Face à lui-même : l’Allemagne de Jean-Luc Godard (épisode 2)

« Au tournant des années 80 et 90, un jeune universitaire, cinéphile et historien, fait des recherches sur un scénario perdu qu’un vieux cinéaste russe voulait tourner sur la Révolution française. Son enquête le conduit de Moscou à Paris, d’Arras à Barcelone, de Naples aux archives d’un studio de Hollywood, et jusqu’à Berlin au moment de la chute du mur. C’est dans la capitale allemande, quand l’Ouest se retrouve tout à coup seul et face à lui-même après la dissolution de l’Est, que l’histoire, menée comme un film d’espionnage, se nouerait. Peut-être. Car si en apparence l’Ouest a gagné, c’est au prix d’une étrange victoire. L’occident a envahi le pays de la fiction et volé le scénario de la Révolution parce qu’il ne sait plus quoi inventer. »

L’Ouest ne sait plus quoi inventer, Thierry Froger vole et prête ces mots à Godard. La mission du Bicentenaire de la Révolution française aurait fait à Godard une commande pour participer avec un film de son cru à la grande fête de 1989. Froger écrit à sa place le scénario qui évolue tout au long de son roman Sauve qui peut (la révolution) en parallèle à deux autres intrigues. Dans un montage rusé entre phrases godardiennes et invention du romancier, Froger a condensé dans ce passage plusieurs projets réellement menés par Godard, aboutis ou non, dans ce film inventé qui devait s’appeler Quatre-vingt-treize et demi, – en indiquant déjà par le titre que Godard est en retard sur des commandes comme celles-ci, dont il utilise l’acompte pour financer ses projets personnels. Nouvelle Vague, par exemple, présenté en 1990 à Cannes. En quelques lignes, Froger dessine ici aussi les prémisses d’Allemagne neuf zéro et de Les enfants jouent à la Russie, sans parler des associations moins visibles. Allemagne neuf zéro paraît lors d’une conférence de presse à Cannes en 1991 comme un film sur la disparition d’Allemagne. « Il n’y a plus d’Allemagne », dit alors Godard. Si la vraie, du moins la conscience de l’Allemagne se trouvait à l’Est, elle s’est dissoute, autodissoute. Mais l’Est dans Les enfants jouent à la Russie est aussi le pays de la fiction, d’où son attrait pour l’Ouest qui « ne sait plus quoi inventer ».

Le champ entre histoire et fiction est dressé, l’histoire toujours à prendre dans ce double sens qu’évoque Godard si bien dans un entretien-fleuve avec Serge Daney en 1988, dont des fragments se retrouvent dans son Histoire(s) du cinéma : « Le cinéma, enfin à mon idée ou mon désir et mon inconscient, qui maintenant peut être exprimé consciemment, c’est que c’était la seule façon de faire, de raconter, de se rendre compte, moi, que j’ai une histoire en tant que moi, mais s’il n’y avait pas le cinéma je ne saurais pas que j’ai une histoire en tant que moi, si tu veux, c’était la seule manière, et qu’il fallait, moi, je lui devais ça, si tu veux, comme un calviniste ou luthérien qui a ce côté toujours coupable ou maudit comme disait Marguerite, elle disait que j’étais maudit (et j’ai pas… ça m’a inquiété…), mais qui était la seule façon, si on peut jamais raconter une histoire ou faire de l’histoire. Et ça ne s’est jamais fait (du reste). »

Il y ressort une immense solitude, son histoire et la solitude de l’histoire, celle du cinéma traversent le musée personnel de Godard. Il n’est alors pas étonnant qu’il soit intéressé, lorsqu’en juin 1989 la société Brainstorm le contacte pour une série en quatre volets, intitulée Solitude : un état et des variations, destinée à l’émission nocturne La 25e heure de l’Antenne 2 (aujourd’hui France 2). Parmi les quatre réalisateurs prévus (Godard, Wenders, Kubrick, Bergman), Godard est le seul à réaliser ce film sur la solitude, mais en déplaçant « l’état » vers « l’État ». C’est-à-dire que ce ne fut qu’à condition de pouvoir peupler cette solitude, de traiter la solitude d’un pays entier que Godard a accepté la commande. Ce sera Allemagne neuf zéro, titre gigogne à plusieurs entrées, comme nous allons le voir. Ce fut aussi une bonne raison pour aller en Allemagne de l’Est, pays par lequel il « a toujours été vaguement attiré » sans vouloir y aller « juste en touriste ».

