« Pop-up de vies éventuelles »: extensions du domaine de l’existence

Pierre Bayard © Christine Marcandier

Pourquoi la littérature se limiterait-elle à la saisie d’un monde, pourquoi cette barrière du singulier, comme dans ces rédactions que nous avons tous rédigées, enfants, sur ces livres qui nous permettraient de nous identifier à une autre existence ? Ce sont bien des mondes et des vies parallèles que nous proposent un roman et un essai, signés Andrew Sean Greer et Pierre Bayard. Croisons-les pour multiplier ces possibles, ce « pop-up de vies éventuelles ».

Comme le montre Pierre Bayard, l’hypothèse des vies parallèles s’est développée selon deux lignes historiques et disciplinaires elles-mêmes parallèles, implantant peu à peu cette fiction séduisante dans notre culture : la science et la science-fiction. Présente dans l’imaginaire humain depuis la nuit des temps, elle se trouve formulée par Auguste Blanqui en 1872 (L’Éternité par les astres), pour qui existences individuelles, destins collectifs, événements historiques sont pris dans une multiplication de possibles.

C’est cependant au début du XXè siècle, avec la théorie des quantas, que ces hypothèses poétiques trouvent un fondement scientifique, puis dans les solutions trouvées à l’expérience du chat de Schrödinger (menée en 1935), ce chat « dans la situation singulière d’être à la fois vivant et mort » (…tant qu’on n’ouvre pas la boîte dans laquelle on l’a enfermé). Un espace mental nouveau s’ouvre, « celui de la superposition ». Et Pierre Bayard de dérouler le roman de cette histoire scientifique des univers parallèles, avec Everett, DeWitt, Deutsch, Tegmark, Hawling qui tous considèrent « cette hypothèse comme parfaitement plausible, même si elle est difficile à démontrer ».

La science-fiction, elle, joue de ces univers parallèles depuis longtemps : le récit se fait voyage, interrogation de ses moyens, jeu de conséquences sur l’univers quitté. Et Bayard d’évoquer littérature et cinéma — Le Voyageur imprudent de Barjavel (1943) et son paradoxe du grand-père ; Retour vers le futur de Zemeckis — ou la série Sliders. Ces films, romans ou épisodes confrontent les personnages à d’autres versions d’eux-mêmes ou du monde qui les entoure, doubles, avatars, superpositions d’espaces/temps… Rien de nouveau dans ces exposés, pourriez-vous objecter. Sinon à considérer que ces hypothèses ne sont pas des divagations ou de riches excursions poétiques mais des affirmations sérieuses.

se situe Pierre Bayard, considérant qu’il ne se contente pas d’écrire cet essai mais se livre en même temps à toute une série d’autres activités, « dans une infinité d’univers simultanés » qu’il détaille dès le Prologue : acteur hollywoodien amant de Scarlett — « son corps n’est pas seul à m’attirer. Le nom que porte Scarlett est celui du rêve » —, enquêteur criminel, chef d’orchestre et ghostwriter (terme anglais pour le « nègre », fantôme d’écrivain, littéralement, comme une énième inscription de vies souterraines).

On pourrait ajouter que chacun des essais de Pierre Bayard, que chacune de ses questions faussement saugrenues en titres, depuis le séminal Paradoxe du menteur, sont déjà une démultiplication des lectures, une ouverture vers des mondes autres, hypothèses d’ailleurs qui font retour vers le ici et maintenant.

L’essai se poursuit par une Typologie des univers parallèles, lectures stimulantes de 1Q84 de Murakami, de Freud, Frédérik Pohl (L’Avènement des chats quantiques), Kafka, Nabokov, en une analyse de situations et phénomènes que nous avons tous connus : le «déjà-vu», l’expérience de l’altérité, celle de la rencontre amoureuse. Ainsi se voient tissées des théories — du passage, des échos, des univers intérieurs —, permettant à Bayard d’esquisser un modèle topique puis de se demander combien, en définitive, il existe de Dostoïevski. Mais le modèle est évidemment fuyant et il va rapidement demander une extension : comment même imaginer des bornes à ce qui s’offre comme un infini ?L’essai de Pierre Bayard trouve son origine dans une phrase de Borges, citée en épigraphe, déployée dans l’ensemble du livre, dans cette désormais fameuse image d’un « jardin aux sentiers qui bifurquent », représentation d’un univers dans lequel la « trame » de « temps qui s’approchent, bifurquent, se coupent ou s’ignorent » « embrasse toutes les possibilités », un temps qui « bifurque vers d’innombrables futurs ». Ou d’innombrables passés, dans le roman d’Andrew Sean Greer Les Vies parallèles de Greta Wells, la bien-nommée pour explorer le temps.

