Duras : « La littérature, tout lui appartient. Elle prend et refait » (2/2)

L'Amant - Minuit

Cher Loïc Prigent, je reprends ici ma réponse à votre reportage paresseux et poussif sur Duras. Ça vous a sans doute amusé de le faire, ça m’amuse de vous répondre pour redéfinir les contours biaisés que vous avez esquissés à propos de ce grand auteur. C’est le pouvoir incantatoire du style M.D. dont je vais m’occuper ici, fait de pauses et de silences dont jamais Bernard Pivot n’a été gêné (que peut faire dire la télé qui n’a jamais été vérité ? Vous avez raison sur un seul point Loïc Prigent, Duras s’inquiétait de l’information qui allait bientôt nous envahir et nous trahir… Mais vous-même, pourquoi êtes-vous si inquiet devant le silence ?). A vrai dire, Pivot a, tout au long de cette émission, été séduit par cette vielle dame qui parle comme un livre écrit. Essayez de vous arrêter à écouter cette intelligence – les révolutions, parfois, ne font pas de bruit.

La patience du cri silencieux de la littérature revient à Duras en particulier avec l’anaphore. Cher vous, toujours le même, Duras sait dire et redire, ses silences étaient précieux. L’anaphore souligne l’expressivité du langage, comme l’hyperbole. On le sait, on peut facilement consulter les dictionnaires de rhétorique. C’est une figure phare du style oratoire qui a partie liée avec le mythe. Comme l’hyperbole, elle transgresse, sacralise, reconduit la littérature à sa source. Repetere en latin signifie « reprendre, recommencer », c’est donc tenter de revenir au moment initial, au geste inaugural de la parole. C’est toujours envisager la parole comme acte créatif, acte incessant du dire. Redoubler, revenir, appeler et rappeler, c’est aussi le style qui est employé dans les grandes prières et en poésie. Mais ça, les Loïc Prigent ne le voient pas. Ils préfèrent ridiculiser la femme écrivain car c’est plus vendeur à la télé qu’un reportage sur la finesse de son style. Quoi qu’il en soit, dans ce chant anaphorique qui est mémoire et qui remémore, prend naissance la mélodie, la maladie du dire durassien, anaphore qui charme et enchante : « Parfois il dit le nom tout entier. / Parfois il dit seulement le prénom. / Parfois le nom seul. Il ne sait plus dire aucun autre mot. ». Dans cette répétition utilisée par le marin à propos de l’identité d’Aurélia Steiner, se dit le rituel toujours à l’œuvre qui charme et ravit le lecteur. Dans un magnifique entretien avec Hubert Nyssen, Duras reconnaît bien qu’il existe « une fonction magique de l’écriture » et que c’est précisément par « la répétition », en cherchant « une syntaxe musicale », qu’elle a rendu le « thème de la faim » dans Le Vice-consul. Si l’anaphore au sens strict du terme est un trait particulier du récit : « Il se tait. Elle lui parle. Il se tait. Il se tait complètement après avoir dit », ce sont les motifs qui reviennent souvent dans ce texte, comme le chant de la mendiante, sa marche, sa souffrance, la souffrance du vice-consul, « l’homme du Lahore » ou encore la présence envoutante d’Anne Marie Stretter.

M.D. incantatoire 

Les anaphores assurent le pouvoir magique de l’écriture durassienne. On sait que ces répétitions concernent souvent une sorte de cérémonial qui a lieu autour du pronom personnel. Comme dans ce passage de Les Yeux bleus cheveux noirs où le système anaphorique doublé par le chiasme, crée presque un jeu de miroir, où le « il » se reflète dans le « elle » pour donner au lecteur la sensation de la perte de l’amant, perte orphique qui toujours guette :

Le jeune étranger rejoint la jeune femme. Comme elle, il est jeune. Il est grand comme elle, comme elle il est en blanc. Il s’arrête. C’était elle qu’il avait perdue. La lumière réverbérée de la terrasse fait que ses yeux sont effrayants d’être bleus. Quand il s’approche d’elle, on s’aperçoit qu’il est plein de la joie de l’avoir retrouvée, et dans le désespoir d’avoir encore à la perdre.

