Mai 68. Du côté de chez Duras

Marguerite Duras et Michelle Porte (détail couverture Minuit)

En 1977, neuf ans après Mai 68, au cours d’un entretien avec Michelle Porte, Marguerite Duras déclare : « C’est l’utopie qui fait avancer les idées de gauche, même si elle échoue. 68 a échoué, ça fait un pas en avant fantastique pour l’idée de gauche […] Il n’y a qu’à tenter des choses, mêmes si elles sont faites pour échouer. Même échouées, ce sont les seules qui font avancer l’esprit révolutionnaire. Comme la poésie fait avancer l’amour. » Un bilan plus que positif de cet événement majeur qui a secoué la France mais qui a su, par l’éclat de sa contestation radicale de l’ordre établi, bouleverser d’autres pays, de l’Amérique du Nord à l’Amérique du Sud en passant par la Chine, le Japon, l’Italie, la Suisse, et les pays socialistes de l’Europe de l’Est.

Mai 68 du côté de chez Duras, ce qui nous intéresse ici, c’est l’utopie totale. C’est la grande primauté de l’imaginaire sur tout, c’est le triomphe de l’irrationnel, c’est l’irruption de la poétique du politique, c’est la force matérielle de la poésie qui envahit les rues. Car ce mois de mai (en réalité mai-juin selon la chronologie de l’événement établie par Boris Gobille) est une nouvelle effervescence collective et créative passionnante pour Duras et les amis de la rue Saint-Benoît qui se retrouvent depuis la fin de la Seconde guerre mondiale autour de trois axes « philosophiques » : amitié, insoumission, littérature. C’est une époque qui va enfin exalter les vers d’Hölderlin avec lesquels Mascolo décrit si souvent l’horizon de cette communauté d’amis : « La vie de l’esprit entre amis, la pensée qui se forme dans l’échange de parole par écrit ou de vive voix, sont nécessaires à ceux qui cherchent. Hors cela, nous sommes pour nous-mêmes sans pensée ».

Dès lors, l’apparition d’un nouveau génie libertaire, incarné notamment par les étudiants et les ouvriers qui prennent la parole, les emporte tous dans son mouvement. Ils accèdent ainsi à une autre dimension de l’être en commun qu’ils n’ont cessé d’explorer. Eux qui s’étaient détachés de la politique de Parti en quittant volontairement le PCF auquel ils avaient adhéré plus ou moins dans les mêmes années entre 1943 et 1944, voient en mai 68 la possible réalisation d’un communisme des êtres, en dehors des rangs du système. Aucun d’entre eux, même après 68, ne craindra l’élan de romantisme qui les saisit dans leur volonté de transformer le monde.

Ils adhèrent ainsi aussitôt au Comité d’Action Étudiants-Écrivains (CAEE) qui voit sa naissance le 18 mai 1968. Le Comité siège d’abord dans la salle de la Bibliothèque de Philosophie de la Sorbonne, puis se déplace dans les locaux de l’Université Sorbonne-Censier. Il se forme dès le troisième jour de l’occupation de l’Université par les étudiants et est vite soutenu par de nombreux écrivains et intellectuels qui les rejoignent physiquement dans cet espace de révolte. Marguerite Duras, Maurice Blanchot, Dionys Mascolo, Robert Antelme, Claude Roy et Maurice Nadeau font partie de premiers fondateurs du Comité. Beaucoup parmi les présents ont signé le « Manifeste des 121 », d’autres ont déjà participé à la revue Le 14 Juillet, d’autres à la Revue internationale. Ils ont tous la même sensibilité antigaulliste et une forte envie de changer et renouveler le travail de l’écrivain et de l’écriture.

Car à la protestation contre le pouvoir politique qui anime tout le monde en mai 68, s’ajoute pour le CAEE une nouvelle phase d’approche de l’écriture collective. Ce qui est prôné, c’est une écriture qui doit représenter tout le monde, ou mieux, c’est une écriture qui doit émaner de tout le monde. C’est donc la singularité de l’écrivain qui est mise en cause, son autorité. Il faut savoir que l’utopie d’un espace littéraire autonome est précisément l’une des plus importantes idées des avant-gardes théoriques de cette époque ; une esthétique, pour aller vite, préfigurée par Blanchot via Mallarmé et qui se précise de plus en plus d’après l’article au titre provocateur de Barthes « La mort de l’auteur ». L’idée qui se développe au sein du CAEE est de détruire la verticalité du pouvoir de la parole pour lui offrir une horizontalité inédite.

