Je n’aurais jamais dû accepter d’encadrer cette colonie de vacances en Espagne. Tout ça pour gagner des cacahuètes.
J’étais très faible en partant, puis il y a eu ce voyage interminable en train de nuit, avec les gamins apeurés, tristes à l’idée de quitter leurs parents ; ce changement à la frontière, à cause de la différence d’écartement des voies, les indications contradictoires proférées en Catalan par les haut-parleurs qui nous obligent à changer plusieurs fois de quai avec les bagages et la troupe de mômes épuisés ; la directrice qui craque et qui lance un « quelle merde !» comme un cri du cœur, et ce chef de gare, caricature à moustache, qui s’emporte en retour : « España no es mierda, señora !»… Ça aurait pu être cocasse, c’était seulement sinistre. Dans l’autre train, une chaleur de four, des vieux bonshommes gominés et atrabilaires, des bobines d’anciens franquistes, énervés par le bruit des enfants. La suite à l’avenant : la Costa Brava au mois de juillet, encombrée de touristes allemands bedonnants, imbibés dès dix-huit heures, gueulant dans la rue leur joie rougeaude, les gamins épuisés et énervés par la chaleur… Et cette sortie au parc aquatique d’où je reviens avec une insolation terrible, accompagnée de vomissements qui m’immobilise toute la soirée et me pourrit la nuit. Le lendemain, la migraine qui ne me quitte pas, les jambes en coton, le cœur qui bat la chamade…
Je reviens épuisé et encore amaigri. J’accepte d’accompagner mes parents qui partent en Provence et, une fois là-bas, je ne tiens pas deux jours : les nausées et les maux de tête reprennent, puis la fièvre s’invite : les draps trempés toutes les nuit pendant une semaine, une fatigue presque obscène qui me cloue au sol, le pancréas qui se dérègle, qui m’empêche d’avaler quoi que ce soit. Une perte de poids, une de plus, une faiblesse immense… Je ne me regarde plus dans le miroir. Ce corps me semble toujours aussi lourd mais c’est mon abattement qui le plombe désormais.
Après dix jours, j’émerge un peu et mon père entreprend de me changer les idées. Pendant que ma mère vaque à ses soins dans l’établissement de cure, nous partons en promenade. Je nous vois, buvant un verre sur le cours Mirabeau. Cette intimité avec lui me fait du bien, c’est un peu comme autrefois, c’est serein et doux mais je sens aussi qu’il vieillit et ça m’effraie… Nous visitons la cathédrale, le musée Granet, nous piquons un fou rire devant Jupiter et Thétis, le parquet des vieilles sales aux murs enduits d’un rouge pompéien craque sous nos pas, nous sommes presque les seuls visiteurs… Nous longeons la route des crêtes qui serpente au-dessus des gorges du Verdon. Je me souviens ce jour-là que le soleil existe, que l’air circule ; le vaste monde m’entoure, peut-être même que j’en fais partie…
Quand nous rentrons à Amiens, je vais à la clinique passer une échographie du pancréas. Le médecin me confirme que ça s’est amélioré mais il faut quand même que je surveille mon alimentation. Il ajoute : « pas trop quand même, essayez de vous remplumer, vous faites un peu peur »… Pour la première fois depuis longtemps, quand je rentre à la maison, je vais me regarder dans la glace de la salle de bain et je découvre ce qu’a dû voir le médecin : un corps décharné, vouté, d’un peu plus de cinquante kilos pour un mètre quatre-vingt. J’ai honte, soudain, de ce que je suis devenu.
Quelques jours après, nous allons chez Claire, à la campagne. Elle m’embrasse tendrement et me dit qu’elle est fière de moi, qu’avoir accompagné ce groupe d’enfant à l’étranger a dû être enrichissant. Je ne la contredis pas : lui faire de la peine m’a toujours été impossible. Elle me trouve fatigué, pâle. Pourtant, je vais mieux. J’ai recommencé à me nourrir à peu près normalement, je cours à nouveau, c’est-à-dire que j’ai l’énergie nécessaire pour courir. Le lendemain, je demande à mes parents de me déposer en forêt d’Eu et, pendant qu’ils vont faire leurs courses, je cavale à nouveau sur les routes étroites, à l’ombre des arbres. J’emprunte d’abord la route tournante puis la longue perspective bordée de grands hêtres et de résineux qui file vers l’horizon et semble ne jamais finir. Je sens la vie couler en moi.