Dans L’Amant Duras joue encore du miroir avec l’anaphore du pronom « elle » et du prénom et nom « Hélène Lagonelle », anaphores qui produisent un écho incessant et vertigineux avec la consonne « l » ainsi qu’avec le nom tronqué « Hélène L. » :

Hélène Lagonelle ne va pas au lycée. Elle ne sait pas aller à l’école, Hélène L. Elle n’apprend pas, elle ne retient pas. Elle fréquente les cours primaires de la pension mais ça ne sert à rien. Elle pleure contre mon corps, et je caresse ses cheveux, ses mains, je lui dis que je resterai avec elle au pensionnat. Elle ne sait pas qu’elle est très belle, Hélène L. […] Elle. Hélène L. Hélène Lagonelle. Elle fera finalement ce que sa mère voudra. Elle est beaucoup plus belle que moi, que celle-ci au chapeau de clown, chaussée de lamé, infiniment plus mariable qu’elle, Hélène Lagonelle, elle, on peut la marier […] Hélène Lagonelle, elle, elle ne sait pas encore ce que je sais. Elle, elle a pourtant dix-sept ans.

De ce jeu répétitif dans lequel se noie le sens, Duras dote aussi la conscience de ses personnages :

[Nevers est une ville qui me fait mal.]
[Nevers est une ville que je n’aime plus.]
[Nevers est une ville qui me fait peur.]
Elle ajoute prise à son jeu.
ELLE
C’est à Nevers que j’ai été le plus jeune de toute ma vie…
LUI
Jeune-à-Ne-vers.
ELLE
Oui, Jeune à Nevers. Et puis aussi, une fois, folle à Nevers.

On comprend alors que ce qui hante l’auteur, les personnages, le texte, c’est un acte de langage. Ce qui s’engendre sans cesse est une réactualisation du dire, comme évènement premier. L’anaphore est litanie qui participe à la fois de l’oubli et de la remémoration de l’amour et de la mort : « Césarée / Césarée / L’endroit s’appelle ainsi / Césarée, Cesarea. […] Arrachée à lui / Au désir de lui / En meurt. ». Comme si le langage était à chaque fois mis à l’épreuve de sa propre disparition. C’est ainsi que les anaphores les plus symptomatiques de ce style, concernent les verbes déclaratifs comme dire, demander ou encore raconter et écouter. L’usage de dire, demander, répondre se révèle particulièrement dense dans La Maladie de la mort, comme à vouloir accompagner une parole qui voudrait s’inscrire davantage sur la page, de peur de s’effacer :

Elle vous demande de lui dire clairement. Vous lui dites : Je n’aime pas. Elle dit : Jamais ? Vous dites : Jamais. Elle dit : L’envie d’être au bord de tuer un amant, de le garder pour vous, pour vous seul, de le prendre, de le voler contre toutes les lois, contre tous les empires de la morale, vous ne la connaissez pas, vous ne l’avez jamais connue ? Vous dites : Jamais. Elle vous regarde, elle répète : C’est curieux un mort. Elle vous demande si vous avez vu la mer, elle vous demande si le jour est venu, s’il fait clair. Vous dites que le jour se lève, mais qu’à cette époque de l’année il est très lent à envahir l’espace qu’il éclaire. Elle vous demande la couleur de la mer. Vous dites : Noire. Elle répond que la mer n’est jamais noire, que vous devez vous tromper. Vous lui demandez si elle croit que l’on peut vous aimer. Elle dit qu’en aucun cas on ne le peut. Vous lui demandez : A cause de la mort ? Elle dit : Oui, à cause de cette fadeur, de cette immobilité de votre sentiment, à cause de ce mensonge de dire que la mer est noire. Et puis elle se tait.

