Pays natal (4/16)

© Laurent Deglicourt

Facilité pour tes parents : te refourguer à ta grand-mère durant toutes les périodes de vacances ; sauf en hiver car sa maison du bord de mer n’est pas vraiment habitable quand le froid passe à l’offensive.

La grand-mère s’appelle Claire. Elle porte bien son prénom. Quand, peu de temps après sa mort, tu liras pour la première fois Un cœur simple, tu seras secoué par de longs sanglots.

Une fois chez elle, tu t’envoles pour de grandes promenades à vélo. Tu es libre d’aller où tu veux, sa confiance règne ; légèreté, insouciance. Viennent alors à toi des cavées herbeuses, un château au bout d’une allée envahie par les ronces, des bosquets touffus, des mûriers et des fougères. Tu préfères le verdoyant, le chatoyant ; et puis les taillis, les haies, les vergers. Déjà, les plages et leurs essaims de baigneurs rosâtres t’emmerdent.

Tu roules aussi vers la Baie de Somme ; ce n’est plus tout à fait la campagne mais ce n’est pas encore la mer et tu te plais dans cet endroit gigogne. Encore aujourd’hui, tu as un faible pour les estuaires.

Là-bas, à force de tours et détours, tu découvres qu’un paysage est un motif insaisissable. Tel site admiré lundi se révèle, mardi, disgracieux et insignifiant. Et alors que ton regard est tenté de suivre, à la façon des pies ou des geais, le premier objet qui brille, ton corps, à l’inverse, lesté de fatigue, humecté d’écume ou avivé d’ardeur, est moins prompt à se laisser berner par le pittoresque. Ce foutu corps (tu le comprends un peu à ton insu) sera, ta vie durant, la véritable unité de mesure, ton baromètre, ton fragile outil d’arpenteur. Ta seule certitude aussi.

Sur un vélo, le proche et le lointain oscillent sans cesse. Le paysage que tu traverses devient une forme instable ; il se libère de cette fixité à laquelle photos et cartes postales l’arriment tant et si bien qu’on s’accoutume facilement à ne le voir qu’ainsi. Foutaises, évidemment.

Le ciel de la baie a le sens de la mise en scène et affectionne les drames : ciel gris-mauve et sable blanc-jaune. Du romantisme à chaque carrefour.

Tu traînes. Tu es encore bien jeune mais tu découvres la lenteur en même temps que l’infinie fertilité du réel. Ta vie entière ne suffirait pas à rendre précisément compte du mouvement de l’eau ou de la délicate ramure du peuplier. Alors, tu écoutes le bruit du vent dans les saules argentés qui entourent la chapelle des marins, tu roules jusqu’au Cap Hornu en empruntant les chemins de terre, tu respires l’air iodé, la bouche grande ouverte. La peau tannée, les jambes lasses et les pieds douloureux, tu retrouves, par le plus grand des hasards, la route menant au village où demeure Claire qui, sans doute, commence à s’inquiéter.

Tu as la sensation d’être sur une terre encore vierge, au commencement du monde.

Certains jours, tu longes en rêvassant les maisons basses de Saint-Valéry, glissant le gras du doigt contre les murs de briques et de silex.

A l’automne, quand les lumières s’allument en fin d’après-midi, tu regardes à la dérobée les gens à l’intérieur des habitations. Tu essayes alors d’imaginer la vie que tu aimerais mener, plus tard. Tu te vois bien demeurer là, à observer le jeu des nuages sur les meulières, le flot et le jusant des marées, les oiseaux innombrables.

© Laurent Deglicourt