« Plus tu refuses, plus t’es opposé, plus tu vis » : Duras la hors-classe

Duras par MissTic © Christine Marcandier

« Quand Baudelaire parle des amants, du désir, il est au plus fort du souffle révolutionnaire. Quand les membres du Comité central parlent de la révolution, c’est la pornographie » : c’est ainsi que Duras témoigne de son intransigeance face à la parole de pouvoir. Dans l’entretien avec Michelle Porte publié à la suite du texte Le Camion en 1977, l’auteur proclame que le langage du poète est la poésie. Ce n’est pas une affirmation qui corrobore l’idée de l’art pour l’art, c’est plutôt le rejet d’une parole qui émane du système, une parole qui se veut autoritaire, et que Duras ne cesse de fustiger. La force du désir devient obscène si c’est la grande instance du Parti communiste, en l’occurrence, qui vole sa voix au poète. Le poète existe d’abord parce qu’il chante le temps de l’amour et non parce qu’il presse le temps de la Révolution. Son chant est révolutionnaire parce que la poésie est subversive et dans ce sens, les vers peuvent pressentir le changement des temps et agir sur lui. Mais pour Duras, la poésie est éternelle si elle demeure au sein d’un esprit libre.

L’auteur est assurément habitée par le souffle épique de la Révolution, constamment portée par l’idée de refus, elle traverse les différentes étapes de sa vie en intellectuelle et en militante. La pensée de la Révolution selon Saint-Just a rythmé le couple qu’elle a formé avec Dionys Mascolo. Elle lit avec enthousiasme Michelet et Hölderlin épris d’enthousiasme pour 1789, poètes qui accompagnent sans cesse la vie de la communauté de la rue Saint-Benoît. Mai 68 sera une révélation pour Duras et son groupe d’amis.

Mais la révolution dans laquelle elle a cru voir l’espoir d’un changement sociétal total, celle que le marxisme et le communisme appelaient, l’ont profondément déçue. Depuis 1947, Duras fuit l’idéologie du PCF qui se laisse emporter par le vent inquisiteur de la stalinisation. Elle abhorre les lois esthétiques édictées par Jean Kanapa et Laurent Casanova qui, conformément aux directives de Jdanov, préconisent une littérature au service du parti. Au nom du réalisme socialiste, Jdanov défavorise en effet le développement libre des arts en URSS ; en 1947 il crée le Kominform qui a le but d’endiguer toute forme de dérapage du système totalitaire mis en place par le parti communiste russe. Communistes orthodoxes, Kanapa et Casanova proclament dans leurs écrits que tout art qui n’est pas propagande sera considéré comme réactionnaire.

Poésie 47

Cette idée intervient au moment des débats autour des notions de politique et de culture qui intéresse l’intelligentsia française au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Le contexte politique est en effervescence, des tensions éclatent au sein de la gauche française. Les communistes veulent réaffirmer leur pouvoir face au parti socialiste. Ils décident de durcir ainsi leurs convictions : dans le champ culturel, tout ce qui n’est pas politique est considéré décadent et bourgeois. Les intellectuels et écrivains communistes doivent dès lors mettre leur art au service du parti. Leur tâche est de mettre en forme les valeurs culturelles des masses et non pas d’utiliser la forme pour le simple plaisir esthétique.

Qui plus est, les procès et la mise à mort des ministres hongrois et bulgare Rajk et Kostov en 1949 marquant le début de la répression staliniste, déterminent à jamais le dégoût de Duras pour ce qu’elle appelle le « communisme de parti ». Duras n’est pas convaincue comme Elsa Triolet qu’il faille servir la révolution en écrivant pour elle, et surtout pas en rendant hommage aux membres éminents du PCF. En effet, sous le pseudonyme de Laurent Daniel, Elsa Triolet publie Les Amants d’Avignon, un hommage au couple Danielle et Laurent Casanova. Elle montre que la résistance donne accès à la beauté et à l’amour. Le roman de Triolet fait partie de ces ouvrages qui sont tolérés par les nouvelles règles esthétiques du PCF, ouvrages qui mettent en scène des héros positifs engagés dans la cause communiste. Il est clair que Duras n’est pas opposée à l’idée de la nécessité de la résistance, ce qu’elle refuse c’est d’écrire pour valoriser l’idéologie du PCF.

