de plomb ne font que s’annoncer.

Comme les deux romans empruntent des voix de jeunes, celles-ci permettent aux auteurs de développer autant leurs fantasmes, l’enthousiasme et le romantisme de la jeunesse que la voix des adultes qui parlent à travers eux, leur surmoi en quelque sorte. À l’âge de 13 ans, on est, en tout cas on l’était en 1969 (je peux le confirmer), au seuil de se forger sa propre position, tiraillée entre celle des parents et celle de l’école et du discours médiatique. « Tenir sa promesse » est ainsi identifié par Ed plutôt comme le résultat de son éducation que comme un principe qu’il s’est lui-même donné. Quant à l’adolescent de Witzel, on sent facilement derrière ses appréhensions religieuses, ses inhibitions sexuelles et ses phobies d’enlèvement et d’assassinat un mélange malsain entre éducation catholique, conservatrice et discours ambiant des médias. Le tueur d’enfants en série Jürgen Bartsch, arrêté en 1966, a certainement plus nourri l’angoisse de l’Allemand lambda que le procès de Majdanek de la même période a pesé sur sa conscience. Le passé nazi sortait à peine du tabou généralisé – du « silence communicatif » que le philosophe Hermann Lübbe avait postulé comme condition sine qua non d’une vie possible entre bourreaux et victimes. L’envie d’oubli et le déni de réalité restaient par conséquent très forts. Le cas de Bartsch en revanche paraissait presque réconfortant puisqu’il permettait de confirmer le mythe du monstre qui court les forêts et les parcs publics. Tout ce que ce fait divers peut déclencher comme imaginaire, Witzel l’exploite régulièrement dans les 98 chapitres de son roman-fleuve :

« Parfois, le soir, après les jeux, les enfants ne reviennent pas et disparaissent pour toujours. Ils n’ont pas toujours été enlevés ou assassinés. Quand on tombe ici, en bas, qu’on se casse la jambe et qu’on ne peut plus marcher, personne ne vous entend à l’extérieur. Les gens qui passent se disent que ce sont les rats qui recommencent à couiner. Le tunnel est aussi une bonne cachette pour un assassin qui voudrait guetter des enfants. Cela dit, il ne peut pas s’éclairer avec des allumettes s’il ne veut pas se trahir. Ce qui explique qu’il bute dans l’une des dalles de pierre mal calées et tombe. Il a la jambe cassée. Pas une fracture en bois vert, comme pour un bras, non, une vraie fracture. Il ne peut pas bouger. Même pas ramper sur les quelques mètres qui le séparent de la sortie. Maintenant, il a peut pour de bon. Il entend des pas l’extérieur, mais n’ose pas appeler à l’aide : c’est peut-être le gendarme qui fait justement sa tournée. Le gendarme l’arrêterait et l’emmènerait aussitôt. Il n’aurait aucune pitié, les assassins, ça, il connaît. Il faut dire que le frère du gendarme était lui-même un assassin ».

Citer un passage du roman de Witzel est un véritable casse-tête, on ne sait pas où s’arrêter, où couper, en permanence il y a un détour, un retournement, une ouverture vers autre chose, comme ici aussi. S’arrêter à « assassin » est laisser ouvert le genre d’assassin : un bourreau nazi ? Mais ce qui suit est un autre fait divers sanglant de l’après-guerre et la dernière fois que l’on condamne à la peine de mort et que l’on exécute en RFA. Ce passage révèle autant l’envie enfantine de se faire peur que l’ambiance générale qui voit des monstres et des disparitions d’enfants partout, des crimes aussi, sauf au sein de la famille (contrairement aux statistiques). L’adolescent, en mettant l’assassin présumé en danger, détourne aussi sa propre peur devant le passage d’un tunnel piéton. Le jeune a confiance en la police, c’est la confirmation de ce que les adultes lui ont inculqué. Le gendarme sait faire, il connaît son métier et le crime, puisque son frère est un assassin. Par un retournement en apparence loufoque et anodin, Witzel réintroduit le crime dans le cadre de la famille, tout ce que l’opinion publique tente justement d’éviter en soignant les légendes des monstres inconnus, imprévisibles et prêts à frapper partout et à tout moment.

