Le roi Lear et le Brexit

Shakespeare, Le roi Lear (détail couverture © éditions Folio

2016 fut l’année de la quatre centième commémoration de la mort de Shakespeare et celle du Brexit. Or une des tragédies de ce même auteur, Le roi Lear, a quelques similitudes avec l’avant et l’après Brexit…

L’année 2016 ne manquera pas de rester dans l’histoire du Royaume-Uni, tout d’abord parce que ce fut le quatre centième anniversaire de la mort de William Shakespeare, ensuite parce que le vote du 23 juin a consacré la volonté d’une majorité d’électeurs de voir le Royaume-Uni quitter l’Union Européenne.

Dans l’œuvre de Shakespeare figure une tragédie dont le développement fait immanquablement penser à ce qui s’est passé au RU avant et après le 23 juin de l’année dernière, il s’agit de King Lear. C’est une des pièces shakespeariennes non seulement parmi les plus appréciées des Grands-Bretons, mais également parmi les plus fréquemment interprétées sur scène dans les différents théâtres londoniens. King Lear  a été à l’affiche du Shakespeare Globe du 10 août au 14 octobre 2017. Cette même tragédie a fait salle comble d’octobre à fin décembre 2016 au Barbican ainsi qu’à The Old Vic, avec notamment la célèbre Glenda Jackson dans le rôle principal !

Publiée en 1605 et vraisemblablement écrite quelques années auparavant par William Shakespeare, The Tragedy of King Lear, selon son titre complet original, est l’histoire d’une folie dévastatrice. Celle d’un roi imaginaire probablement inspirée par la légende et le mythe d’un souverain celtique de la période pré-romaine, Leir of Britain, qui décide ex abrupto, alors que rien ne l’y oblige et que nul conseiller ne lui a soufflé une telle mesure,  de diviser son royaume, le royaume d’Angleterre, entre ses trois filles, Goneril, l’aînée, mariée au duc d’Albany, Regan, la cadette, épouse du duc de Cornouailles, et Cornelia, la puînée qui n’est pas encore mariée mais fortement courtisée par le duc de Bourgogne et le roi de France. Mais le roi Lear exige, pour que ce partage soit conduit à son terme et effectif, que chacune de ses filles exprime publiquement l’amour qu’elle porte à ce royal père. Les deux aînées, largement encouragées par leurs conjoints qui voient là une aubaine pour se partager le royaume en attendant mieux, répondent largement et hypocritement à l’attente de leur père (Acte I, scène I) :

Gonoril : Sir, I do love you more than words can wield the matter * (Moi, Sire, je vous aime plus que les mots peuvent en donner une idée).

Regan : Sir, I am made of the self-same mettle that my sister is (Sire je suis faite du même métal que ma sœur).

Quant à la plus jeune, Cordelia, elle refuse catégoriquement de sombrer dans ce jeu malsain :

Cordelia : Unhappy that I am, I cannot heave my heart into my mouth. I love your majesty, according to my bond, nor more nor less (Malheureuse que je suis, je ne puis soulever mon cœur jusqu’à mes lèvres. J’aime votre majesté comme je le dois, ni plus ni moins.)

Cette franchise dépourvue de toute volonté obséquieuse vaudra à Cordelia les foudres de son père et le bannissement et aux deux aînées de se voir offrir le partage du royaume en deux et non plus en trois. Mais la folie conduit Lear à imposer  de nouvelles restrictions à chaque promesse consentie et engendrer une escalade dans la violence et  l’élimination physique de nombre de personnages, dont Regan et Cordelia, entre autres, et surtout le roi Lear lui-même. Bien que le détail de cette tragédie soit infiniment plus complexe et surtout plus tragique que la réalité politique de 2016, le comportement du roi Lear est à rapprocher de celui de l’ex-premier ministre conservateur David Cameron.

En effet rien, au terme de la ré-élection majoritaire du parti conservateur  qu’il dirigeait en 2015, ne l’obligeait à se soumettre à une promesse qu’il n’avait jamais tenue et une décision que nul ne le poussait à prendre dans son entourage, à savoir organiser un référendum sur le maintien du Royaume-Uni dans l’Union Européenne. L’enjeu, en vérité, n’était pas politique mais relevait d’un ego surdimensionné, un orgueil aussi démesuré que celui du roi Lear. Cameron voulait, alors qu’il n’y avait nul péril en la demeure, étouffer dans l’œuf les velléités de certains de ses amis conservateurs de trop lorgner vers UKIP, United Kingdom Independent Party, dont l’ex-chef de file, Nigel Farage ressemble à s’y méprendre, par sa profonde sottise et son absence de tout scrupule, au fou du roi Lear, simplement nommé Fool. Cameron voulait également éloigner un gêneur patenté, professionnel de l’agitation en coulisses, creux comme une barrique, Boris Johnson, qui, lui, semble la copie conforme d’un autre personnage du roi Lear, Edmund, fils illégitime du duc de Gloucester, qui passe le plus clair de son temps à convoiter le trône de Lear. Quant au comportement des trois filles du roi Lear, on peut le rapprocher des choix électoraux du Pays de Galles, de l’Irlande du Nord et de l’Écosse lors de ce référendum.

Le Pays de Galles a voté comme la maison-mère, sans condition et en pensant à sa propre et lointaine indépendance. L’Irlande du Nord a voté pour le maintien dans l’UE en espérant fortement la réunification et l’Écosse, dont le chef de file, Nicola Sturgeon, a quelques points communs avec Cordelia, la plus jeune des filles de Lear, n’a pensé et continue à ne penser qu’à son indépendance, en votant massivement pour rester dans l’UE.

On connaît bien évidemment la suite. Le Royaume est plus désuni que jamais, le paysage politique est plus ravagé qu’il ne l’a jamais été, à l’image du royaume imaginaire de Lear. La dernière tirade du duc d’Albany, époux de Goneril, (Acte 5, scène 3) devrait être méditée par les apprentis-sorciers actuels du royaume :

The weight of this sad time we must obey, speak what we feel, not what we ought to say (Il nous faut subir le fardeau de cette triste époque, dire ce que nous sentons, non ce que nous devrions dire)…

P.S. : A noter qu’en 1681 Samuel Johnson jugeant l’issue de King Lear trop horrible écrivit une fin heureuse qui n’est jamais passée à la postérité théâtrale contemporaine, sans doute une volonté de ré-écrire l’histoire que tous ceux qui, de John Major à Tony Blair en passant par Gordon Brown, appellent à l’organisation d’un nouveau référendum, devraient méditer.

* The Complete Oxford Shakespeare, 1988, Oxford, vol. III, p. 1235.