Avec la communauté de la rue Saint-Benoît, Duras s’éloignera de ceux qui serviront la cause de la rééducation de l’intellectuel, comme le pourtant très proche couple Desanti.
Dominique Desanti avouera dans son autobiographie Ce que le siècle m’a dit : « Je savais que mes amis de la rue Saint-Benoît ne me pardonneraient pas d’écrire cette brochure sur le procès Stephanov. L’écriture pour eux ne devait pas devenir une tâche de parti ».
Ivan Stephanov, bulgare, ex ministre des finances à Sofia, est accusé de « trahison titiste » à l’instar de Kostov et de Rajk. Stephanov est un ami de Dominique Desanti mais elle accepte pour le PCF d’écrire un rapport qui condamne la ligne antistalinienne qu’ils ont tous entreprise. Quand Desanti écrit le rapport, ni elle ni Duras ne savent que Kostov et Rajk seront exécutés.

En cette année 1947 qui marque notamment le début de la Guerre Froide, les rapports d’accusation contre les écrivains non conformes aux idées de Moscou se propagent. Dominique Desanti, interviewée par Jean Mascolo et Jean Marc Turine pour le documentaire L’Esprit d’insoumission. Autour du groupe de la rue Saint-Benoît, regrette le chemin entrepris qui l’écartera de ses amis. Mais au « courant de l’amitié », elle dit avoir choisi « le courant du parti ».

Les articles contre la littérature de Gide et de Mauriac que Desanti publie dans la revue crée par le Parti communiste et dirigée par Kanapa, La Nouvelle Critique, marquent définitivement sa « soumission au système » selon les amis de la Rue Saint-Benoît. Duras, Antelme, Mascolo ne comprennent pas cette attitude d’obédience, Desanti, comme eux, a toujours aimé la littérature de Gide. Elle écrit par ailleurs dans Ce que le siècle m’a dit que Gide était bien son « idole » mais « On nous demandait de brûler nos idoles comme les missionnaires l’exigeaient des païens convertis. Rester animiste, c’est-à-dire adepte des esthétiques considérées comme décadentes, et se déclarer marxiste ne convenait plus. Avant la création de La Nouvelle Critique, on louvoyait. Là, nous nous trouvions au pied du mur. Je jetais au bûcher les dieux de ma première jeunesse en persiflant Gide ».

Le chemin du totalitarisme de parti auquel Duras ne se soumettra jamais, est déjà attentivement analysé par Arthur Koestler dont paraît en 1945 en France la traduction de son ouvrage, Le Zéro et l’infini, inspiré des grands procès de Moscou. Koestler dresse un réquisitoire contre les dictatures et le système totalitaire. Le texte qui a un grand succès, ouvre au sein des partis de gauche, un débat des plus tendus. En réponse à Koestler, Merleau-Ponty, l’un des amis assidus de la rue Saint-Benoît, expose ses propres visions sur la question. Il publie d’abord sa réflexion dans Les Temps Modernes entre 1946 et 1947, puis un ouvrage en 1947 : Humanisme et terreur. Essai sur le problème communiste. Merleau-Ponty ne dénonce pas dans cet essai les purges staliniennes, il admet même que l’on puisse tuer au nom de la révolution. Mais il s’interroge sur le devenir du marxisme et sur les pas que ce dernier pourrait accomplir vers plus de liberté et d’humanisation de l’histoire. Cette position que Sartre partage d’abord, le conduira ensuite à rompre avec ce dernier à partir de 1950 lorsque Sartre durcit son engagement pour le PCF.

