« Le réel est là on dirait »: Jérôme Game (Salle d’embarquement)

Jérôme Game, Salle d'embarquement, Maison de la poésie

Salle d’embarquement, de Jérôme Game, s’apparente à un récit dans lequel son personnage – dans des moments de modification et de recomposition de ses perceptions – ne cesse d’observer à travers ses déplacements en photographiant avec un téléphone portable.

L’exploration du monde se fait dans des lieux de transit (aéroports), des lieux marchands (infrastructures de la grande distribution) et de représentation (ambassade, consulat), dans la standardisation et marchandisation, avec un souci de reconstruction du réel porté par de remarquables cadrages opérés sur celui-ci. L’environnement est enclin aux stéréotypes et à l’artificialité : hôtels standardisés avec piscine, aéroports. L’uniformisation s’opère dans la mondialisation. Les espaces (européens, américains, ou du continent asiatique) sont ceux de transit, le plus souvent extérieurs, dans les déplacements, ceux des transports (avions, autoroutes, train, autocars, ports). Dans un regard critique sur la société de consommation (« Écrin miroitant pour marchandises et clients immobiles ») et l’éclatement des possibilités géographiques, une phrase réitérée  interrompt le fil narratif  à diverses reprises dans les sections et questionne ainsi : « Mais où est-ce qu’on est là ? », « Mais où on est là ? », « On est où exactement là ? ».

Le livre s’ouvre sur une citation de Jean-Luc Godard et pose d’emblée la référence à l’image qui, si elle n’est pas spécifiquement cinématographique dans ce livre, reste omniprésente. Dans ces opérations de cadrage effectuées sur le réel, les connexions texte/photographie/film s’opèrent avec l’insertion dans le texte de nombreuses notations techniques issues du domaine du cinéma. L’ensemble du livre, dans sa dimension narrative portée par d’importantes hybridations avec la poésie, en particulier dans son aspect visuel, se structure autour d’un personnage, Benjamin, qui, en fin de récit, renonce à un emploi dans la grande distribution pour devenir photographe. Le lexique cinématographique très présent s’associe de façon concomitante avec des blocs de textes descriptifs comme autant de formats photographiques qui seraient à lire-voir sur l’écran-livre, des « textes photographiques ».

Dans la construction du texte, l’agencement des sections s’effectue dans la répétition d’une même numérotation : plusieurs sections intitulées I, la deuxième section II n’apparaissant qu’à la suite d’une série de sections I, en fin de volume, alors qu’un basculement s’opère au regard du personnage. Les sections sont narratives mais l’introduction de compositions s’orientant vers une poésie expérimentale permet d’alterner les formes dans un récit dominant. La composition visuelle introduit dans le récit des éléments graphiques provoquant des ruptures dans la linéarité et la narration. L’insertion de signes graphiques (symboles « pause », « play », etc.) marque une hybridation de la narration vers d’autres formes, un changement de rythme, une distance pouvant être prise avec le personnage du récit, une proximité avec le lecteur, permettant ainsi l’insertion sinon d’un commentaire, de ce qui pourrait être un regard-caméra (« Mais poursuivons, nous verrons bien »).

Des fragments issus de journaux intègrent le texte avec de nombreuses notations à caractère informatif. Dans la composition, on note aussi les  éléments d’un journal court (décollages d’avion avec brouillage des indications temporelles). L’utilisation d’une  langue simple, dans un lexique resserré, se déploie souvent à l’intérieur d’une construction syntaxique plus complexe avec un enchaînement de deux ou plusieurs propositions soumises à leur contraction. La complexité dès lors se situe dans une suite de propositions non coordonnées, condensées dans le déplacement des fonctions de mots au sein d’une même phrase, produisant un effet de collage syntaxique. L’agencement des propositions s’effectue dans la multiplicité des fonctions grammaticales ainsi redistribuées (« On voit l’aile gris-sale est immense »). L’insertion de mots en langue anglaise ponctue également le texte.

Les listes, dans leurs développements à caractère énumératif, resituent le monde dans sa globalisation et servent la critique sociale et politique inhérente à l’observation et la construction du réel. Se déploient dans les différentes sections : une suite de notations issues des écrans aéroportuaires d’embarquement  avec multiples destinations, un inventaire de titres de journaux internationaux et de magazines, une liste de chaînes de télévisions étrangères, une liste dans différentes langues, une liste de conteneurs provenant des zones portuaires, une énumération de produits alimentaires et ménagers, une liste de lieux, d’aéroports internationaux, de compagnies aéroportuaires internationales, une liste de photos à prendre, la réitération d’une action avec suite de lieux, des actions communes et l’éclatement des possibilités géographiques, une liste publicitaire de marques, etc. L’inventaire permet ici d’appréhender le réel dans son caractère protéiforme. Il renvoie de façon conjointe à une perspective descriptive et critique ainsi qu’à  l’oralité, faisant appel au travail performatif de Jérôme Game.

Dans l’hétérogénéité des matériaux, très marquée à certains endroits du texte, et le montage, la construction et le questionnement du réel s’opèrent en lien étroit avec le récit, au sein même de la narration. « Le réel a partie liée avec le récit (…) avec toutes formes de récit (une installation, un cadrage, un montage, ce sont des opérations de récit » (entretien avec Jérôme Game, dans la revue La vie manifeste). « Le réel est là on dirait, se déplie, bouge, s’étend en images pures, les unes à travers les autres, les unes malgré les autres, comme si le monde demeurait toujours à nouveau visible depuis un autre angle et que c’était à nous de le chercher, de le débusquer et donner à voir ce qui a lieu ».

 

Jérôme Game, Salle d’embarquement, éditions de l’Attente, 2017, 152 p., 12€50
Jérôme Game sera à la Maison de la poésie le mardi 26 septembre à 19 h pour une lecture de Salle d’embarquement.
Toujours à la Maison de la poésie, il sera aux côtés de Liliane Giraudon et Frank Smith le 13 octobre, pour une soirée « Poésie & film » organisée par Emmanuèle Jawad et remue.net.