L’interminable polémique avec l’éditeur Curvers est significative du souci, chez Marguerite Yourcenar, de son indépendance d’écrivain et d’être maîtresse de son œuvre. En 1954, au cours d’un voyage en Europe, elle connaît, en effet, un jeune belge cultivé, directeur d’une revue au titre très mozartien : La Flûte enchantée, cahiers d’art poétique qui sera publiée de 1952 à 1962. Leur amitié va se briser quand, en 1956, Curvers, pressé de publier Les Charités d’Alcippe pour présenter le livre en Belgique, le sort sans envoyer d’épreuves à Yourcenar. Celle-ci exige des corrections que lui refuse Curvers. C’est alors que Yourcenar corrige directement, à la main, des exemplaires du service de presse, à l’occasion d’une présentation publique. Il s’ensuit un procès qui va durer des années.
Catherine Gravet dans une étude récente intitulée : Alexis Curvers et La Flûte Enchantée (1952-1962), Vie et mort d’une revue. Essai prosopographique, Mons, 2015, a parfaitement fouillé cette relation singulière. Le mérite du livre de Catherine Gravet est de nous faire pénétrer avec précision dans ce réseau poétique belge très actif dans les années 50, adepte d’une esthétique classique et de nous éclairer sur une des batailles les plus violentes menées par Yourcenar. Nous y trouvons un portrait complet d’une époque de la vie littéraire, à travers le destin de cette revue La Flûte Enchantée, et la confirmation des immenses qualités de Yourcenar dans son souci d’autorité sur son œuvre mais aussi sa capacité à s’acharner contre une personne et à s’enliser dans des procédures peut-être inutiles
En effet, à lire la reconstitution chronologique de la création de cette revue on se prend à avoir de la sympathie pour ce jeune homme qui se lance dans les années cinquante dans la folle aventure de la publication de La Flûte enchantée, représentative de ces éditions artisanales de revue de la première partie du XIX siècle. La revue était imprimée sur des presses privées, composée et reliée à la main, dans la tradition des colophons médiévaux. Le sous-titre « Cahiers d’Art Poétique » reflète bien le ton néo-classique au nom de la défense d’une poésie pure et transparente, dans le courant de la poésie belge de l’époque. On y trouve ce ton « d’élégie intime » qui fut apprécié ainsi selon les termes de Yourcenar, au début de ses relations avec Curvers.
On y découvre un Curvers, époux de Marie Delcourt, ami de poétesses, comme Catherine Faulu ou Marie Vivier, l’héritier d’artistes comme Yves-Girard Le Dantec avec qui il noua une longue correspondance. Mais on y voit aussi un homme entier, à la fois actif et entreprenant et paresseux, refusant les compromis humains, financiers, commerciaux. Un homme tourmenté aussi par des passions homosexuelles qui le conduisirent à des périodes de grande dépression.
Cette polémique transforme l’amitié en une « désagréable affaire littéraire » « petite et ennuyeuse » aux yeux de Yourcenar qui défend sans relâche sa position, y revenant sans cesse dans de nombreuses lettres. Elle entame, comme d’habitude, une longue action en justice avec différents avocats, contre un homme qu’elle traite férocement de « fou ».
Le travail minutieux et objectif que présente Catherine Gravet s’inscrit dès son sous-titre, « Essai prosopographique », dans le cadre des sciences de l’histoire, au sens étymologique de filiation d’une personne connue. Il nous fait entrer en plein cœur de cette bataille, à la fois éditoriale, humaine et presque psychanalytique, entre deux écorché vifs. Tous deux défendent avec passion leur position, l’une de l’auteur qui souhaite contrôler ses textes et l’autre de l’éditeur qui les publie. Nous en sortons sans pouvoir nous convaincre de la pertinence de l’un ou de l’autre, même si la lutte était inégale entre l’humble et tourmenté poète belge et la prestigieuse romancière, auréolée du succès planétaire des Mémoires d’Hadrien.
