Brooklyn, « compromis entre deux mondes » : Une vie d’emprunt de Boris Fishman

Brooklyn © Dominique Bry

C’est un Brooklyn cosmopolite que décrit Boris Fishman dans Une vie d’emprunt, et principalement Midwood, South Brooklyn : « Ici, on était dans une ville étrangère, pour qui venait de Manhattan. Les immeubles étaient plus petits et les gens plus gros. Ils roulaient en voiture, et, pour la plupart d’entre eux, Manhattan n’était qu’une clinquante prise de tête. (…) C’était encore un monde en devenir. » Là vit le grand-père du narrateur, « au premier étage d’un immeuble de briques brunes occupé par des locataires soviétiques et mexicains qui l’empêchaient de dormir ». La famille Guelman a trouvé refuge à Brooklyn après avoir fui Minsk et « des mois d’angoisse apatride dans la beauté perverse de la Mitteleuropa et des rivages tyrrhéniens ».

Viacheslav Guelman, lui, a quitté Brooklyn pour Manhattan, « un studio, miraculeusement abordable », même pour un assistant au magazine Century – « le légendaire, le mystérieux Century, plus vieux que le New Yorker et, malgré son récent déclin, à jamais la référence » –  et il ne revient que rarement dans le borough. C’est le décès de sa grand-mère – « notre première mort américaine » – qui le contraint au retour, à la demande de son grand-père qui le charge d’écrire à sa place une lettre pour un programme d’indemnisation… Peu à peu, le jeune homme, qui a toujours rêvé de devenir écrivain, est submergé de demandes de la part d’amis et relations de son grand-père et il redécouvre un pan de l’Histoire, exils, pogroms, camps et ghettos, écoutant des témoignages, rendant visite aux amis de son grand-père dans ce Brooklyn qu’il pensait avoir laissé derrière lui, « même s’il continuait de jurer en russe et de s’émerveiller en russe ».

Slava se rend chez Israël Arkadievitch – qui se prénomme en fait Iossif, mais « Iossif, c’était moi en URSS, cette personne n’existe plus » –, chez les Rudinsky, compulse livres, dates et documents et brode sur l’histoire de chacun pour écrire ces demandes d’indemnisation, puisant dans la fiction une vérité alternative sur ces vies déplacées, ballottées, « d’emprunt ». Car si certains n’ont pas connu « ghettos, colonnes de travail, camps de concentration » et n’ont « peut-être pas tout à fait souffert » comme ils auraient dû, « on nous a privés de tout notre monde ». Un monde que seule la fiction pourra rassembler.

À travers ces autres que lui, c’est l’histoire de sa famille, de sa lignée, que Slava recompose, une identité fragmentée, à l’image de cette ville où l’on parle un « anglais gorgé de Russie et de Brooklyn ». Lui qui pensait avoir rompu avec Midwood n’a de cesse d’y revenir, à la recherche de lui-même mais aussi de l’histoire si longtemps tue de sa grand-mère. Il parcourt le « trouble marécage du Brooklyn soviétique », « tout ce maudit quartier de Russes, Biélorusses, Ukrainiens, Moldaves, Géorgiens et autres Ouzbeks », « ceux qui disaient “on ne va jamais en Amérique”, sauf pour aller à la préfecture ou à Brodveï ». Il l’avait quitté pour « Manhattan, froide forêt d’aiguilles et de gratte-ciel », mais peu à peu, en vadrouillant dans Bensonhurst, Midwood, Brighton, il « devint un fin connaisseur » du métro, « de l’accent des régulateurs, des différents bruits et grincements des rames, des enseignes de bodegas, des ciels nocturnes et de l’humour régional de Brooklyn ».

« En sortant du métro pour rejoindre l’appartement où il allait passer la soirée, il s’arrêtait dans une boulangerie russe où il achetait des pâtes d’amande, des chocolats, un babka rond, parfois une bouteille. Dans la boutique – Petit Prix, Prix malin, Prix cassé – il aimait bien que la file d’attente à la caisse soit longue. Les plats refroidissaient sur la table de la salle à manger de l’appartement où il était attendu, mais c’était péché d’arriver les mains vides, et, plus important, il humait l’air du vieux quartier, au nom de ses recherches. Il prêtait l’oreille aux conversations de la ville d’attente, entre Ukrainiens si les g étaient prononcés comme des h, entre Géorgiens si l’accent était mis sur la mauvaise voyelle. Ces différents peuples avaient été mélangés comme une vulgaire salade par la cupidité du gouvernement soviétique, et maintenant, en Amérique, ils étaient contraints de continuer à parler russe, leur seul lien, s’ils voulaient se comprendre. C’est ce qu’ils faisaient parce que la haine des Ukrainiens pour les Russes restait plus ardente que leur amour des Américains. Les frères restés dans le Vieux Monde avaient fait un bond en avant dans l’histoire – ils étaient désormais citoyens de pays indépendants, leur langue maternelle ressortie du placard, polie, astiquée, de retour au premier plan – mais ici, à Brooklyn, ils resteraient à jamais enracinés dans l’époque soviétique. Ils étaient coincés sur une île nouvelle. »

Brooklyn est pour Slava « ce vague compromis entre deux mondes », l’espace de l’exil comme de la reconstruction, entre souvenirs, mémoire et réinvention. Ce dont témoigne ce très beau premier roman américain, poignant et pourtant drôle, émouvant et singulier, dépeignant un Brooklyn voué à disparaître. A lire avant de découvrir son second roman, Rodéo, à paraître, toujours dans une traduction de Stéphane Roques, le 4 mai prochain aux éditions Buchet-Chastel.

Boris Fishman, Une vie d’emprunt (A Replacement Life), traduit de l’américain par Stéphane Roques, Le Livre de poche, 480 p., 8 € 10