« Longtemps, je me suis couché de bonne heure » : cette phrase, ouvrant à la Recherche, Proust mis trois ans à l’écrire.
« J’étais couché depuis une heure environ », « Jusque vers l’âge de vingt ans, je dormis la nuit » sont deux tentatives rayées, il serait parfois bon de ne pas connaître les essais avortés et autres brouillons raturés, pour en rester à l’incipit parfait, musical, énigmatique dans son évidence, cette magie qu’explore justement Laurent Nunez dans L’Énigme des premières phrases (Grasset).
Tout le monde sait qu’« Aujourd’hui maman est morte », à jamais morte aujourd’hui. Mais nous avons oublié notre première lecture de ces mots, sans doute les avions-nous même entendus avant de les lire… Ces premières phrases claquent comme des étendards, elles sont la portée d’arts poétiques, de programmes romanesques, elles sont ciselées comme des « portiques », écrit Laurent Nunez, devenues classiques et parfois trop célèbres. Zazie et son onomatopée initiale (DOUKIPUDONKTAN), les adverbes de Proust et Camus, le présentatif indifférent des jardins d’Hamilcar… on en fredonne l’air sans même parfois en connaître les paroles…
Le pari de l’auteur est de les (dé)lire et relire, d’inviter ses lecteurs à les redécouvrir, selon une démarche qui tient des microlectures : redéployer l’œuvre depuis son seuil, travailler les classiques par l’irrévérence — Andromaque via Gainsbourg et La cité de la peur — pour choquer donc forcer le regard, un « Comment (re)lire les classiques », invitation du bandeau en couverture du livre. « Il faut vraiment se méfier du succès », ajoute Laurent Nunez, cette première phrase, « on la lit toujours trop vite ».
Pourquoi Racine préfère-t-il un « puisque » au « parce que » en ouverture d’Andromaque, que suppose ce choix ? (et non, ce n’est pas seulement une question de mètre, c’est « l’éclat mat du cynisme » du dramaturge…) Comment comprendre « la pause-cigarette » de la scène d’exposition de Dom Juan ? Laurent Nunez s’attaque aux Confessions, à Baudelaire, au « Comme » de Bouvard et Pécuchet mais aussi à Germinal, Gide, Aragon, Jean-Benoît Puech (Louis-René des Forêts, roman)… Son lecteur redécouvre le « Nom d’un chien » de Coppée, le « Rien » de Mallarmé (Toast), l’incipit à lui seul poème d’Apollinaire — « Et l’unique cordeau des trompettes marines » —, les premiers mots de Lol V. Stein (« Qu’importent son nom, sa ville, son âge : ne rien savoir de Lol, c’est la connaître déjà ») mais aussi, et c’est plus inattendu, la première phrase du prix Goncourt 1920 (Nêne d’Ernest Pérochon…).
Laurent Nunez invite aussi à repenser les débuts d’œuvres qui ne connaîtront jamais de fin, comme la Vita nova de Barthes, huit feuillets en format A4 qui ne sont que huit plans d’un texte sans la moindre phrase romanesque. Ne demeurent qu’un titre et un sous-titre énonçant une forme d’inachèvement programmé — « Morale sans espoir d’application » — et une écriture passant par le fragment. Barthes prépare un roman, peut-être n’a-t-il jamais écrit que cela sous couvert d’essais, il théorise le genre dans ses cours du Collège de France et la Vita nova demeurera pourtant ce texte potentiel, en creux, ce titre rejoignant, en 1980 « le cercle vertueux des textes mythiques, impossibles parce que absolus ». Sans doute est-ce là ce qui fascine Laurent Nunez et qu’il partage magnifiquement avec nous : le muet, le silence, tout ce que ces textes ne disent pas et que ces premières phrases, dans leur énigme, manifestent.
Laurent Nunez, L’Énigme des premières phrases, Grasset, mars 2017, 200 p., 13 € (8 € 99 en version numérique) — Lire un extrait