Le dernier livre de Didier Bourda, Galerie montagnaise, agence des extraits de documents historiques, des paroles d’Indiens, des photographies, des documents géologiques, etc., dessinant un paysage géographique autant qu’historique, linguistique, mental, poétique. Entretien avec l’auteur.
Galerie montagnaise est un texte poétique se rapportant aux Innus, peuple autochtone des régions subarctiques de l’est du Québec et du Labrador. Des matériaux hétérogènes entrent dans la composition du texte avec des sources en particulier historiques mais également anthropologiques, géologiques, linguistiques. Cette pluralité des sources dans un texte fonctionnant par strates (et particulièrement à caractère historique) était également présente dans un précédent livre, L’Oslo°. Comment les recherches documentaires s’opèrent-elles précisément au regard du travail d’écriture poétique ?
Galerie montagnaise se rapporte aux Innus, plus connus chez nous sous le nom de Montagnais, mais pas seulement. Mon projet de poésie tente dans ce livre d’éprouver une certaine racine nomade du français, et d’épouser – ou infiltrer – à cette fin l’histoire des premières migrations des Européens du 17eme siècle vers l’Amérique du Nord. Parmi eux, des pionniers, comme le baron de Lahontan, continuent de m’intriguer. Lahontan est un militaire de Louis XIV, il reste dix ans au Canada, dix ans au cours desquels il aura du mal à ne jouer qu’au bon petit soldat. Esprit libre, souvent en butte à sa hiérarchie, il ne peut s’empêcher de nouer des contacts avec ces « sauvages » dont il est censé mater les velléités frondeuses. Allant jusqu’à apprendre à parler le huron et l’algonquin, il tire de son séjour la conviction que la colonisation fait des dégâts. En 1702-1703, il publie une série de textes relatifs à son séjour en Amérique, dont les Dialogues. Il dénonce tour à tour les dogmatismes religieux, le pouvoir corrupteur de l’argent et la vanité des soi-disant civilisés. Cette vigoureuse joute philosophique annonce les réflexions critiques que développeront, quelques décennies plus tard, Voltaire, Diderot, Rousseau ou Montesquieu. Il visite un territoire qui va du Québec au lac Michigan à l’Ouest, des rives nord du St-Laurent à l’état étasunien du Vermont au Sud.
Donc, décider d’un axe-Lahontan pour mon projet de poésie fut me trouver dans l’obligation de définir l’espace-temps sur lequel travailler. M’intéresser à la région des Grands Lacs m’aurait d’emblée trop éloigné de la question francophone, pour aborder prématurément un autre sujet passionnant : les langues mixtes franco-amérindiennes, du côté du Nord Dakota où de rares locuteurs parlent encore le metchif, aux mots français, aux verbes amérindiens de la langue Crie. Donc, je décidai de m’en tenir à l’entrée d’un continent, le St Laurent, ses affluents, son embouchure, ses rives, ses peuples, son estuaire.
Au-delà de la question historique, ajoutons que je voyageais là-bas en compagnie de géographes québécois qui m’abreuvaient de notions de bassins-versants, de traceurs de transport glaciaires et glaciels, d’erratiques de dolomie, etc., mais aussi de l’épineuse question linguistique, de la francophonie, de la domination de l’anglais, et de la non-reconnaissance des Autochtones, eux-mêmes niés tant par le pouvoir francophone québécois que par l’Etat canadien. La figure du Métis, la question de l’identité refoulée, devenaient centrales. Le Blanc, l’Autochtone, le Métis. Tout y va de domination en domination. Entamer un projet poétique, au Québec et partout, est donc choisir d’emblée d’avancer en terrain politique.
Toute une documentation tombait des étagères, et quelques notes prises lors de fructueux rendez-vous avec des linguistes et des historiens firent le reste. C’est donc, pour reprendre votre question, le travail d’écriture poétique qui s’est opéré en regard de cette profusion documentaire et relationnelle plutôt que l’inverse.