L’esprit d’insoumission guide la vie de Duras mais le communisme qui l’occupe et auquel elle pense, se veut libre de toute contrainte et s’inscrit dans une utopie qui se lira partout dans ses écrits où elle intègre ce grand débat théorique qui a intéressé la gauche française. Quand elle adhère au PCF en 1944, c’est par farouche conviction antifasciste. Son mari, Robert Antelme, est déporté à Buchenwald depuis le 1er juin 1944. Elle militera très activement pour le parti mais ne voudra pas se soumettre à ses lois, s’affichant comme un écrivain libre. Duras n’est pas considérée comme une « bonne communiste », elle écrit des textes non conformes et partage son espace de vie avec deux hommes. Et Desanti encore d’écrire : « Elle [Marguerite Duras] espérait encore – nous le pensions tous alors et l’avions cru bien plus longtemps qu’elle – qu’on pouvait imposer au Parti une autre vue de l’écriture, des sentiments, des mœurs. […] C’est précisément en 1948-1949 que notre espoir d’infléchir le Parti nous quitta. ».

Duras démissionne du PCF en 1947 et en sera exclue officiellement en 1950. C’est Elio Vittorini qui inaugure le chemin de l’insoumission avec sa lettre ouverte adressée au secrétaire du parti communiste italien Palmiro Togliatti et publiée dans la revue qu’il dirigeait en 1947 : Il Politecnico. Bien que sa revue de politique et de culture soit proche du PCI, Vittorini refuse catégoriquement de se soumettre à des pressions ou à des intimidations politiques dans les questions de culture, tout en reconnaissant la nécessité pour l’intellectuel de participer aux batailles culturelles. Edgard Morin et Dionys Mascolo, quant à eux, publient dans Les Lettres françaises, un entretien avec Vittorini qui condamne aussi les prises de positions « obscurantistes » du PCF. Duras et Antelme soutiennent totalement leurs amis, tant l’esprit d’insoumission continue de guider leur vies, tant le communisme qui les occupe se veut libre de toute contrainte notamment dans le champ culturel. Dans les circonstances de 1947, les conséquences de ces actes des amis de la rue Saint-Benoît vaudront au groupe des français, l’exclusion du PCF et à Vittorini, l’éloignement du PCI.

Malgré tout, Duras se mobilisera toujours en faveur d’une politique qui défend les valeurs de gauche mais elle se défendra constamment d’intégrer à nouveau un parti politique. L’œuvre de l’auteur gardera les traces de cet engagement et particulièrement du désengagement qui découle d’un profond désenchantement de la politique de parti. Pour les raisons évoquées, le communisme totalitaire hante sa production (Les Petits chevaux de Tarquinia, Le Square, Abanh Sabana David, Jaune le soleil, Un homme est venu me voir, Détruire dit-elle, L’Amour, Le Camion, pour citer les œuvres les plus représentatives). Ce communisme qui s’est révélé meurtrier sous prétexte de conserver une « théorie communiste », et a fini par trahir même l’idée de progrès. C’est donc l’attentat à la liberté de l’individu qui revient sans cesse sous la plume de l’auteur pour être vilipendé. Et surtout, ce qui devient une hantise, c’est le modèle stalinien présenté comme une force théorique négative qui vise à aliéner plutôt qu’à faire avancer l’individu et le peuple.

L’idéologie est donc présentée dans toute l’œuvre de Duras comme une puissance qui écrase l’idée et la faculté de penser, empêchant aussi la possibilité d’envisager ces lendemains d’espoir qu’elle promettait pourtant. C’est parce que le peuple des étudiants, des ouvriers et des intellectuels, a cru à la réalisation d’une société en dehors des partis, que 1968 avait su répandre un vrai souffle révolutionnaire. De même, cet épisode d’emprise que le parti a voulu exercer sur le champ esthétique, apparait comme un monstre théorique qui annihile la créativité. Duras convoque Baudelaire dans cet entretien à propos du Camion parce qu’il révèle dans sa poésie un « goût infini de la République ». Il ne s’agit pas pour le poète de montrer son engouement politique, l’élan révolutionnaire signifie surtout avoir le goût d’une politique de la liberté, ne pas s’enfermer dans un système et éveiller au contraire ceux que s’y laissent enfermer.