Au lendemain de la création du CAEE, le 21 mai, un autre groupe d’écrivains animé par Michel Butor, Jacques Roubaud, Jean Duvignaud, Nathalie Sarraute et Jean-Pierre Faye, s’empare du siège de la Société des Gens de lettres, l’Hôtel de Massa, et tient la première assemblée de ce qui sera appelé Union des Écrivains ou UE. Duras, Mascolo et les autres, regretteront cette « opération de Massa », comme la définit Mascolo, parce que dans le contexte révolutionnaire, selon eux, elle réduit les forces qui doivent au contraire rester unies.

Thu Van Tran, Duras, expo fondation Michalski septembre 2019 © Christine Marcandier

Il existe en effet des divergences entre les deux groupes qui ne sont pas spécialement d’ordre politique. Le CAEE proclame avant toute chose la nécessité de la remise en cause de l’autorité de l’écrivain, tandis que l’UE demeure, d’une certaine manière, plus corporatiste. Elle croit à l’avènement de l’anonymat mais reste axée sur l’activité de l’écrivain qui entreprend de « repenser », je reprends Gobille, « sous la catégorie de l’ »écrivain-travailleur », les conditions socio-économiques inégales du métier ». L’UE s’emploie, en substance, à ce que l’écrivain ait un statut nouveau dans une société qui se veut, ici et maintenant, nouvelle. Plus de cinquante écrivains de renom adhèrent à l’UE, parmi lesquels Sartre, Beauvoir, Leiris, Pingaud, Michaux ainsi que les telqueliens représentés par Philippe Sollers. La dissemblance entre les telqueliens et le CAEE sera en revanche plutôt d’ordre politique. Le CAEE se révèle faire une politique anti-parti et donc anti-communiste, les telqueliens sont en revanche des alliés récents du PCF, partant, frais militants. Jusqu’à la fin de 68 CAEE, UE et telqueliens se mobiliseront séparément. Du côté du CAEE Blanchot, Mascolo et Duras se sentent ainsi isolés, mais continuent à écrire des tracts et des déclarations de refus contre l’« ordre aliéné ». Si l’ « Appel aux intellectuels en vue d’un boycott de l’O.R.T.F. » rédigé par les membres du CAEE, porte la signature de quelques écrivains, les autres textes du Comité respecteront l’anonymat qui est leur principe absolu.

© Simona Crippa

Communauté, refus, anonymat de l’écrit sont derechef les maîtres-mots qui occupent Duras. Même si elle a beaucoup œuvré pour devenir une légende, elle vivra totalement cette recherche de l’écriture en commun parce que tout ce qui est lié à l’expression la ravit. N’oublions pas qu’en 1964 elle publie Le Ravissement de Lol V. Stein entièrement centré sur le silence de Lol. Dès lors, l’expérience de l’écriture vécue au Comité, sera retranscrite par l’auteur dans un écrit aux accents fort théoriques : « Naissance d’un comité ». Rédigé en 1968 pour le Bulletin du CAEE, ce texte sera publié anonymement dans Les Lettres Nouvelles de Nadeau en 1969, avec d’autres écrits anonymes traitant de cette expérience. Le directeur de la revue présentera cet ensemble comme étant « des réflexions inachevées qui visent à provoquer d’autres réflexions plutôt qu’à conclure ». En 1993, Dionys Mascolo intègre le texte de Duras, avec le nom de l’auteur, dans son essai : A la recherche d’un communisme de pensée. Et l’auteur elle-même choisira de l’ajouter à d’autres fragments écrits pour le numéro des Cahiers du cinéma « Marguerite Duras. Les Yeux verts » qu’elle dirige en juin 1980.