La parole rapportée semble aussi vouloir arracher à l’oubli cet échange dialogal qui pourrait s’égarer dans l’éphémère de la conversation. L’écoute aussi est nécessaire pour éviter que la parole soit engloutie dans l’indifférence. L’anaphore vient renforcer donc l’exigence auditive dans Le Navire Night : « Écoutez encore. Essayez. Essayez encore. Comment voir cet amour ? Ecoutez. Sous les voûtes du fleuve, ce déferlement. Écoutez… » ; et dans Hiroshima mon amour : « Écoute… Je sais… Je sais tout. Ça a continué. Rien. Tu ne sais rien. […] … Écoute-moi. Comme toi, je connais l’oubli. ». Profond et éternel appel de la parole qui inscrit dans le récitatif sa volonté d’exister dans cet espace originel. L’anaphore creuse et relance cet accent de mémoire qui est offert en partage à celui qui sait écouter. Comme l’hyperbole, l’anaphore accompagne l’accent mythique des textes de Duras. L’auteur avoue à Michelle Porte : « — Et peut-être qu’en effet on rejoint la tradition des conteurs qui seraient des écrivains oraux, en somme ; le conteur a le même pouvoir que l’écrivain. ».

La mémoire collective se forme donc d’après le dire et l’écoute, elle résulte d’une certaine disposition de percevoir, qui subit l’épreuve de la bouche et de l’oreille. Répéter signifie donc commencer et recommencer le mouvement de la parole dans un geste incessant qui en trouble pourtant les contours. Car de la même manière que l’hyperbole, l’anaphore participe de la même tension. La répétition peut certes ensorceler, mais, pour reprendre Blanchot, l’ « emphase de la réitération » finit toujours par conduire au silence. C’est vers le silence que l’amour mythique de Roma finit par se diriger : « — A ce moment de l’histoire, on ne voit plus que l’interminable ressassement de la phrase du prince : Un jour, un matin, un bateau viendra qui vous ramènera à Césarée, votre règne. Cesarea. ». A force de se dire et de se réécrire, cette histoire doit toucher à l’oubli pour être à nouveau prête à être relancée. Hyperbole et anaphore conduisent le texte de Duras vers le caractère sacré du mythe, mais c’est pour demander au texte d’accomplir un véritable sacrifice : disparaître. Parce que c’est en touchant au paradoxe de la disparition que le texte pourra renaître.

C’est un infini ressassement que l’hyperbole et l’anaphore font vivre à l’écriture de Duras. Il s’agit d’une écriture qui s’inscrit déjà, dans une entreprise plus globale de réécriture. Cette configuration stylistique appelle, à travers l’excès et l’incantation, le mythe. Mais ce qui se révèle mythique est la parole qui désire être remise à la communauté dans son illimité du dire. Le style et l’écriture de Duras épousent donc l’idée du mouvement et éprouvent ce vertige de courir « sur la crête des mots », selon son expression, à travers ce que l’auteur appelle « écriture courante ». Duras se mesure aisni à la modernité de son époque en confiant à son œuvre les procédés à travers lesquels elle veut lui faire atteindre son autonomie. L’écriture deviendra ainsi écriture du partage parce qu’elle communie et se donne à l’avènement d’un lecteur qu’elle souhaite faire devenir « fabulateur ». Elle sera également cette écriture du moi de l’auteur qui met en doute sa propre existence et trace donc tous les fragments de sa fable dont seule l’absence sera la vérité (je vous promets un prochain épisode Duras à propos de son écriture semi-autobiographique).

Car il faut bien savoir que pour Duras le livre est comme une « autoroute de la parole » ; pressenti par l’auteur pour être le lieu de la « cohue des paroles » pouvant circuler dans tous les sens et « sortir du sens », il finira au bout du compte par avoir une direction donnée. Mais le mouvement sera toujours son exigence première : « il restera un livre qui veut aller partout et qui ne va que dans un seul endroit à la fois et qui reviendra et qui repartira encore ». C’est ainsi que Duras accompagne l’avenir de la modernité qui dit à tout contemporain de quelle manière résonne l’incessante présence de sa disparition.

Alors, avant d’hystériser et faire jouer les stéréotypes, lisez M.D., c’est forcément sublime.