 

« Une fois au moins, il nous est arrivé l’impossible » : la photographe Greta Wells vit à New York en 1985. Son frère Félix vient de mourir du sida, et son amant, qu’elle a trop longtemps négligé, l’a tout juste quittée pour « essayer une autre vie, en un sens ». Elle tombe dans une grave dépression, que les cachets ne peuvent soulager. Une phrase prononcée par son frère la hante : « Madame, quand vous étiez petite, c’est cette femme-que vous rêviez de devenir ? ». Cette réplique, adressée à une passante acariâtre, pourrait être un simple bon mot, mais elle provoque un séisme intérieur en Greta, reviendra comme un leitmotiv, rythmant le récit comme les pensées de son personnage central. Elle-même, est-elle cette femme-là qu’elle avait rêvé de devenir ? Plongée dans le souvenir douloureux de son enfance avec Félix, dans le regret d’une relation amoureuse ratée, Greta s’enfonce dans une tristesse insondable — « la véritable tristesse (…) est une créature des abysses qui ne se laisse jamais voir ». « Je vivais là. A l’automne 1985. J’aurais tellement voulu vivre à une autre époque, n’importe laquelle. Au lieu de ce temps infesté de chagrin et de mort ». « Partout, la vibration silencieuse de New York, l’hiver », une ville qui semble elle aussi se diffracter, la lumière des cafés projetée « sur les murs comme des éclats de verre ».

Greta se tourne vers le docteur Cerletti qui tentera sur elle une vingtaine de séances d’électroconsulsivothérapie, une manière de l’extraire d’elle-même, de la soigner par des électrochocs. L’expérience prend la forme d’un conte impossible : voilà Greta projetée dans des époques antérieures, 1918 et 1941 s’ajoutent à 1985, « ce qui faisait au moins trois existences à mener ». Le lieu est le même, la maison familiale de Greenwich Village, les êtres qui l’entourent portent les mêmes identités mais tout est autre. En 1918, Félix est bien vivant mais il est marié avec la fille d’un sénateur. Alan, son compagnon en 1985, est son avocat. En 1941, Greta a épousé Nathan, ils ont même un fils… Le temps est devenu un dédale et une galerie des glaces, aux reflets changeants.

Les vies de Greta sont « parallèles » dans le titre français, « impossibles » dans le titre américain (The Impossible Lives of Greta Wells) mais impossible n’est pas fiction chez Andrew Sean Greer, ou, comme le comprend bientôt Greta, « l’impossible avait cessé de m’étonner ». La singularité de ce voyage dans des temporalités parallèles est de ne pas appartenir à la science-fiction, d’effectuer un trajet inverse en quelque sorte, vers le passé, des versions antérieures de soi et des autres. Mais ce que la Greta de 1985, qui peu à peu trouve ses repères en 1918 et 1941, accomplit dans le passé a évidemment des incidences. Le dédale se fait jeu de dominos…

Les époques choisies par Andrew Sean Greer ne sont évidemment pas neutres : ces trois temporalités sont des moments de crise, de remise en question de l’Histoire et de l’ordre du monde. Qu’il s’agisse des lendemains immédiats de la première guerre mondiale, de la veille de l’entrée des Etats-Unis dans le second conflit mondial ou de l’épidémie du sida en 85, les représentations et certitudes vacillent. La force du roman de Greer — par ailleurs très classique — est dans ce tissage de l’individuel et du collectif, dans sa manière d’interroger un ordre du monde par ces vies potentielles et de mettre ainsi en récit l’évolution des mentalités (la place des femmes, celle des homosexuels) dans une société en pleine mutation. « Qu’est-ce que cela change, l’époque à laquelle nous naissons ? », « Comment appelle-t-on le temps dont on est absent ? », se demande Greta. « Comment s’appelle cette brèche dans le temps ? » : la fiction, sans doute, qui interroge le réel, nos croyances, nos certitudes, remet en cause par l’hypothèse, l’autre et l’ailleurs.

« Il existe, paraît-il, de nombreux mondes. Autour du nôtre, entassés comme les cellules de notre cœur. Chacun a sa logique propre, sa physique, ses lunes et ses étoiles. Nous ne pouvons pas nous y rendre — on ne survivrait pas dans la plupart. Certains, pourtant, je l’ai constaté, sont très semblables au nôtre — à l’instar des mondes magiques dont ma tante s’amusait à nous parler. Si tu fais un vœu, un autre monde se forme dans lequel ce vœu se réalise, même si tu ne t’en rendras jamais compte. Et dans ces mondes il y a des endroits que tu aimes, des gens que tu aimes. Dans l’un d’eux, qui sait, tout s’inverse, le juste devient l’injuste et la vie est comme tu la souhaites. Que se passe-t-il si on trouve la porte ? Et que l’on possède la clé ? Car nous le savons tous : une fois au moins, il nous est arrivé l’impossible ».

Andrew Sean Greer, Les Vies parallèles de Greta Wells (The Impossible Lives of Greta Wells), traduit de l’anglais (USA) par Hélène Papot, Points, 309 p., 7 € 20
Pierre Bayard, Il existe d’autres mondes, Minuit, collection « Paradoxe », 2014, 160 p., 15 €