Petits Poëmes en Pause : #1. L’Idylle sidérée

« He had moved amid her phantasmagoria,
Amid her galaxies,
NUKTOS AGALMA »

(Ezra Pound, Mauberley)

Parfois, des années plus tard, on se rappelle d’une nuit où on a pleuré sur un quai de gare ou d’un chemin dans le sable, avec l’océan au bout, où l’on s’est senti heureux. On retrouve l’odeur des rails ou l’odeur du caillebotis, on retrouve le ciel nocturne ou, passée par-dessus la dune, l’haleine fraîche de la mer, mais l’on ne se souvient plus de qui faisait notre bonheur ou nous avait fait pleurer. Ces sensations indélébiles qui remontent du passé, cette évidence concentrée n’ont plus de nom ni de visage […] — Je compare l’impact anonyme de leur émotion intacte à l’effet de poésie : « (Orchid), mandate / Of Eros, a retrospect. »  Un court poème d’André Chénier, imité d’une idylle de Bion ou de Moschus, chante cette anamnèse d’une heure anonymée :

(Paraphrase). La lune n’étant pas levée, un marcheur nocturne demande à Vénus, l’étoile du soir, de lui prêter sa lumière jusqu’à certain tilleul au pied d’une colline (1-4). Pour obtenir son secours, il lui assure que ses intentions ne sont pas mauvaises (5-6). Il aime et court dans la nuit vers une « nymphe » que sa beauté distingue des autres belles comme son éclat distingue Vénus parmi la troupe d’étoiles que conduit la lune, avatar de Diane (7-10).

Le poème est une supplique. Le poète adresse sa prière à Vénus Urania, l’étoile du berger. Il lui parle dans un but précis : afin qu’elle éclaire ses pas, perdus dans une nuit sans lune. — Et puis quelque chose se passe, qui déroute l’amoureux. Il faut relire l’idylle de Bion, ancien poète bucolique, dont s’inspire André Chénier :

« Hesper, brillante lumière de l’aimable Vénus, Hesper chéri, ornement sacré d’une nuit azurée (kuaneas hieron nuktos agalma) ; toi qui l’emportes autant sur les autres astres, que la Lune l’emporte sur toi, salut, étoile bien-aimée. Le cœur joyeux, je cours chez un berger. Prête-moi ta lumière au défaut de la Lune, puisque celle-ci, recommençant aujourd’hui sa carrière, a disparu plus tôt. Je ne vais point voler, je ne vais point attaquer ceux qui voyagent pendant la nuit : j’aime, tout ne doit-il pas s’intéresser à un amant ? »

Malgré la fidélité quasi littérale de l’imitation, on remarque à la lecture le déplacement des matières. Le poète de Smyrne, après avoir adressé sa prière à l’étoile du soir, conclut sur une clausule qui avoue le motif de sa course nocturne (« j’aime ») et redouble ce motif d’un argument en faveur de l’amour (« tout ne doit-il pas s’intéresser à un amant ? »). Jusqu’au dernier vers de l’idylle, le poète s’entête dans son but. Vénus reste son auxiliaire. Rien ne saurait le distraire de l’objet de son entreprise. L’acte de parole du poème n’est pas une digression ; c’est un détour nécessaire pour obtenir les moyens de parvenir à ses fins : pour rejoindre son berger, il a besoin d’une lumière qui l’éclaire dans la nuit.

Un tout autre dispositif biaise l’idylle française et en désoriente la fin. Chénier avoue son but au milieu du poème (« J’aime ») et puis, à la faveur d’une comparaison, le poème remonte, dirait-on, et s’achève dans le ciel : « Une nymphe adorée, et belle entre les belles, / Comme, parmi les feux que Diane conduit, / Brillent tes feux si purs, ornement de la nuit. » Dans les derniers vers du poème, le regard de l’amoureux reste fixé sur l’étoile qu’il contemple pour elle-même et à qui, au contraire de Bion, il ne demande plus rien. Le mot de « sidération » vient du mot sidus qui veut dire étoile ou constellation. L’amoureux des deux derniers vers est un poète sidéré par la beauté lumineuse de l’étoile qui, brusquement, n’est plus tant l’auxiliaire de son désir que l’objet de son amour et le sujet de son idylle. Le régime poétique est le régime du comparant : celui-ci y dénoue l’entrave qui le lie au comparé (ici, la nymphe anonyme) et l’image s’épanouit dans l’excursus d’une louange qui ne marchande plus son désir.

L’indice de cette sidération, qui est le fait poétique dans son rouage le plus simple, se détecte dans l’image (hieron nuktos agalma) que Chénier reprend de Bion, mais qu’il déplace des premiers vers à la clausule de son idylle : « Brillent tes feux si purs, ornement de la nuit ». Le poète ne négocie plus, il ne flatte plus l’étoile pour qu’elle lui serve de guide. On sait que le mot de cosmos (d’où dérive « cosmétique ») signifie d’abord « coffret à bijoux » et ne sert qu’en un second temps, par le biais d’une catachrèse, à nommer la voûte céleste, cet écrin diamanté de feux. Le nuktos agalma de Bion est le « joyau de la nuit ». À la coda de son poème, saisi d’un ravissement qui abolit l’anecdote de son escapade nocturne et l’identité de sa nymphe, Chénier contemple sidéré la scintillation de ce bijou du ciel :