Par exemple, j’arrivais là-bas en souhaitant aborder la question des « marges du français », et je mesurais dès le premier contact, presque houleux, avec le cinéaste André Gladu, certes susceptible, combien la réalité de ma langue n’est en rien centripète, qu’il n’y a pas d’hexagone au milieu du français, ou alors enkysté, et que ma langue est un corps, qu’elle append de ses peaux. En Amérique, le corps est grand. Des périphéries de ce corps naissent des représentations mentales, par le biais d’un toucher. Parcourir quelques milliers de kilomètres en voiture est un toucher. La voix est un toucher. Quels sont les territoires révélés en poésie, et par quel toucher ? C’est quoi un toucher en poésie ? André Gladu encore, parlant des bluesmen américains des 60 : « Comment ça se fait qu’eux autres, ils ont une musique qui dit de quoi, qui nous rejoint profondément, tandis que notre musique à nous autres, non seulement elle ne disait rien aux autres, mais elle ne me disait rien du tout, ni à d’autres ». Un des enjeux de la poésie contemporaine me parait aujourd’hui être celui de la prise en compte de ces dilatations.
La question des langues est présente dès l’ouverture du texte – « Tant de langues remonter le courant on dirait des patois mais non » –, avec l’introduction de différentes langues également à certains endroits du texte et un questionnement sur l’origine des sons à valeur linguistique. Cette approche documentaire sur les Innus ne permet-elle pas également, dans cette interrogation sur les langues, un travail réflexif sur le travail poétique lui-même ?
Au Québec, on le sait bien, le rapport avec la langue est conflictuel, le rapport avec la langue anglaise est conflictuel, le rapport avec les langues autochtones est conflictuel, le rapport de l’amérindien au français est compliqué, etc. L’Innu, le Huron, ou l’Abénaqui peuvent dire : « Un instant j’ai cru voir la politique remonter mais non, rien. Nous sommes moins que rien dans la bouche du français c’est pour ça. De taille très petite aisément dissimulables au milieu des Affaires Indiennes ». La politique occupe massivement ce terrain langagier, chaque conversation en est une illustration. Le mur de Berlin du langage existe et l’ennemi est identifié, identifiable.
En France, la question de la langue est également complexe, à la différence qu’ici le français a gagné la partie. Il ne veut voir qu’une tête, et des voix sans accent. L’espace ici s’est refermé sur la langue d’oïl. Toute autre langue est disqualifiée, et avec elle l’espace de celle-ci. On ne lui accorde pas le droit de toucher, pour reprendre la question précédente. Et la plus minoritaire des langues minoritaires est bien sûr la poésie.
Minoritaire, la poésie l’est par essence. Ce qui est curieux, c’est la volonté de nous faire croire à une place possible pour elle dans le tout-spectacle culturel. Tant d’efforts pour mieux la contenir, c’est lui faire un grand honneur. Le pouvoir continue de vouloir sauver les apparences à grands coups de manifestations diverses autour de la poésie, mais la tolérance que nous envie par exemple nos amis cubains, est un masque qui déplace la violence faite à la langue en la dénaturant, la dévitalisant. Patrick Beurard-Valdoye décrit très bien ça dans son Vocaluscrit, Laurent Cauwet également dans La Domestication de l’art, ou comment priver la langue de sa substance organique en vérolant sa poésie.
Je peux dire ce que je veux mais l’espace du Dire a rétréci comme une carte indienne. Raison pour laquelle au début de Galerie montagnaise je pose un extrait de L’Amour de loin du troubadour Jaufré Rudel : « Ver ditz qui m’apella lechai (…) amor de lohn » ; « Il dit vrai qui me dit avide (…) d’amour de loin ». Loin, c’est Tripoli, le Proche-Orient. Jaufré étire sa langue à l’Est, le baron de Lahontan à l’Ouest. Et ce questionnement sur l’origine des sons à valeur linguistique trouve sa place dans les dilatations dont on ne doit pas se laisser détourner. Il s’agit d’un texte fonctionnant par strates, vous l’avez dit très justement, et c’est à une certaine « qualité de mouvement », de « glissement » de ces strates les unes par rapport aux autres, que veille le poème. Le territoire du français est un grand corps, plus grand que la langue d’oïl, dont il s’agit d’éprouver l’épaisseur de la carte, fut-elle de papier. La poésie est le tissu qui lui entoure les organes et par l’intermédiaire duquel ils communiquent. Il y a là l’agencement premier des mouvements qui déterminent le vivant du langage.