Gravet a eu accès aux Archives d’Alexis Curvers et au Fonds du poète liégeois Paul Dresse et elle nous donne le sentiment de Curvers au long de cette procédure. Il se montre maladroit, cassant, exigeant par exemple le remboursement de l’avance ou la restitution des exemplaires ou leur paiement. Pendant que Yourcenar calcule à un centime près leurs dettes réciproques, Curvers sort découragé et meurtri de cette histoire à tel point qu’il décide, en 1962, d’arrêter la publication de la revue. Yourcenar devient pour lui « la Gorgone d’Amérique », il en vient même à inventer une autre anagramme de Marguerite de Crayencour : il la surnomme « Cœur n’y a » !, elle devient pour lui une « mégère procédurière » que ses avocats doivent modérer dans ses exigences. Il en éprouve une grande amertume et n’est sauvé que par la publication de son roman, Tempo di Roma en 1957, projet et défi de sa vie d’écrivain. Qui eut un grand succès.
Ce qui avait commencé par une relation de travail se poursuivit en amitié fervente pour finir en haine impitoyable, à la suite de cet incident. Au début, le ton est chaleureux, comme par exemple, en octobre 1956, l’évocation de son séjour à La Haye, sur un ton de confidence rare chez Yourcenar : « Cher ami, Votre bonne lettre m’arrive à La Haye où nous sommes depuis hier venant de Delft où nous avons passé vingt-quatre heures délicieuses après une traversée de huit jours durant laquelle ont alterné assez bon et très mauvais temps. J’ai retrouvé avec enchantement la pluie sur les canaux, les grappes de gros raisins muscats de la Hollande ou de la Belgique, et l’odeur de vanille des boutiques du marché. Sans compter les carreaux de faïence du Musée, dont les oiseaux et les fleurs ont presque réussi à nous guérir de la fatigue accumulée, qui, comme votre sympathie le devine, n’est pas petite. Le chien tremble et baisse la tête, car il a peur des bicyclettes, puis, quand il voit un autre chien, éclate en aboiements arrogants et furieux. Le voyage ne l’a pas encore instruit. » ou avec cette lettre d’août 1955 où elle décrit comme jamais sa maison de Petite Plaisance, ses arbres fruitiers : « Et maintenant, en voilà assez pour la littérature, et je vais vous parler de la maison et du jardin, puisque vous prenez la peine d’essayer de les imaginer. Grace vous enverra des photographies, et je vais dire seulement que la maison est petite, blanche en dedans et en dehors, et placée au milieu d’une espèce de prairie bordée d’arbres, sapins, bouleaux, chênes, érables. Dans la prairie, nous avons planté en 1952 des arbres fruitiers qui prospèrent ; nous avons mangé cette année, solennellement, les huit premières cerises du cerisier. La maison est à quelques mètres du village, qui est laid (une rue de boutiques) et à deux pas de la mer qu’on aperçoit à travers les arbres, de l’autre côté de la route. »
Avec Alexis Curvers et Marie Delcourt, Yourcenar semble se libérer, se découvrir comme avec aucun de ses interlocuteurs. Elle se livre à des confidences, rares chez elle : ce ton de : « Oui, il m’arrive souvent de regretter la rue de Fayence, les enfants qui s’étaient pris pour Grâce d’une espèce de passion, et Mira si avide de pain et de caresses… Mais les vrais voyageurs sont ceux- là seuls qui partent… » et la Suède en mai est bien belle. Il est plus d’une heure du matin ; j’écris cela à la lumière de ma lampe, mais dehors le ciel n’est pas noir, mais vert très pâle. Les innombrables lumières électriques de Stockholm, presque inutiles, se reflètent comme de grosses perles laiteuses dans l’eau grisâtre de la lagune. Stockholm n’est qu’à quinze heures de train du cercle polaire ; je ne perds jamais complètement ici cette sensation de m’être rapprochée du sommet de la sphère, d’être, en quelque sorte, aimantée. » Lettre, mai 1955.