Par esprit de conservation, cette opinion dominante s’appuie sur l’église et la psychiatrie. Celles-ci sont représentées dans le roman de Witzel par un curé et un psychiatre, l’un et l’autre portant des noms de fabricants de petits trains (Fleischmann et Märklin), expression d’une connivence malgré leur rivalité dans leur lutte pour ramener notre adolescent sur la bonne voie. Mais un train peut en cacher un autre, particulièrement ceux qui circulaient en Allemagne dans les années quarante et dont les horaires et le fonctionnement ont été assurés par des milliers de petites mains qui par la suite en ont été lavées, certaines à l’eau bénite.

Dans le roman de Seiler, l’oppression est dans l’ombre et ne sort que progressivement de son trou d’observation qu’elle n’a pas quitté tandis que Kruso-Losch (Alexander Dimitrijewisch Krusowitsch), Ed (Edgar Bendler) et leurs soutiens organisent la vie clandestine et ses rituels sur l’île. Elle est aussi repartie dans deux institutions : l’armée et le service d’hygiène (peut-être simplement un autre nom pour la STASI), qui se montrent plus ou moins menaçants selon le degré auquel leurs intérêts sont touchés.

L’armée est au strict régime syndical – elle prévient toute « évasion de la république » et surveille la frontière, mais laisse les jeunes sur l’île plus ou moins tranquilles. Si la troupe se délite très rapidement plus on approche le 9 novembre, le « service d’hygiène » reste jusqu’au bout un soutien infaillible du régime. Dans Kruso, c’est Monsieur Rebhuhn (perdrix grise). La perdrix est dans la bible un symbole pour le discernement et la connaissance de Dieu, mais elle est aussi considérée comme voleuse des œufs qu’elle couve et qu’elle essaie vainement d’élever. Car dès que les petits reconnaissent la voix de leur vraie mère, ils quittent la voleuse. Le nom allemand induit en erreur, il ne s’agit ni d’une poule (Huhn) ni d’un rapport à la vigne (Reb[e]). C’est un choix astucieux pour désigner un agent secret (éminence grise), Rebhuhn, comme son nom indique, se montre sous toutes ces facettes, tantôt menaçant, tantôt séducteur :

« Voilà que je me réjouis […] que vous soyez toujours sur l’île, vous et Krusowitsch, notre ami. Vous vous occupez de poésie, nous sommes au courant – et peut-être bien que les deux choses sont liées, qui sait ? Pas impossible, n’est-ce pas ? Ils sont assez nombreux à avoir créé des leurs œuvres ici, sur l’île, des grands noms, Dieu le sait, je ne citerai que Lumnitsch, Cibulka, Pludra et bien évidemment Gerhart Hauptmann et Joachim Ringelnatz, des génies d’une époque passée, représentants de l’humanisme bourgeois. Avez-vous déjà envisagé une publication, Monsieur Bendler ? Une candidature à l’Union des écrivains – ça vous dirait ? Par les temps qui courent nous devons nous serrer les coudes, nous les hommes devant leurs machines à écrire, nous les machinistes de l’écriture ».

On doit être à quelques jours du 9 novembre, de la « chute du mur », Rebhuhn tente de sauver les meubles, en prétendant une solidarité entre « machinistes de l’écriture », les uns écrivant des poèmes, les autres des rapports pour la STASI.
Wolfgang Hilbig s’est aussi inspiré de cette confusion. Dans son autoportrait Moi (1997), il a fusionné les deux en un seul personnage, agent et écrivain, où « chacun » finit par douter du genre de ce qu’il écrit. Sous ses airs gentils, et l’étal de ses connaissances littéraires, Rebhuhn n’oublie pas de montrer à Ed les limites de sa liberté : « nous sommes au courant ».

