Les règles du Je : Véronique Pittolo (Monomère & Maxiplace)

Dans Monomère & Maxiplace, Véronique Pittolo joue à des jeux, ou plutôt joue avec les règles de ces jeux – des jeux de cartes, et essentiellement celui des sept familles. Il ne s’agit pas uniquement de jouer : les règles du jeu et le jeu avec ces règles s’accompagnent de souvenirs, d’un Je qui cherche à se dire à travers ces règles du jeu et le dérèglement de ces règles. Le Je n’est-il qu’un jeu ? N’est-il que les règles d’un certain jeu ? Ou n’est-il que par le dérèglement des règles, leur transformation, leur invention marginale ? Dans les deux cas, il ne s’agit pas du même Je, et c’est leur confrontation, distinction, opposition qui sont aussi à l’œuvre dans ce livre.

Le jeu des sept familles a ses règles mais surtout reproduit des stéréotypes qui, par le biais du jeu, deviennent des habitudes, des évidences, des normes – et, de fait, ces stéréotypes sont déjà le résultat d’habitudes et de normes. Or, celles-ci ne correspondent pas nécessairement à la réalité familiale : « Je viens d’une famille éclatée. / A l’époque, ça ne faisait pas ». Les enfants dont les parents sont divorcés, dont les familles sont recomposées, dont les familles ne sont pas traditionnelles, ne correspondent pas à ces normes et en subissaient – en subissent ? – la sanction : jugement, mise à l’écart, invisibilisation de la part des personnes et institutions. Le jeu est aussi un jeu social, un ensemble de modèles et de règles qui sont dans la société – d’où l’utilisation par Véronique Pittolo du jeu comme grille d’intelligibilité (et de subversion) du social. Dire Je, dans ces conditions, revient à reproduire ces normes, à les reproduire pour être ce que l’on est : papa, maman, enfant, homme, femme, etc. Dire Je n’est ici possible que par la soumission à la règle du jeu, par l’adéquation avec cette règle, en fonction de la place que l’on occupe à l’intérieur des relations qui sont ainsi réglées, régulées, régies.

Comment dire Je pour soi-même ? Comment devenir sujet de son discours et non le simple écho d’un rôle social non désiré ? C’est la question qui guide Véronique Pittolo dans ce livre. La réponse qui est donnée ne consiste pas à s’extraire des règles mais à jouer avec, à inventer des combinatoires inédites, à multiplier les normes fantaisistes, à les intégrer dans des logiques imaginaires, à produire du plaisir là où règne la règle moribonde : « J’ai recensé toutes les manières de m’inventer une famille ». Il ne s’agit pas de sortir de la famille mais de s’en inventer une ou plusieurs, avec ses généalogies, ses modèles singuliers qui circulent : créer une « Trinité déformée », l’adoption d’enfants et d’animaux, « Les poètes qui écrivent et lisent les mêmes livres », les pauvres, « Les homos, les corses, les tribus du pourtour méditerranéen », etc. Des familles qui ne sont plus nécessairement biologiques mais électives et désirées, des familles qui transcendent les frontières et les règnes, des familles transversales selon des relations et normes non aliénantes. Des familles qui contestent par leur existence la seule existence sociale possible, préexistante en fonction des règles, l’unique rôle social imposé aux individus. Des familles qui rebattent les cartes et inventent d’autres règles.

C’est à l’intérieur de cette redistribution des cartes, c’est par cette invention de normes que le Je réel peut exister, parler pour lui-même, exister et parler à l’intérieur d’une communauté nouvelle et non fixe, capable d’être reconfigurée en fonction de l’invention d’autres règles du jeu, d’autres normes qui rendent possibles d’autres combinaisons et d’autres identités. Il s’agit d’inventer sa vie, ses relations, ses identités qui d’ailleurs n’en sont pas vraiment – il s’agit de jouer et d’être soi-même un jeu.

On retrouve dans Monomère & Maxiplace des éléments qui croisent le structuralisme ou les « jeux de langage » de Wittgenstein. Mais ces croisements sont travaillés ici pour créer les conditions non d’une reproduction de ces jeux, non l’acceptation de son inscription dans la logique des structures : la finalité du jeu est plutôt d’en perturber les règles, de les tordre jusqu’à ce que d’autres règles, imprévues, ouvertes à l’imaginaire et au désir, apparaissent, créent la possibilité d’autres « coups ».

On comprend en quoi ce rapport aux règles et aux normes peut et doit intéresser immédiatement un écrivain : la langue, la grammaire sont un jeu avec ses règles, ses relations possibles, ses énoncés déterminés par la logique générale de la langue. Comment parler pour soi-même avec et dans cette langue ? Comment dire Je ? Le but n’est pas de se taire, de refuser la langue, mais d’investir celle-ci pour inventer ses propres règles, ses propres énoncés, ses propres conditions d’énonciation. Redistribuer les cartes de la langue, inventer de nouvelles règles, parler autrement, faire advenir de nouvelles identités de soi et du monde – n’est-ce pas ce que fait l’écrivain ? Pour Véronique Pittolo, écrire avec les règles du jeu, avec les stéréotypes ne consiste donc pas du tout à les reproduire mais à inventer le joueur que je suis, à inventer de nouveaux modèles bizarres et changeants, fantaisistes et « anormaux », de nouvelles logiques pour vivre ensemble autrement, être soi-même toujours autrement.

Véronique Pittolo, Monomère & Maxiplace, éditions de l’Attente, 2018, 102 p., 11 €