Cependant, après y être allé une première fois pour les repérages, il cèdera ensuite, empêché par une grippe, la tâche des tournages extérieurs à son assistant-réalisateur associé Romain Goupil et à Hanns Zischler, à la fois le personnage de Zelten dans le film et fin observateur de la RDA. C’est le guide que Godard avait choisi pour sillonner les lieux de cette Ex-RDA en voie de disparition, Zischler l’a amené dans ce village de Werbelin qui fournit un décor saisissant dans le film, comme ce dernier le dira plus tard : « De gigantesques excavatrices armées de long bras pilonnent le pays au sud-est du village. Les chenilles rampent en laissant de larges empreintes vers Werbelin et elles auront dévoré le village dans quelques mois. Nous considérons muets le spectacle infernal, ici en plein air il est absolument impossible de s’entendre. »

Zischler insiste aussi sur le fait qu’il faut peu de choses à Godard pour camper un scénario inexistant au préalable, un moulin à vent, une route pavée, un village abandonné et menacé par des excavatrices, un étang boueux, la lumière d’hiver. D’une manière plus sceptique Goupil résume sa nouvelle coopération avec Godard après des années d’ignorance mutuelle – il a été assistant sur Sauve quoi peut (la vie) (1979) et Passion (1982) – par la formule « faire du Godard avec du Goupil » et nous révèle qu’en l’absence de Godard, il pouvait faire le film « contre lui (Godard) en allant jusqu’au bout de ses idées (celles de Godard) », mais que Godard, avec ou sans lui, aurait fait le même film « qui vient d’Alphaville et d’Eddie Constantine ».

Il est vrai que, et surtout pendant cette période imprégnée du travail patient sur Histoire(s) du cinéma, l’écriture propre de Godard commence au banc de montage, qui constitue l’outil principal de la conception de ses films. Sa technique de monter et de combiner, faire revenir (Bergala) des images, du texte, du mouvement, des paroles et des commentaires est d’une telle densité que la plupart des relations, correspondances et associations entre les composants échappent à la première vue. On pourrait dire avec Klaus Theweleit que les films de Godard réclament la répétition, la télécommande qui arrête, rembobine, repart, ralentit afin de satisfaire la curiosité du spectateur. D’autant plus que les sources d’images et textes peuvent relier plusieurs époques et siècles, créer des tensions entre elles et faire surgir d’autres images non manifestes qui se créent ou non selon les connaissances, le vécu et l’envie du spectateur. Ce qui est vrai pour chaque œuvre d’art, à savoir qu’il n’existe pas une seule lecture possible ni de lecture exhaustive, est d’autant plus vrai pour les films de Godard et particulièrement pour Allemagne 90 (neuf zéro), qui hérite à la fois de l’actualité historique du tournage, de sa mise en fiction sous forme d’une errance d’espion désœuvré et des deux histoires, celle de l’Allemagne et de son cinéma et du cinéma tout court que Godard rassemble et condense dans son Histoire(s) du cinéma. L’œuvre se conçoit à travers ses archives personnelles du cinéma et de la littérature cumulées à Rolle (le lecteur germanophone y comprendra à la fois le « rôle » et la « bobine », deux termes éminemment cinématographiques), bourgade sur le lac Léman, qui devient à cette époque le centre de sa créativité et son lieu de retrait du monde. De cette solitude à la fois créative et désespérée se nourrissent les films de ces deux décennies. Dès son annonce à Cannes en 1991, le film Allemagne 90 (neuf zéro) en est imprégné, c’est l’histoire d’une perte et d’une impossible quête identitaire, mais aussi son seul moyen de survie.

Quand dans l’entretien-fleuve avec Serge Daney, Godard fait l’aveu de cette impossibilité, apparaît tout d’un coup sans avertissement, en alternance, clignotement, surimpression avec un homme (Cary Grant) au-dessus du vide et la foule en bas, extrait de La Main au collet (To Catch a Thief, Hitchcock, 1955), un plan d’Allemagne 90 (neuf zéro) dont il sera longuement question plus loin : la rencontre entre Lemmy Caution, Don Quichotte, Sancho Panza, un moulin abandonné et une Trabant en panne sur une route pavée au fin fond de la RDA. « L’association des plans donne l’impression que le bras dans le plan de Hitchcock devient celui de l’homme [Lemmy Caution] dans le plan de JLG et, le clignotement lui donne un mouvement, celui d’attraper quelque chose justement. », écrit Céline Scemama dans sa « partition » Histoire(s) du cinéma.

Nous voyons cette juxtaposition apparaître en entendant dire « s’il n’y avait pas le cinéma je ne saurais pas que j’ai une histoire en tant que moi » et plus loin que c’était « la seule façon, si on peut jamais raconter une histoire ou faire de l’histoire » et percevons en même temps cette improbable rencontre d’époques, symboles, pays et légendes.

Cette « image condensée », on pourrait aussi dire compressée comme un zip qui referme un tas de choses insoupçonnées, fait le pont entre l’Espagne de Cervantes et une route pavée en ex-RDA, entre Don Quichotte, sorti de son roman, et une Trabant en panne, poussée laborieusement par une incarnation de Sancho Panza. À première vue, Sancho ressemble plutôt à un ressortissant des pays de l’Est avec sa chapka et sa parka, par contre il répond (dans la logique du roman de Cervantes) en espagnol à la question de Lemmy Caution : « Which way to the West ? » Lemmy doit être polyglotte, car il semble comprendre la réponse : « Se pregunte al señor ! » ou il s’adresse simplement par dépit au cavalier, incarnation de Don Quichotte, qui, sur sa Rossinante et muni de son armure et sa lance, suit Panza et sa Trabant.