Ce sera donc souvent la parole théorique qui sera mise en cause par l’auteur. Cette parole de militant qui l’a séduite mais dont elle se méfie désormais : « le fait d’être communiste semble avoir tué le fait d’être écrivain » écrit-elle dans Les Yeux verts et elle continue : « Écrire, c’était comme lire, être suspect de trahison du peuple, c’était détourner de leur diktat une part de la liberté de l’homme. C’était un crime théorique. Ils étaient eu égard aux écrivains et aux lecteurs comme les hommes, avant, avec les sorcières, il y a des centaines d’années. L’écrivain, à leurs yeux c’était un être féminin capable d’ambiguïté, de dualité profonde pour déjouer la pureté de la règle générale, celle de l’hygiène mentale décrétée. ».

Cette méfiance à l’égard d’un pouvoir écrasant et de contrôle, s’étend aussi envers la pensée qui impose une assurance intellectuelle et qui tend à vouloir asseoir son autorité. A cette parole, l’auteur oppose la parole libre de tout assujettissement systémique, une parole de contre-pouvoir. Ce que Duras aimerait voir naître de cette dialectique, est une pensée dénouée de connaissance scolastique car celle-ci peut à tout moment devenir une pensée dogmatique.

Dans l’entretien aux Cahiers du cinéma à la suite du film Détruire dit-elle, Duras dit à Jean Narboni et à Jacques Rivette, qu’il serait possible d’envisager une connaissance se situant au « point zéro », un « point neutre », comme pour exprimer la possibilité d’une innocence de la pensée nécessaire au renouvellement. Pour cette raison, elle fait prononcer la phrase titre de Détruire dit-elle à Alissa, cette jeune femme qui aura toujours « 18 ans » selon Max Thor, ce professeur d’histoire qui l’a épousée et qui avoue « avoir oublié toute connaissance ». Alissa finira même par n’avoir « plus d’âge » dans le texte, ce qui ira accentuer cet état arrêté de l’innocence révolutionnaire dans laquelle Duras la tient. Dans la note pour les représentations au théâtre, l’auteur indique : « Alissa est de taille moyenne, plutôt petite. Pas enfantine, enfant. ». Et pour la représentation filmique elle souligne l’extrême attention qu’il lui a fallu porter au jeu des regards instauré parmi les acteurs, parce qu’elle ne pouvait « supporter l’idée de la moindre sournoiserie chez Alissa ». L’innocence est donc une donnée essentielle de cette jeune personne qui, à vingt ans, est l’enfant de toute rébellion sans entraves.

Le champ qui est ouvert ici par Duras, est celui d’un dépassement de la vieille connaissance, pour aller vers un autre présent de l’expérience de l’écriture même. Le nouveau régime de la parole que l’auteur met en place, doit assurément se libérer de toutes les scories idéologiques du passé. Elle décide ainsi de faire le vide. Détruire c’est briser mais c’est aussi effacer. Seule trace d’écriture qui surgit de la communauté du « livre cassé » de Détruire dit-elle, est une lettre qui sera inévitablement déchirée par Alissa.

Ce que l’on voit se dessiner au fil des textes durassiens, c’est une théorie du « non savoir ». Car pour faire face à la volonté de puissance, il faut arrêter, suspendre, interrompre, faire place au vide, mettre fin à la tyrannie d’une parole qui continue à produire ce qui a déjà été dit en s’imposant comme une idéologie. Partant, au-delà du désespoir idéologique, Duras fait surgir la parole du désir, la parole du refus, et elle la donne à qui veut la prendre cette parole : à une jeune femme qui songe à détruire le monde à la lisière d’une forêt, à une vielle autostoppeuse qui monte dans un camion, à une bonne et à un voyageur de commerce qui se rencontrent dans un square, à une concierge, à une mendiante, à un vice-consul devenu fou d’avoir vu la lèpre à Calcutta.
C’est en confiant la parole à des êtres d’impouvoir que Duras livre le langage à tout le monde. Ce peuple que Rancière nomme les « incomptés » et que Duras groupe sous le nom de « déclassé[s] ». Tous ces hors-classe de Duras vivent les possibilités du dire en donnant finalement à lire une vision politique du langage. Un langage qui ne se consacre pas à la politique mais qui dit le politique à travers une pratique de la littérature qui revient toujours à la poésie et à la poésie de vivre : celle d’être sans cesse dans le refus.