« Comme, parmi les feux que Diane conduit, / Brillent tes feux si purs, ornement de la nuit. »

La poésie est effraction. Jusqu’alors aveugle au monde, verrouillé dans son dessein, l’amoureux s’arrête, regarde le ciel. Les œillères de son désir tombent comme des écailles. Dans son amour obnubilé, quelque chose se desserre et quelque chose s’éclaircit. Il n’attend plus rien de la nuit que sa brillante beauté : « He had moved among her phantasmagoria, / Amid her galaxies, / NUKTOS AGALMA. » C’est le moment poétique. L’amoureux oublie son intrigue ; il voyage dans les galaxies. La poésie le rouvre au monde, à la présence du monde. La myopie de son désir s’en retrouve sidérée. À ce raptus d’une présence qui l’arrête dans sa course et l’ouvre à la voûte nocturne, il aura suffi d’une image : nuktos agalma, « ornement de la nuit ». Serti au bout du dernier vers, ce bijou métaphorique est ce que l’ancienne rhétorique appelle une « imago agens ». Elle correspond, dans le poème, à ce qu’en pharmacologie on appelle le « principe actif ». Elle est l’image dont le lecteur éprouve le magnétisme ; elle est la charge poétique dont le contact électrocute et vous change en « inspiré ». Dans la courte idylle de Bion, c’est le « nuktos agalma » qui poignit le cœur de Chénier et le changea pour une heure en organe poétique. Entre le Chénier des Élégies et le Pound de Maulbery, de nombreux poètes ont subi l’imago agens de Bion et, comme hypnotisés, chanté son magnétisme : « Chère étoile du soir, belle lumière d’or / De l’aimable Aphrodite, ornement et trésor / Du noir manteau des nuits… » (Sainte-Beuve) ; « Pâle étoile du soir, messagère lointaine […] / Tu fuis en souriant, mélancolique amie, / Triste larme d’argent au manteau de la nuit. » (Musset), etc.

Si la lune ne brille pas encore dans l’invocation qui ouvre l’idylle de Chénier (« […] de son front délicat, / Puisque Diane encor voile le doux éclat »), elle se lève comme par miracle dans la comparaison sur laquelle se clôt le poème : « Comme parmi les feux que Diane conduit, / Brillent tes feux si purs, ornement de la nuit. »). Au présent ponctuel de l’heure nocturne, la comparaison substitue le présent éternel du temps mythologique. Par le truchement de l’image, les étoiles se transforment en cette troupe des nymphes qui suivent Diane chasseresse dans ses courses en forêt. Cette addition de Chénier au poème qu’il imite signe le sens profond qu’il donne à son idylle. Il dit de sa « nymphe adorée » qu’elle est « belle entre les belles », or la plus belle des nymphes de Diane n’est autre que Callisto — nom dérivé de kalos dans sa forme superlative : Kallistè ou « la plus belle ». En tant que suivante de Diane-Artémis, Callisto devait rester pure : violée par Zeus et incapable de cacher sa grossesse aux yeux de Diane avec qui elle se baignait nue, elle fut d’abord changée en ourse et puis en la constellation : la Grande Ourse ou Ursa Major. Cette triste histoire de la nymphe Callisto figure sous forme d’allusion dans les « feux si purs » dont brille l’étoile de Chénier. L’amoureux courait dans la nuit « trouver des ardeurs mutuelles » ; il allait, à l’instar de Zeus, souiller sa « belle entre les belles ». La nuit étoilée le sidère et il s’arrête en chemin. Aux feux sensuels de l’idylle se substituent les « feux si purs » de l’étoile ravissante qui métamorphose l’amoureux en poète contemplatif, lui fait oublier sa nymphe, l’ouvre à l’amour sans objet du ravissement poétique. « Le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir », écrirait René Char. Chénier l’avait dit autrement, par le biais d’une addition dans une idylle érotique changée en poésie pure.

« Vaghe stelle dell’Orsa, io non credea / Tornare ancor per uso a contemplarvi… »

« Astres errants de l’Ourse, à peine aurais-je cru… » Giacomo Leopardi adresse aux étoiles de l’Ourse son poème Le Ricordanze, consacré aux souvenirs de ses amours enfantines. Si la poésie des anciens était fille de Mnémosyne, déesse de la Mémoire, c’est que l’alchimie du poème ressemble à celle du souvenir. Du passé qui remonte en lui, il efface les passions, il efface les visages et ne retient que les lieux. Privée de verbe et d’objet, sa langue accumule des phrases construites de seuls circonstants (de manière, de temps, de lieu). De l’événement vécu, son idiome ne conserve qu’une seconde médusée. André Chénier trouva l’image de cette alchimie poétique. Dans un fragment de son Hermès, il compare l’instant vécu commémoré dans le poème au léger « insecte volant » que, tombée du haut d’un pin, une goutte d’ambre captive : « Tombe odorante où vit l’insecte volatile, / Dans cet or diaphane il est lui-même encor, / On dirait qu’il respire et va prendre l’essor. ». Ambre, en grec, se dit elektron. Le saisissement poétique électrocute le désir, court-circuite ses objectifs. Les yeux rivés sur une étoile, oubliant sa belle et son but, l’amoureux de l’idylle de Bion réécrite par Chénier est cet insecte étincelé dans la perle qui l’éternise.