Séduite par la force révolutionnaire qui se vit dans le CAEE, elle craint pourtant que la théorisation systématique ne débouche sur une manifestation sclérosante et totalitaire de type stalinien. Elle en parle dans ce texte en dénonçant les possibles dérives tout en exaltant cette expérience de « communisme de l’écriture » qu’elle a déjà approchée, avec Blanchot et Mascolo, au moment de l’élaboration de la Revue internationale et pendant la rédaction du « Manifeste des 121 ».

Le « communisme d’écriture », pour esquisser un petit rappel, n’est pas en Mai 68 un concept nouveau. Il est déjà discuté par Blanchot dans les textes préparatoires de la Revue internationale, comme principe essentiel. Mais l’utopie semble bien devoir revenir à Mascolo. Quand le projet de la revue échoue, Mascolo écrit en mars 1965 à Elio Vittorini : « Écrire tout seul est nécessaire, inévitable. C’est triste aussi et peut-être frivole (mais non moins nécessaire) dès que l’on a conçu de réaliser quelque chose de l’idée communiste au moins par un « communisme d’écriture ». Je ne renoncerai donc jamais à l’espoir d’échapper quelque jour à cette tristesse » Et à Jean-Luc Nancy, l’un des principaux penseurs de l’idée de « communauté », de reconnaître explicitement dans son œuvre l’importance de Mascolo au sujet de la réflexion du « commun ».

Partant Duras partage depuis longtemps ce qui se vit en mai 68 comme une apothéose au sein du CAEE. Elle souligne dans son texte la puissance du désir qui enfin se déploie : « Le Comité a l’inconsistance du rêve. Il a l’importance du rêve. Il est frappant comme le rêve. Comme lui il est quotidien ». Puis elle articule ainsi l’opération prophétique collective à l’œuvre : « Nous sommes éternels. Nous sommes la préhistoire de l’avenir. » Comme le Poète voyant rimbaldien qui laisse la place à ces « autres horribles travailleurs », l’écrivain de mai 68 doit faire advenir au monde une autre poésie, la poésie faite par tous.

Dépolitisée et dé-singularisée, l’écrivain idéal doit donc s’effacer du texte pour que l’écriture appartienne à tout le monde. Les graffitis sur les murs sont l’écriture du monde, l’écriture des « incomptés » pour reprendre l’expression de Rancière. Ce n’est pas un hasard si Duras est fascinée par cette nouvelle possibilité du dire car elle a déjà écrit des textes qui donnent formellement la parole aux gens du peuple. De Un barrage contre le Pacifique (1950) en passant par Des journées entières dans les arbres, Madame Dodin (1954) et Le Square (1955), ceux qu’elle appelle les « déclassés » s’expriment en s’étonnant même d’être capables de le faire. Comme ce sera plus tard le cas dans La Pluie d’été, la voix du peuple est au centre : l’enfant fantasmagorique qu’est Ernesto, issu d’une famille d’immigrés ouvriers, saura, sans aller à l’école, capter tout le savoir du monde pour ensuite devenir « un brillant professeur de mathématiques et puis un savant ». Pour l’heure, juste un an après Mai 68, l’écriture de tous est intégrée dans Détruire dit-elle. Lorsque Alissa reprend le cri collectif « Nous sommes tous des juifs allemands », c’est précisément la fraternité et la solidarité qui s’épand dans les pages de Duras, pour que toutes les identités soient égales et se retrouvent fondues dans une masse pour faire face à la pensée totalitaire et écrasante qui, au contraire, isole pour frapper.

Quel a été l’impact de Duras en Mai ? On peut aisément affirmer que le pouvoir magique de son écriture a envahi la littérature contemporaine ainsi que la manière de s’exprimer de beaucoup, jusqu’à aller pour certains, tous les médias et notamment les réseaux sociaux en témoignent quotidiennement, reprendre ses cadences, ses anaphores, ses hyperboles. Personnage très présent sur la scène médiatique, affichant son autorité d’écrivain femme notamment, contraire donc à l’effacement prôné (c’est pour cela que les détracteurs l’appellent « pythie » en lui associant des qualificatifs, parfois, des plus méprisants), elle aura su hisser l’écriture au rang de mythe populaire. « Soyez joyeux envers et contre tout » écrit-elle quelque part dans son œuvre, immense.