La surveillance et le contrôle se manifestent différemment dans le roman de Witzel, elles sont intériorisées, et anticipent ainsi la suite, le « consommateur consommé » (Seiler) d’aujourd’hui : l’exposition de notre for intérieur sous toutes formes choisies d’une soumission volontaire aux impératifs de la transparence. Le genre Rebhuhn a pourtant aussi une incarnation chez Witzel : la femme de la Caritas. Elle n’a pas de nom, mais son appartenance institutionnelle signale tantôt des soins, de la charité, tantôt l’intrusion, l’avilissement. Elle entre sans frapper, elle se mêle de tout, devient un personnage haïssable et craint à la fois, car elle prépare beaucoup de choses désagréables derrière le dos du narrateur. Depuis son arrivée à la maison pour aider sa mère souffrante, elle a pris le contrôle du foyer, devient mère-ersatz et écran de projection des fantasmes du jeune. L’adolescent échafaude plein de plans pour s’en débarrasser et finit par imaginer son enlèvement (enlèvements et assassinats sont les grandes obsessions – voir plus haut) et la livrer aux autorités de la RDA, la « zone Est » autrement dit :

« Ensuite arriverait un hélicoptère qui aurait l’allure d’un hélicoptère tout ce qu’il y a de plus normal, de ceux avec lesquels on peut faire des promenades pour voir la région du Rhin depuis le ciel, mais ce serait juste un camouflage parce qu’en réalité il appartiendrait à la Nationale Volksarmee, l’Armée populaire nationale, ils nous débusqueraient, avec leurs projecteurs de recherche, à côté de l’ancienne brasserie, et attireraient juste à côté de nous, les soldats en sauteraient d’un bond et attraperaient la femme de la Caritas en pensant qu’elle nous a aidés à fuir, et je lui dirais : Maintenant, c’est toi qui part à l’internat, Bernd et Claudia riraient, car à présent on pourrait tout lui dire, puisqu’elle ne ressortirait plus jamais de RDA, alors je prendrais encore le temps de lui dire que je la trouve répugnante dans son peignoir et sans ses bas, auxquels elle devra certainement renoncer quand elle arrivera en prison parce que dans la zone Est ils ne connaissent pas du tout ce genre de bas en nylon, ils ne portent que de gros bas épais, alors évidemment toutes les gardiennes se disputeraient ces bas-là, et elles pourraient encore moins comprendre pourquoi la femme de Caritas ne porte pas de bas puisque ce ne sont même pas de gros bas en tricot, mais des bas en nylon, alors ils frapperaient la femme de la Caritas, peut-être même ils le tueraient  ».

Le héros n’est pas du genre à chercher la facilité. Pour arriver à ce résultat fantasmé, il aura fallu d’abord aller s’installer en RDA – les pour et les contre sont longuement discutés, s’enfuir avec l’aide de la femme de la Caritas, enfin prévenir la NVA (Armée populaire nationale) et dénoncer la femme de la Caritas, après l’avoir enlevée et enfermée dans le coffre de sa propre voiture, une Opel Kapitän — c’était l’époque à laquelle Opel déclinait ses modèles selon une hiérarchie militaire tout en désignant le statut social revenant à son propriétaire (Amiral, Capitaine, Cadet, dans l’ordre décroissant), seul l’Opel Record semblait ne pas obéir à ce principe, situé entre Cadet et Capitaine, peut-être un signe de la nébuleuse naissante, les classes moyennes. Nos trois héros, le narrateur, Bernd et Claudia se rêvent en NSU Prinz jaune, probablement à travers les lunettes vintage de l’auteur d’aujourd’hui.

La souffrance individuelle ou collective de ces pages apparaît comme atténuée par cette nostalgie des marques, qui sert tantôt à dater historiquement les récits, tantôt à évoquer une sorte de perte, mais sans s’y attarder outre mesure. Ainsi trouve-t-on tout d’un coup dans l’épilogue de Kruso, qui jusque là a plutôt fait l’éloge de la simplicité rustique, l’évocation d’une Jigouli de 1971, voiture produite à l’Est sous licence Italienne de la Fiat 124, et tendrement baptisée Togliatti par les Russes. Cela paraît d’autant plus étonnant que ce paragraphe se situe à l’intérieur d’un récit très douloureux, récit de deuil du narrateur, à la recherche des noyés est-allemands au Danemark. D’un côté un subterfuge pour retarder les révélations, d’un autre le contrefort contre la douleur envahissante. Chez Witzel, l’évocation des marques est toujours à multiples entrées, de temps à autre il faut y revenir, se questionner. Pourquoi la secrétaire du Dr Märklin (petits trains) s’appelle-t-elle Faller (voitures de course et circuit d’autoroutes) ? Si la femme de la Caritas conduit une Opel Kapitän, n’est-ce peut-être moins pour indiquer son ascension sociale que pour signaler son pouvoir sur le héros de Witzel ?

