Disponible en intégrale sur OCS, la série de Steven Soderbergh ne bénéficiera ici que d’une critique partiale et partielle. Partiale, parce que le seul nom du réalisateur de Sexe, Mensonges et Vidéo, Traffic ou la trilogie Ocean’s est un gage de qualité a priori ; partielle, parce que la mini-série développée pour HBO a été pensée comme une expérience interactive, déclinée en application mobile et pour ordinateur, mais uniquement disponible aux États-Unis.
Dire de la version « statique » de Mosaïc qu’elle tient à la fois de Twin Peaks, d’Arabesque et de Columbo pourrait presque tenir de la provocation, voire de la prise de position décidée sous l’emprise de cigarettes qui font rire… si la série de Steven Soderbergh n’affichait pas à ce point ses filiations littéraires et filmiques, que ce soit dans le choix des lieux et des décors ou dans l’écriture des personnages. Avec son intrigue « whodunit », Mosaïc est une de ces fictions volontairement écrite « dans un genre » dont elle reprend « certaines conventions » pour « offrir un mode d’emploi du texte, et, en appeler à une compétence de lecture » (Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne, Seuil, 2017).

Le « whodunit » est une fiction à énigme dans laquelle le lecteur est invité à suivre une enquête menée par un policier ou un détective amateur, après qu’un crime a été commis et qu’un certain nombre de personnages se voient suspectés. Suivant une structure qui distille indices et fausses pistes dans le but d’immerger le lecteur/spectateur et de le faire participer à la résolution de l’énigme, ce genre (plutôt anglais, par opposition au hard-boiled américain) permet de se mettre à la place d’Hercule Poirot chez Agatha Christie ou de Jessica Fletcher dans Murder She Wrote (Arabesque en VF) à la télévision. Du crime initial à la révélation finale, que de détours, de fausses pistes, de conjectures et de faux-semblants… jusqu’au terme du récit où l’on (le détective et nous) font « la démonstration rationnelle la culpabilité d’un des suspects » (Matthieu Letourneux).
Avec Mosaïc, Steven Soderbergh emprunte donc à la fois aux fondamentaux très codés de la série policière et au roman-jeu pour mieux combler et contourner les attentes des spectateurs. Le temps d’installer l’intrigue dans un premier épisode (chapitre ?) d’une lenteur monotone, le réalisateur dispose (littéralement) les éléments du drame et de l’enquête à venir : introduction des personnages (centraux, périphériques, insignifiants) et de leur personnalité, mise en place des ressorts psychologiques, évocation des enjeux comme autant de mobiles possibles, installation d’une chronologie trompeuse (avant / après le crime). Et puis surtout, avec ces mouvements de caméras au plus près des protagonistes et ces prises de vues en vision subjective (pour souligner la focalisation interne), le spectateur finit par en savoir autant que le narrateur et/ou le personnage évoluant sur le mode « à la première personne » à l’instar des jeux vidéo.

Hors Olivia Lake (Sharon Stone), paradoxale auteure pour enfants et vénéneuse femme cougar au cœur d’artichaut, la galerie des personnages est classique (voire stéréotypée) mais elle réserve quand même son lot de surprises : du bellâtre coureur de fortune (rapidement énamouré) et sa sœur restauratrice de tableaux, au shérif local, débonnaire et bedonnant qui gère difficilement ses crises d’angoisses en passant par le jeune dessinateur aux influences graphiques européennes (Moebius, Jodorovsky), Mosaïc est une œuvre dans laquelle les références picturales, visuelles et littéraires sont autant d’indices et de pistes à suivre. Ou non.

Entre autres repères, mais le fantastique en moins, Mosaïc lorgne plus que de raison à de nombreuses reprises vers le Twin Peaks historique de David Lynch. Jugez plutôt : à Summit, petite ville de l’Utah à trois heures de Salt Lake City, la disparition va bouleverser la vie de la petite communauté ; le hall de l’hôtel tout en boiseries dans lequel Petra Neil et Joel Hurley vont descendre n’est pas sans rappeler le Great Northern Hotel de Twin Peaks ; la lumière, la photographie et les paysages montagneux font le reste…

La force de Mosaïc, c’est bien évidemment cette immersion dans une enquête dont le spectateur est le héros, se projetant dans chacun des acteurs du drame. Soumis au mode « point de vue », le public se prenant alternativement d’empathie pour le jeune Joël (victime de la mante Olivia Lake) ou le shérif Nate, ou de pitié pour le coupable idéal Eric et sa sœur opiniâtre Petra (au lourd secret familial), l’amateur de polars ne peut qu’être séduit par l’exercice — jusqu’à regretter de ne pas disposer de l’application pour mener l’enquête et/ou réaliser sa propre version et pouvoir faire une expérience extensive d’une fiction pensée à la chaîne.
Et puis, si l’on considère que Mosaïc est un whodunit augmenté au pays du hard-boiled, comment ne pas goûter l’ironie, la maîtrise des codes et la manière de les tordre dont fait preuve Steven Soderbergh ? surtout si l’on repense à Raymond Chandler (maître du genre) et son roman noir, adapté par Robert Montgomery et premier film en vision subjective de l’histoire du cinéma, intitulé The Lady in the Lake…
Mosaïc de Steven Soderbergh, avec Sharon Stone, Garrett Hedlund, Jennifer Ferrin, Frederick Weller, Beau Bridges, Devin Ratray. HBO. Diffusé en France sur OCS.
Matthieu Letourneux, Fictions à la chaîne. Littérature sérielle et fictions médiatiques, Le Seuil, « Poétique », novembre 2017, 560 p., 30 € (21 € 99 en version numérique)