Carl Havelange : Gaspard auteur-armurier

Au XIXe siècle, des ouvriers ont écrit sans publier pour autant. Ils disaient leur vie, protestaient contre les conditions qui leur étaient faites. Jacques Rancière est allé à la rencontre de quelques-uns de ceux-là et de leur parole. Sans doute n’a-t-il pas pu lire l’extraordinaire chronique tenue en région liégeoise par Gaspard Marnette dans des cahiers d’écolier pendant la seconde moitié du XIXe siècle. Éditer aujourd’hui ces milliers de pages écrites par celui qui était à Vottem un ouvrier armurier à domicile n’aurait guère de sens tant elles sont par moments redondantes. Mais commenter ces patients cahiers est une autre affaire, affaire à laquelle se livre aujourd’hui Carl Havelange, en historien averti des problématiques du témoignage. Et cela nous donne finalement un fort beau livre intitulé simplement Gaspard et conçu dans un esprit ethnographique.

 

Havelange se réclame d’une méthode à consonance phénoménologique, voulant que, face à n’importe quel énoncé, l’historien-ethnologue se laisse affecter et découvre ce qui est, à chaque fois, un paysage mental et sentimental se dévoilant. Paysage est le terme qui reviendra souvent sous la plume d’Havelange pour cerner le faisceau des relations à travers lesquelles son Gaspard s’inscrit dans un environnement.

Gaspard Marnette fut donc un ouvrier “en chambre”, allant au bout d’un temps vendre ses crosses de fusil à le ville. Il fut un des rares en son village à bénéficier d’une instruction élémentaire qui se traduit dans l’aisance affichée par son écriture. Pour Gaspard, Vottem fut un monde complet dont le célibataire endurci qu’il était enregistrait toutes les vibrations. Il fréquenta beaucoup l’église et se lia d’amitié avec le curé des lieux. Ainsi Gaspard portait bannière à la procession, lisait un quotidien d’inspiration catholique, fut un homme d’ordre. Rien chez lui, comme on voit, d’un prolétaire en révolte. Et peu chez lui qui puisse générer la sympathie du lecteur : il est trop vertueux pour cela. Mais qui a longuement parcouru ses écrits minutieux est gagné par tout un respect pour sa personne.

Carl Havelange, Gaspard. Une écriture ouvrière au XIXe siècle © Presses du réel

Plaisante à lire, la Chronique de Gaspard fut tenue dimanche après dimanche à partir des notes de la semaine. Comment en faire plus quand le travail attend ? Et déjà ici une remarque. Gaspard parle de tout ce qui arrive au village et dans la paroisse mais il ne dit rien de son travail ouvrier alors qu’il œuvre ans un domaine qui fit la gloire de la région liégeoise, la fabrique des armes.

En revanche, Gaspard est donc attentif au moindre événement survenant dans l’espace clos du village. Écart lui-même, Gaspard fonctionne au gré des écarts qui surviennent à sa vue. En particulier, il sera attentif à ce qui scande l’espace villageois et délimite les territoires locaux. « Il y a des haies et il y a des puits, note Carl Havelange, où l’on a vu tomber déjà, sans coup férir, des femmes parachutes. Les haies dessinent le paysage à l’horizontale, les puits à la verticale. Ils plongent dans les profondeurs. » (p. 106). Mais, pour rassurante qu’elle soit, cette syntaxe villageoise peut faire aussi bien des haies et puits des lieux de drame. Ainsi des voleurs qui emportent leur butin par les trous percés dans les haies. Ainsi des luttes pour la maîtrise d’un puits dans lequel on peut aussi se noyer de désespoir.

Il est par ailleurs chez Gaspard un côté statisticien. Ce fin observateur répète et dénombre. Tant de cabarets au village et tous fréquentés lors des événements marquants. Tant de femmes et jeunes filles portant chapeau. Et que dire des adultères et des débauches ici pieusement inventoriés ? Car Vottem connaît plus d’un ménage à trois, scandalisant l’armurier abstinent. Et Gaspard n’est jamais avare d’anecdotes et portraits. Ainsi de la folie qui gagne le curé lorsqu’il s’en prend à ses ouailles en chaire de vérité. Ainsi du jour où Gaspard emmena ses parents à la ville pour qu’ils soient tirés en photo.

Sur les pas de son personnage, Carl Havelange décrit magnifiquement une façon d’être au monde dont le grand principe est la mitoyenneté, « une mitoyennté complexe où se croisent et se heurtent les dimensions de l’identité et de la fatalité, les circonstances, les histoires, les pouvoirs, les vouloirs, les références et les modèles. » (p. 123). Découvrons donc ce Gaspard qui fut le grand régisseur de toute une mitoyenneté locale. Il s’y révèle en aristocrate de la plume.

Carl Havelange, Gaspard. Une écriture ouvrière au XIXe siècle, Les Presses du réel, février 2018, 168 p., 19 € — Lire un extrait