Ces emprunts à l’univers des marques, comme à celui des enfants puisqu’il peut s’agir de jouets, sont moins présents dans Kruso, sans être absents pour autant. Ainsi peut paraître une sorte d’amphibien au lieu de travail d’Ed et de Kruso. À la plonge, il faut nettoyer régulièrement les écoulements de la graisse et des restes alimentaires qui risquent de s’agglomérer en de grosses masses informes, telle que Kruso en sort une de sous un grillage. L’imagination juvénile d’Ed compare cette masse visqueuse et tremblotante à un amphibien sur le point de se transformer à un « énorme crapaud prêt à faire voler en éclats la grille avec son dos visqueux et à leur mordre les mollets quand ils seraient au travail ». S’ensuit un enterrement rituel de la « bête ». Comme pour une grande partie des noms propres et communs utilisés par Seiler, les plus évidents Kruso (Crusoé) et Ed (Vendredi) mis à part, il est possible de chercher plus loin : l’amphibien, Lurch en allemand, est autant un terme générique que le nom du fameux Lurchi, la salamandre publicitaire de la marque de chaussure ouest-allemande Salamander, dont les aventures ont enchanté des jeunes ouest-allemands. La salamandre a fait son apparition en RDA après 1976, où les chaussures de la marque sont produites sous licence. Le Lurchi-Est a été légèrement modifié pour qu’on n’identifie pas sa provenance capitaliste, mais représente des deux côtés du rideau de fer l’irrésistible envie de voyager et de vivre des aventures. Lorsque Kruso et Ed enterrent le « Lurch », ils mettent aussi un terme aux voyages qui hantent depuis ses débuts le régime de la RDA. Hiddensee est le but du voyage, la cachette (hidden) dans l’extrême nord de la RDA, où on est encore dedans tout en étant déjà dehors. C’est le lieu rêvé pour créer une communauté de tous les « naufragés » du régime. C’est les sauver de leur envie d’évasion qui signifie mort ou emprisonnement pour beaucoup, leur apprendre une liberté intérieure qui leur fournira, Kruso l’espère, une force de survie voire de subversion nécessaire.

Or, comme ces marginaux, le projet lui-même se construit à la marge, une autre lecture du prénom Ed le suggère. Ed, Edsch ou Ede (variantes de son surnom utilisées par son « amour de jeunesse » disparu), c’est aussi le bord et la lame (edge en anglais, et son amie G. a un penchant pour la langue anglaise), le bord à la fois à franchir et à respecter, soit toute la tension dans laquelle se trouve Ed, tout au long de son voyage d’initiation, tension qui est aussi celle de ses amis et collègues, les Esskaas (Saisonkräfte, ouvriers saisonniers).