© Godard, Allemagne 90 (neuf zéro), « Which way to the west ?« 

À l’arrière-plan, nous apercevons un moulin, un pour tous, puisqu’il représente les trente moulins (géants) du roman. Un symbole du 17e siècle en rencontre un autre du 20e, tous deux en panne. Après un des très rares temps de silence du film et en guise de réponse, Don Quichotte, dépaysé ou déraciné au point qu’il perd sa langue maternelle, cite en allemand un passage de la Lettre à un jeune poète de Rainer Maria Rilke (1904) : « Vielleicht sind alle Drachen unseres Lebens Prinzessinnen, die nur darauf warten, uns schön und mutig zu sehen ».

Avant d’entendre la phrase en allemand, nous l’avons déjà entendue en voix off, dite par Lemmy Caution, accompagnant le panneau qui annonce la séquence : Variation 3 : Alle Drachen unseres Lebens, et traduite par Godard, qui élimine au passage le « Peut-être » (vielleicht), trop léger/leicht à son goût : « Les dragons de notre vie ne sont que des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. » Il faudra revenir aussi sur la hantise de la voix, des langues : juste avant l’arrivée de Don Quichotte et Sancho Panza nous voyons Lemmy Caution assis sur un tas de pneus écouter sa propre voix dans un film ancien, une voix d’outre-tombe.

© Godard, Allemagne 90 (neuf zéro)

Ensuite, en hors-champ, Panza arrive à démarrer la Trabant, nous entendons Rossinante se mettant au galop et Lemmy en voix off continuant à traduire librement la citation de Rilke : « Toutes les choses terrifiantes sont peut-être des choses sans secours qui attendent que nous les secourions. » Et nous voyons Don Quichotte et Sancho Panza, comme s’ils l’avaient entendue (voire écouté et obéi), galoper et courir à destination, non pas du moulin, mais d’une de ces nombreuses excavatrices géantes aux longs bras, qui sont en train d’avaler la terre et de recracher du lignite. Leur bruit affreux aspire toute la bande-son (musique, moteur de Trabant, sabots sur la route pavée). La réalité du lieu devait dépasser la fiction comme Hanns Zischler nous l’a déjà appris plus haut.

© Godard, Allemagne 90 (neuf zéro)

Dans le plan suivant, la Trabant est de nouveau en panne et poussée par son conducteur Sancho Panza toujours en direction de l’excavatrice, ou est-ce en direction du gouffre qu’elle laisse derrière elle ? Don Quichotte, lance pointée en direction du monstre, double facilement la Trabant presque immobilisée, et se jette dans le combat inégal.

© Godard, Allemagne 90 (neuf zéro)

Tandis que les deux héros de Cervantes disparaissent dans le néant du hors-champ, Lemmy Caution réapparaît avec sa mallette devant l’excavatrice, bras ballants et disparaît à son tour. Un panneau noir : « De profundis clamavi (Je crie des profondeurs) » s’affiche, c’est à la fois un psaume d’espoir de la Bible et le titre d’un poème de Baudelaire, qui en fait un chant de désespoir. Ses vers iraient à merveille aux images, si ce n’est pas au film en entier : « Du fond du gouffre obscur où mon cœur est tombé. / C’est un univers morne à l’horizon plombé. »

En off, nous entendons un extrait de la transposition musicale par Bach : De profundis (Aus tiefer Not) et la voix off de Lemmy Caution, qui se croit le jour de l’anniversaire de Mozart. Deux chiens apparaissent sur un chemin d’exploitation, probablement desservant la mine de lignite, et courent en direction de Vienne, à en croire le panneau que Godard a installé au centre de son plan, indiquant : « Wien 400 km ».

© Godard, Allemagne 90 (neuf zéro)

Le chien dans la note d’intention « qui allait à l’enterrement de Mozart » renvoie à la date du 27 janvier, à la fois celle de l’anniversaire de Mozart et celle de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz par l’Armée rouge. D’après Walter Benjamin, il n’est « aucun témoignage de culture qui ne soit en même temps un témoignage de barbarie ». Godard l’adopte, comme Banksy lui donnant sa forme actuelle : « It’s not art unless it has the potential to be a disaster. »

Le roman qui se prend pour la vie (Cervantes) est parachuté dans le pays qui se prend ou se prenait pour le livre (de Marx) : la chute du Mur est présentée ironiquement par Lemmy Caution comme un triomphe posthume de Marx. « Quand une idée pénètre dans les masses elle devient une force matérielle. », dit-il à son officier de liaison, le compte Zelten, quand ce dernier répète avec lui le rituel des espions : restituer la carte postale découpée en deux, une autre manière de joindre les deux bouts : Vois, là et Voilà.

C’est George Didi-Huberman qui restitue ainsi la dialectique godardienne, dont la résolution étant toujours reportée à une tentative ultérieure pour y parvenir. Ce sera l’épisode 3 cette série.