Vous parliez de L’Oslo. Je traquais déjà dans ce texte cette notion spatiale, balayage ou déplacement, mais davantage dans un télescopage d’événements et une imbrication des époques. Comme si un effet de brosse était indispensable à l’émergence du poème. Un effacement de la dorure pour arriver à l’os. Il ne vous aura pas échappé que Pistes de l’os de l’épaule est d’ailleurs un des sous-titres de Galerie montagnaise, même s’il me semble hacher la chronologie dans de moindres proportions que L’Oslo. Le grand corps de la Nord-Amérique nous semblerait moins à l’étroit que la vieille Europe des années 40 – mais sait-on jamais?
L’expérimentation traverse le travail d’écriture : mots indexés à d’autres, éléments graphiques, double barre, coupure singulière de mots d’un paragraphe à l’autre, diverses polices. Les phrases sont souvent courtes dans un découpage d’ensemble en 8 sections. Le rythme serait-il une préoccupation centrale dans le travail d’écriture ?
Galerie montagnaise comporte deux mouvements de cinq sections chacune, corbeaux ouvrant la première, dans un décor de rocs et de glaces, et une évocation du baron de Lahontan et de ses alliés basques ou Hurons, que certains ont pu rapprocher de l’élégie. La seconde, Route 138, est une itinérance sur la Côte-Nord du St Laurent. Les données historiques, anthropologiques, socio-politiques, ou même chamaniques, y sont livrées de manière plus factuelle. Le questionnement est porté physiquement par l’avancée dans le paysage. J’ai opté en effet pour ce découpage d’ensemble en « blocs de 8 » – peut-on les appeler des huitains ? – dans le souci de soutenir le regard du lecteur. On garde un rythme, on retrouve la même empreinte, on colle à la linéarité de la route, et à l’idée de traverser un territoire à rythme régulier, presque hypnotique. D’une page à l’autre, le texte tend la même forme. Ajouter que la foi des Innus en des croyances immémoriales est aussi un bloc géométrique en soi. Tout le bas de la page est laissé vierge, large, blanc, comme le fleuve en hiver. Il est à noter que Kegasca, dernier village actuellement desservi par la route 138, est aussi le premier anglophone. Disons que la route jusqu’à présent ne desservait que la langue française. Le reste de la Côte-Nord n’est accessible que par bateau. Il faudra donc trouver une autre mise en page pour poursuivre le voyage…
Dans une des dernières sections du livre intitulée Sept-Îles, une citation de Jérome Rothenberg ouvre chacun des textes de la section. Dans quelle mesure ces références ont-elles participé au projet d’écriture et à l’écriture même de cet ensemble?
J’ai découvert Journal sénéca de Jérôme Rothenberg au moment où le nom des Sénécas me revenait en boucle au sujet des aventures du baron. Ils faisaient partie des Cinq-Nations des Iroquois, le baron les combattait, aidé par les Hurons. C’est un intellectuel assez radical qui a passé deux ans dans une réserve avec sa famille. Disons que sa lecture m’a certainement aidé à blanchir l’écrire de Galerie. Blanchir au sens de délaver. Un type qui dit, je suis devenu castor en 1968 lors d’une cérémonie à Salamanca. Or je m’intéressais au mouvement associatif des Castors, des auto-constructeurs très actifs sur la côte-basque dans les années 40. Ils étaient comme un pendant coopératif et solidaire des pionniers de la rivière Moisie au Québec, établis sur des sols de même nature ferrugineuse. Côte-Nord, Côte basque, une symétrie apparaissait. Les mots de Rothenberg se sont donc imposés, en regard des pages de Sept-Iles.