Si la RDA peut paraître chez Witzel comme le grand autre, envisagé et oublié aussitôt, elle est toujours présente comme en creux cette expression entendue mille fois pendant la guerre froide et qui est dans toutes les oreilles depuis le réveil de la contestation des années soixante jusqu’à la disparition de la RDA : « Si tu ne te plais pas ici, va là-bas, dans la zone ! » (Sous-entendons : tu verras et tu le regretteras.) Chez Seiler, la RFA est représentée par cette radio dans le Klausner, coincée sur une seule station, la Deutschlandfunk, radio publique ouest-allemande avec mission d’arroser le monde entier de la belle parole, mais surtout la RDA afin de lui apporter « les merveilles du monde libre ». Les ingénieurs du son de la RDA ne sont pas en reste pour brouiller ces ondes venues de l’Ouest, c’est pourquoi, à Hiddensee, l’émission de la radio en continu a ses ratés. Les auditeurs doivent composer avec les trous, ou percevoir cette radio comme du bruit blanc et ambiant, qui ne produit de sens que par brouillage. Le surnom de l’appareil, Viola, Violetta, indique lui-même une maladie incurable, qui affecte aussi bien les informations trouées, non vérifiables de toute manière, que leur patient auditoire. Il y aura assez de matière pour n’aborder dans cet article que la musicalité, le bruitage dans Kruso, je vous laisse le savourer en lisant, à voix haute si possible. De même les ressassements de Witzel produisent, mais autrement, cet effet de sidération sonore. « Exactement » est la réplique préférée d’Ed dans Kruso, qui s’adresse également à nous, lecteurs et lectrices. Les deux récits sont par ailleurs saturés de musique explicite. Seiler a dit lui-même que son personnage Kruso-Losch (Alexander Dimitrijewisch Krusowitsch) est largement inspiré d’Aljocha Rompe, musicien, poète, dilettante dans un groupe Punk célèbre de la RDA des années quatre-vingt : Feeling B, autre victime de la réunification, exprimée nostalgiquement dans l’une des dernières chansons « Ich such die DDR » (Je cherche la RDA).

C’était en 1993, juste avant la dissolution, voire l’annexion des musiciens dissidents par un autre groupe naissant et au succès international, mieux dans l’air du temps : Rammstein. Le concert improvisé sur la plage d’Hiddensee lors de la journée de l’île, la soupe éternelle des Esskaas et d’autres rituels commémorent en quelque sorte l’esprit de Feeling B.

Chez Witzel, c’est carrément une B.O bariolée, embrassant le temps du récit avec ces va-et-vient : Ludwig van Beethoven, Richard Wagner, Beatles, Rolling Stones, John Coltrane, Procul Harum, Perry Como, Kinks, Bee Gees, Jimi Hendrix, Bob Dylan, Eric Clapton, Amon Düül, Easybeats, Led Zeppelin, Pink Floyd, Small Faces, Paul Simon, Status Quo, Franz-Josef Degenhardt, Ton, Steine Scherben, Yes, Wolf Biermann, Udo Jürgens, Xenakis, Zappa. On pourrait lister de même les noms propres ou les marques de produits de consommation, des catalogues qui cherchent à épuiser leur sujet sans vraiment y parvenir. En même temps la solution pourrait être musicale dans l’épuisement textuel du roman de Witzel : « De toute façon je me dis souvent que ce n’est pas compréhensible, du moins pas comme ça. Peut-être sous forme de song, dans le chatoiement entre le texte et la musique… ».

L’année 1969, c’est aussi l’été de l’amour, loin de Woodstock en revanche, à un l’âge (et une époque) où la sexualité est plutôt problématique et caractérisée par les affres et fantasmes que peut vivre un jeune de 13 ans et demi – on le sent un peu déjà dans la fixation que le héros de Witzel fait sur la femme de la Caritas. Son sentiment d’isolement et de perte est largement conditionné aussi par sa vie amoureuse et surtout par l’imagination, l’enthousiasme, les déceptions qu’elle provoque. Chaque geste réel ou désiré devient objet d’un ressassement continu, ce qui n’améliore pas la situation que l’adolescent vit chez lui, avec ses amis, à l’école, et lors de ses soins psychiatriques. Entre la relation inaboutie avec l’amoureuse de sa classe, Christiane, et l’autre « figure féminine » adulte Gernika (Génica, Ornica ou Arnika) — les noms sont tout un programme —, des liens se tissent en permanence. Demeure le recours aux amitiés, Claudia, en situation exposée, est assimilée aux relations entre garçons.

