Une ville à cœur ouvert : le titre du premier roman de Żanna Słoniowska — et premier livre publié dans la collection Littérature des éditions Delcourt — pourrait évoquer une opération chirurgicale si le mot « cœur » ne devait pas être entendu, aussi, au sens musical et polyphonique du « chœur ». Le récit interroge en effet la perception d’un lieu, en tant que centre (identitaire, linguistique, géographique) mouvant, depuis la perception de quatre générations de femmes.
La ville de Lviv est le cœur du roman, comme le souligne son titre, elle en est sans doute le personnage principal. Comme toute ville, Lviv est un lieu qui concentre vies quotidiennes et Histoire, une dimension intime et collective. Mais déambuler dans Lviv, espace frontière, c’est aussi déployer les traces de ses occupations successives, de son appartenance, toujours complexe, à l’Empire austro-hongrois, à la Pologne, à l’URSS avant de devenir ukrainienne. Comme l’écrit Caroline Raszka-Dewez, la traductrice du roman, dans une Note introductive, Lviv est « une ville qui a, au cours de l’histoire, été ballottée entre divers États, (…) et connu des identités multiples ». Et pour Żanna Słoniowska, auteur ukrainienne « qui écrit en polonais, l’appellation n’a guère d’importance puisque les Polonais n’ont toujours désigné cette ville que par son nom polonais : Lwów (qui se prononce « Lvouf »).
Qu’il s’agisse du nom de la ville ou de la nationalité de la romancière, la question de l’appartenance est bien celle qui se pose, comme le rappelle par ailleurs l’épigraphe du livre, signée James Joyce :
« Vous supposez, répliqua Stephen avec une sorte de demi-rire, que je pourrais bien être important parce que j’appartiens au faubourg Saint-Patrice aussi nommé Irlande pour faire bref.
— J’irais même plus loin, insinua M. Bloom.
— Mais moi je suppose, interrompit Stephen, que l’Irlande doit être bien importante puisqu’elle m’appartient ».
De cet Ulysse de Joyce à Une ville à cœur ouvert, on reconnaîtra une même interrogation sur ce qui fonde notre rapport aux lieux, sur le sens de l’appartenance (le lieu nous appartient-il ou appartenons-nous aux lieux ?), sur ces questions, mobiles et complexes, de la frontière et des identités. Et si le roman de Żanna Słoniowska est politique, c’est bien parce qu’il affronte ces questions en les tissant dans le récit, à travers une dynastie de femmes, à travers une ville qui est la cartographie de l’histoire sur plus d’un siècle.
Cette première page du roman, aussi tendue que brève, dit la voix qu’une fille a en partage avec sa mère Marianna, cantatrice mezzo-soprano à l’Opéra de Lviv, fauchée par une balle alors qu’elle manifestait pour l’indépendance de l’Ukraine, en juillet 1988. Le corps de la mère a ensuite été enroulé « dans un immense drapeau bleu ciel et jaune — le drapeau d’un État qui n’existait encore sur aucune carte du monde ». La narratrice avait 11 ans, depuis sa mère vit à travers elle et il lui faut « faire sortir » cette voix entravée, à jamais réduite au silence.
Élevée par sa grand-mère Aba et son arrière grand-mère Stasia, la narratrice aux « théories aussi mouvantes que l’eau » grandit dans l’appartement de Lviv et le récit est tout ensemble le roman de l’émancipation d’une jeune femme que d’un pays. Personnes et lieux sont des « corps » dans ce récit, des corps qui espèrent et endurent, souffrent et désirent. La narratrice, dont jamais le lecteur de connaîtra le nom puisqu’elle est la voix de plusieurs générations qui se croisent en elle, tente de percer l’énigme que sa mère est demeurée pour elle, son histoire avec Mikołaj, les passions (le chant, la politique) qui l’ont toujours animée, au risque de sa propre vie.
Mais elle interroge aussi un autre mystère, celui de ces familles de femmes, de cette filiation à la fois si naturelle et si contrastée : la grand-mère à la vocation contrariée de peintre, l’arrière grand-mère Stasia qui vivait à Leningrad, a vu son mari disparaître dans les grandes purges staliniennes et a transformé l’appartement de Lviv en « forteresse assiégée ». A cette peur venue du fond des âges et ce sentiment chronique d’insécurité s’oppose le courant de liberté que représente la mère de la narratrice, son engagement farouche pour toute forme d’indépendance, politique, linguistique et féministe. Quelle sera la place de la narratrice dans ces filiations contradictoires, elle qui grandit entre peur et volonté de trouver sa propre identité, de construire sa voix, tandis que Mikołaj lui apprend « l’alphabet » de la ville, la lui donne à connaître « comme un livre » ?
Le récit se construit par bribes et fragments, à la manière du grand vitrail de l’immeuble qui est le « cœur » du roman et qui « occupait la cage d’escalier tout entière. Il séparait, tel un rideau, l’intérieur du bâtiment de la cour, et s’étirait à travers les étages, de haut en bas, ou peut-être de bas en haut ». Avec son lac bleu azur, ses montagnes, son soleil et son arbre brun, il est un univers en miniature, « la terre, l’eau, le ciel », « une allégorie de l’ascension existentielle », accompagnant « tous ceux qui montent ou descendent l’escalier en colimaçon ». C’est aussi l’allégorie de l’histoire d’une ville et de la jeune femme qui la raconte, elle-même « fruit d’une brève romance poétique », voix métissée d’un récit proprement organique. Auscultant la ville comme une famille et plus largement l’histoire collective, Une ville à cœur ouvert donne à entendre la voix d’une jeune femme qui s’éveille, sexuellement, politiquement, artistiquement, à la vie, dans un roman profondément intimiste et résolument politique.
Żanna Słoniowska, Une ville à cœur ouvert, trad. du polonais par Caroline Raszka-Dewez, Delcourt littérature, janvier 2018, 240 p., 20 € — Lire un extrait