Le glissement des strates dont nous parlions doit peut-être aussi son raclement très minéral à la lecture du Thorow de Susan Howe, allez savoir. J’aime aller vers une autre rugosité que celle qui me semble animer la langue d’ordinaire. Ou plutôt une douce astringence qui resserre quelque pore de la peau dans le texte. Il me semble trouver des choses de ce type dans les poèmes de Jaime de Angulo, certains Spicer ou Thierry Metz, on ne peut pas citer tout le monde. Comme voir affleurer quelque chose d’osseux à la surface du poème. « Etre un castor qu’est-ce que c’est en vrai / quand j’y pense je pense / à l’eau à l’eau sur un corps / je pense aux chapeaux en poils de castor ». Après Rothenberg, il est possible que ma phrase soit devenue plus maigre. Comme si une peau après la mue se déposait et décidait d’endosser le rôle de l’unique résolution du texte. On écrit pour quoi ? Pour participer d’un mouvement. Donner à lire un texte, c’est un peu dire : Tiens, regarde l’os du poème, ou sa peau !
Si Galerie montagnaise est un livre, quelle place occupent dans votre travail les autres supports ? Peut-on parler de projets transversaux qui développent et poursuivent le travail d’écriture dans une porosité des domaines artistiques ?
Galerie montagnaise est certes un livre, mais il est accompagné de Uauaikuput (eau bouillonnante), un film d’Emilie Arsicaud. On est déjà là dans la transversalité souhaitée par Catherine Tourné et les éditions Lanskine pour la collection poéfilm. Cette réalisation marque une étape dans notre collaboration avec Cole Swensen, poète nord-américaine bien présente sur la scène française de poésie, et le designer sonore Martin Antiphon. Je précise que travailler avec Cole revêt déjà un caractère transversal, même si nous partageons le même domaine artistique. Son livre Gave (Omnidawn, Oakland, 2014), né de deux résidences à Pau, m’a incité à tourner mon projet québécois autour du St Laurent. Une torsion transatlantique s’est imposée, chacun domestiquant les eaux du continent de l’autre. A elle l’anglais pour parler d’ici, à moi le français pour parler de là-bas.
Ensuite, en ce qui concerne les autres supports, il y a donc le précieux compagnonnage avec Martin Antiphon, ingénieur du son et producteur au sein de Music Unit, et cette pratique de la lecture augmentée que nous avions déjà abordée en 2014 pour le poster-cd Quarante Chiens, avec Edith Azam, paru chez Nuit Myrtide. Dimitri Vazemsky, graphiste – et éditeur – avait placé le texte en espace, donné un tour de vis supplémentaire, et publié. Ce dernier définit parfaitement notre non-équipe en parlant d’un groupement de « solitaires-solidaires ». Car, pour répondre à votre question, si les autres supports n’occupent pas à proprement parler de place particulière dans mon propre travail, il m’arrive souvent de déposer un de mes lambeaux de peau écrite sur la paillasse des artistes que j’ai cités, ou encore de l’accordéoniste Jesus Aured, de musiciens minimalistes, ou encore de Nicolas Vargas, le plus affûté des performers.
Ecrire est non seulement décider des contours d’un je toujours plus organique, c’est aussi occuper le lieu d’un basculement lent qui voit le corps s’ouvrir à d’autres composantes de ce qui peut devenir un nous.
L’idée de passage de témoin se serait imposée en quelque sorte, de dissolution de l’ego. Qui sont ces gens ? Ils sont mes témoins ! Pour une course de relai. Ainsi au gré des parcours de chacun, un projet peut émerger. Il a alors sa propre temporalité, loin de la finitude de quelconque volonté. J’aime les projets dormants qui viennent gonfler mes propres textes, ou simplement les traverser. Vous avez dit porosité ?
Des projets, individuels et/ou en collaboration ?
Oui, une affiche pour les 30 ans du Bleu du ciel, avec Cole Swensen et Vazemky ; une cartographie géopoétique de tous les lacs du Nitassinan, le territoire immense des Innus ; une exposition Uauaikuput (eau bouillonnante), lectures, exposition, installations sonores, dans le droit fil de ce que nous venons d’évoquer ; l’édition des pages majoritairement blanches d’un projet lié à 4’33’’ de John Cage ; et pourquoi pas aller croiser ma langue avec le métchif qui est une langue mixte à base du cri et du français parlée par certains membres de la nation métisse au Canada et du Dakota du Nord. Très peu de locuteurs, tous anglophones à présent. Je me verrais bien aller là-bas fouiller encore les strates du français…
Didier Bourda, Galerie montagnaise, éditions Lanskine, 2018, 152 p., 14 €