Cet homoérotisme planant (il n’est pas vraiment explicité, ou seulement par petites touches) règne aussi dans Kruso. Non seulement la relation entre les deux protagonistes Ed et Kruso en est imprégnée, mais le rôle secondaire attribué aux femmes, surtout aux filles le confirme et le met en lumière. Dans Kruso aussi, les filles sont objet d’amour impossible, d’une manière plus romantique que chez Witzel, mais bien aussi torturée. Sonia, la sœur disparue de Kruso, n’est pas seulement un objet de deuil impossible, Kruso et Ed lui donnent aussi un statut poétique d’inaccessibilité, inspiré par la poésie de Trakl. G., l’amie, probablement premier amour d’Ed, tuée par un tramway, a juste le droit à un paragraphe et une existence fantomatique de revenante, dans l’imagination d’Ed ou via sa ressemblance (fantasmée ?) avec Sonia, dont la photo, offerte par Kruso, fait partie de son tabernacle personnel. Les « naufragées » occasionnelles attribuées à Ed par Kruso, peuvent avoir des prénoms entiers ou aussi se cacher derrière une initiale, presque un signe d’exception de leur existence, qui par ailleurs se distingue surtout par des attributs physiques, de longs cheveux blonds par ici, un regard perçant par là, tout à fait conforme aux critères des premières expériences d’amour physique et idéel des jeunes garçons. Si ces expériences font partie du parcours d’initiation à la vie (Kruso) ou de l’impossible passage à l’âge adulte (Comment un adolescent…) et participent de la souffrance vécue, elles n’en demeurent pas moins un cadre qui les entoure, embellit (comme les massages aux glaçons de Karola dans Kruso), dérange (comme des ressassements proustiens dans Comment un adolescent), s’introduit dans les missions que les protagonistes se sont données ou se donnent au quotidien : organiser une communauté de résistance pour Kruso et Ed, dévoiler l’hypocrisie des adultes et par là toute l’hypocrisie de société ouest-allemande d’après-guerre dans Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa l’armée fraction rouge au cours de l’été 1969.

Arrivant à la fin, je me laisse gagner par l’impression que les rôles choisis par les protagonistes les dépassent, sont trop grands pour eux comme certains habits peuvent flotter autour des corps trop maigrichons : « La mission de l’Est, Ed, je veux dire de l’Est tout entier (…), ce sera de montrer la voie à l’Ouest. La voie vers la liberté, tu comprends ». Mais « il n’était manifestement pas facile d’être Kruso », comme on a pu le lire une vingtaine de pages plus tôt. La tactique était, avec une équipe de plus en plus réduite, d’hiberner sur l’île et d’attendre que tous reviennent, « ils ne seraient pas rares, dès qu’ils auraient compris les illusions inhérentes du monde des marchandises ». Même si « tout est étudié pour, de la naissance à la mort du consommateur. La protection du consommateur fonctionne comme une barrière, c’est l’enclos des pâturages. La centrale des consommateurs enregistre chaque mouvement du troupeau et calcule la consommation moyenne, pas en kilomètres comme pour un moteur, mais en années, en décennies. À combien d’années s’élève la consommation à la durée de vie par exemple ? Et combien de temps faut-il pour qu’un consommateur soit consommé ? »

et même si le « Klausner glissait vers la mer », il fallait attendre le retour des « naufragés », tout simplement cet effort de tout un été ne devait pas être vain. À l’image du Bendlerblock, à la fois symbole militariste de l’Allemagne du 20e siècle et celui de la résistance de dernière minute des Stauffenberg et cie : tenir jusqu’au bout, coûte que coûte, contre vents et marées. Il est difficile de se débarrasser des traditions lourdes, venues de légendes anciennes, fidélité de Nibelung. Edgar ne porte pas pour rien le nom de famille de Bendler.

Chez Witzel, le monde de la consommation est autrement omniprésent, par les objets, les marques, comme une sorte de bain permanent, inutile de lutter contre. En témoigne une longue logorrhée du narrateur, qui se termine dans un mélange de spiritualité, de musique rock et de Neckermann, symbole par excellence de la vente par correspondance en Allemagne de l’Ouest, l’une des premières grandes entreprises à vendre de tout, des produits de consommation de base aux maisons préfabriquées, en passant par les voyages.

