Patrick Bouvet : « Le monde nouveau a une architecture en trompe-l’œil » (Petite histoire du spectacle industriel)

Etienne-Jules Marey, Marche de l'homme

Construire un livre comme un infini palais des glaces, miroitements et jeux de réflexions, démultiplication des regards, des décors : c’est sur le seuil de cette représentation que s’ouvre la Petite histoire du spectacle industriel de Patrick Bouvet, lecture de notre époque en tant que société généralisée du spectacle de masse, selon un « rythme industriel », « un mouvement qui enregistre le monde / le mécanise / et le projette ».
La démultiplication est aussi accélération, infinie, « du temps et de l’espace ». Et « le spectateur doit suivre ».

Depuis In Situ (1999), Patrick Bouvet, Chaos Boy, met perspective les images collectives, les corps marchandises, la culture de masse, les médias, les icônes du spectacle. Avec sa Petite histoire du spectacle industriel, il place le lecteur au cœur d’un dispositif de représentation, de re- et dé-figuration du réel : les figures emblématiques de l’histoire sont remodelées, habillées d’après documents et archives, « idoles » fabriquées de toutes pièces, placées sous nos yeux. L’Histoire est un défilé de figures de carton-pâte, les événements des fac-similés, le monde un gigantesque sons et lumières.

Le spectacle, tel que cette fois représenté dans le livre, propose les grandes scènes de l’Histoire, à distance, d’abord la machine révolutionnaire, violence déjà spectacle sous la Terreur : aller voir, en masse, foule comme une mer déchaînée selon une métaphore obsédante de l’époque, la machine à tuer, la mécanisation de la décapitation, même si « tout allait trop vite / les spectateurs ne voyaient rien / le passage du vivant au mort devenait invisible ». Ce fut l’exhibition de la mort mécanisée, de l’instant invisible, Daniel Arasse l’a écrit. Patrick Bouvet démonte la mécanique du spectacle, remonte à la Révolution, moment climatérique de cette Histoire du spectacle industriel, racine d’une icônisation spéculaire et d’une autoreprésentation de la société, d’une Histoire qui s’écrit dans et par sa mise en spectacle, dans une forme, déjà, de pop culture.

A la manière d’un kaléidoscope, d’un montage d’archives documentaires ou d’un ciné-tract, le recueil de Patrick Bouvet déploie des moments qui sont images, des fragments d’Histoire, tout en décryptant le mécanisme de cette mise en spectacle du réel, réduit à des fétiches, défilé d’instants divertissants, construisant une culture de masse. Le geste d’écriture est celui d’un prélèvement, d’une sélection d’images qui (dés)ordonne le réel que nous n’interrogeons plus dans sa construction, d’un (dé)montage. Les colonnes de textes, radicalement verticales, produisent ces images, tant notre imaginaire s’en est imbibé, inconsciemment, collectivement. Des scènes de guillotine avec fétichisation du condamné — les mouchoirs trempés dans le sang versé — aux pièces dispersées sur les réseaux sociaux, ce sont les mêmes lambeaux de réel, prélevés, spectaculaires, clichés.

 

L’écriture de Patrick Bouvet, qui tient de la poésie comme de l’installation, de la littérature comme de l’art contemporain, est un geste, plaçant le lecteur / spectateur « au cœur d’une véritable machine à produire » qu’il ne pense généralement pas, ne réfléchit plus, ici démystifiée, dé-mythifiée donc remise sous nos yeux. Le montage des séquences est une mise à distance et en perspective, le déploiement d’un invisible, magie, cinéma, radiographie, pour « troubler » notre regard. L’agencement du recueil vaut regard lucide, désaveuglé, les images sont rendues à leur mode de fabrication, de diffusion, au système de pouvoir qui les sous-tend et les construit, nous leurre. Recadrées, inscrites dans un autre mouvement, elles émergent du chaos, leur logique dévoilée, extraite du « mouvement qui enregistre le monde / le copie / le mécanise / le projette ». Le lecteur n’est plus alors de ces « spectateurs plongés dans un état / somnambulique », il regarde au lieu de laisser voir, de se laisser prendre par la machinerie qui hypnotise, envoûte et escamote le réel.

De Mélies à Jeff Koons, de Charcot au musée Grévin, de l’Eve future à Kenneth Anger, c’est une Petite histoire du spectacle industriel qui se déploie sous nos yeux, nous forçant à reconnaître que nous vivons non dans le monde mais dans « sa reproduction/ technique / parfaite », que nous sommes « matière première / d’une production de récits et de décors », storytelling et construction fictionnelle, « industrie de la monstration ». Patrick Bouvet nous met face au « théâtre des opérations », Terreur, révolution industrielle, expositions universelles, jeux olympiques et IIIè Reich, champignon atomique, conquête de l’espace, pars d’attraction, concerts, ordinateurs… la modernité peut tout produire comme tout détruire, mais toujours il s’agit de représenter et mettre en spectacle,« tout est réel / tout est faux ».

Traverser un peu plus de deux siècles par séquences, reprendre cette Petite histoire, la décomposer tout en la compilant, l’extraire de sa puissance panoptique et hypnotique, dé-fétichiser freaks et figures de cire, dessins animés et icônes, c’est retrouver une acuité, un réel regard face à la déferlante d’images construisant un imaginaire de la peur, de la violence, du choc, faire un pas de côté, critique, pour observer la société du spectacle, du divertissement, d’une fiction mécanisée et toute-puissante à laquelle nous participons, que nous contribuons à construire.

Le diorama textuel de Patrick Bouvet est aussi une installation d’une sombre beauté, un collage qui trouble tant par son acuité que par sa poésie samplée qui scande la danse folle d’une humanité aveuglée, hypnotisée, et ici rendue à la lucidité.

« Le visiteur n’en croit pas ses yeux
le monde nouveau a une architecture en trompe-l’œil
royaume-usine
parc-laboratoire
centre de détention enchanté
le monde nouveau prend
toutes les formes
tous les espaces
il est sans limites »

Patrick Bouvet, Petite histoire du spectacle industriel, éd. de l’Olivier, 2017, 175 p., 15 €

Ce soir, vendredi 5 mai 2017 (19 h), Patrick Bouvet partagera la scène de la Maison de la poésie avec Sylvain Bourmeau.
Patrick Bouvet présentera une performance en musique et vidéo autour de son livre Petite histoire du spectacle industriel (éd. de L’Olivier).
Sylvain Bourmeau proposera une version live de son Bâtonnage (avec quelques voix radiophoniques connues).
Leurs échanges, autour d’une « Archéologie des médias », seront animés par Johan Faerber (Diacritik).