 » (…) normalement je ne devrais pas avoir à descendre autant de marches, même s’ils n’ont pas d’ascenseur, pas même un pater noster, pas même un stabat mater, oui, maintenant, un stabat mater, le STABAT MATER de Vivaldi, mais pas chanté par une Mamama, pas par une Margrit Maria Magdalena, mais par un homme, le STABAT MATER de Vivaldi chanté par Andreas Scholl, Jesus died for nobody’s sins but mine, leucotomisé sur la croix, et bien que je le sois moi-même, je suis, c’est tout de même étrange, uniquement capable de ressentir, au-delà de l’autre douleur, la douleur de Marie, ma propre douleur, au-delà des autres désirs, c’est-à-dire ce que désire Gernika et ce que je ne suis pas, ressentir mes propres désirs, c’est ce que je suis en train de penser et je me figure que je la vois, que je la vois debout, stabat, elle se tenait là, debout et, oh, she looks so good, oh, she looks so fine, and her name is, and her name is, and her name is S – T – A – B – A – T, stahabat, S – T – A – B – A – T, stahabat, stahahahahabat, stabat, stabat, stabat, stabat mater stabat mater stabat mater ç’ ta mater, ç’ta mater, ç’ta ye stab ye mater and I got this crazy feeling that I neckermann neckermann neckermann neckermann neckermann neckermann neckermann ».

La question est de savoir si l’on arrive à vomir ce qui nous opprime, étant dedans jusqu’au cou et en s’extrayant, bégayant. Dans ce tour de force – voilà le petit bout de fin de neuf pages en une seule phrase, Witzel, ou son narrateur, reprennent à leur manière le flambeau du Palaksch, Palaksch de la folie d’Hölderlin, à qui Paul Celan, dans Tübingen, Jänner, a déjà rendu un vibrant hommage. Un hommage, un avertissement, et on ne saurait pas mieux résumer cette double histoire allemande, ce qu’on peut en dire et ce qui restera toujours dans l’ombre :

[…] Si venait,
si venait un homme,
si venait un homme au monde aujourd’hui, avec
la barbe de lumière des
Patriarches : il pourrait,
s’il parlait de ce
temps, il
pourrait
seulement bredouiller et bredouiller
toujours, rebredouiller tou-
jours, -jours
(“Pallaksch, Pallaksch”)

Demeure la dette, une dette envers les morts et leur mémoire, « Les morts nous attendent », peut-on lire à plusieurs reprises dans Kruso, « Ils ne rendent pas les cadavres », car les anonymes font peur, autant ceux qui sont morts anonymement dans la Mer baltique ou aux autres frontières fortifiées au temps de la RDA que ceux d’aujourd’hui dans la Méditerranée et aux frontières de l’Europe. Tous ces morts des guerres et de la Shoah, qui jonchent les caves et les sous-sols, les consciences et l’imaginaire de l’Allemagne et qui, à chaque nouvelle mort, réclament nos oreilles. Il suffit d’entendre qu’une femme a été assassinée dans un parc pour que les héros de Witzel s’exclament : « Désormais, nous vîmes des morts et des fragments de cadavres partout : dans les choux tombés des tracteurs, dans les tabliers de travail déposés sur les échafaudages et dans les rouleaux de papier goudronné abandonnés aux entrées des caves ». Les deux romans, chacun à sa façon nous rappellent cette dette.

Lutz Seiler, Kruso (Kruso, 2014), traduit de l’allemand par Uta Müller et Bernard Banoun, postface de Jean-Yves Masson, éditions Verdier, août 2018, 478 p., 25 € — Lire un extrait

Frank Witzel, Comment un adolescent maniaco-dépressif inventa l’armée fraction rouge au cours de l’été 1969 (Die Erfindung der Roten Armee Fraktion durch einen manisch-depressiven Teenager im Sommer 1969, 2015), traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Grasset, avril 2018, 992 p., 29 € 90 — Lire un extrait

P.S. : Dans ce contexte, le roman de Bernward Vesper, Le voyage : Roman essai (Die Reise, publication posthume en 1977), traduction Hélène Belletto, Hachette 1981, depuis longtemps en rupture de stock, un virulent manifeste contre son père, écrivain éminent de l’hitlérisme et la société allemande des années soixante-dix, mériterait dans ce contexte une réédition, voire une nouvelle traduction. Andres Veiel a dressé le portrait romancé de cet activiste malheureux de l’extrême gauche dans son film Qui, à part nous en 2011 — et Alban Lefranc dans son roman Si les bouches se ferment (un article ici ; un autre là)