Maroc, récit d’enfance : Abdallah Alaoui

Au dernier Salon du livre de Paris (mars 2017), le Maroc était l’invité d’honneur. Il n’est pas sûr que les nombreux visiteurs l’aient noté. C’est pourtant une occasion, peu fréquente, de découvrir des auteurs publiés dans leur pays par des éditions marocaines car l’importation des livres dans le sens Sud/Nord n’est guère courante. C’est le cas du récit que nous présentons aujourd’hui, celui d’Abdallah Alaoui, Une enfance métissée – A l’aube d’un Maroc nouveau.

La littérature marocaine a déjà donné au récit d’enfance et d’adolescence des œuvres qui ont marqué durablement comme Le Passé simple de Driss Chraïbi (1954), La Mémoire tatouée d’Abdelkebir Khatibi (1970, réédité en 1979 avec une postface de Roland Barthes) de Mohamed Choukri traduit de l’arabe, Le Pain nu (1980), de Rachid O, L’Enfant ébloui (1995) ou encore de Fatima Mernissi, Rêves de femmes : une enfance au harem (1996). D’autres titres pourraient être cités mais cet éventail est déjà représentatif de la diversité dans la manière de traiter ces débuts de vie en fonction de l’éducation reçue selon le milieu social et ses règles et contraintes. Il faut aussi lire et citer certains récits de Siham Benchekroun, de Fatiha Boucetta, de Nadia Chafik, de Touria Hadraoui, d’Abdelatif Laâbi, de Fouad Laroui ou d’Abdelhak Serhane.

Dans sa thèse, présentée à l’université de Floride en 2013, « L’écriture de l’enfance dans le texte autobiographique marocain. Éléments d’analyse à travers l’étude de cinq récits » (aisément téléchargeable), Mustapha Sami constate qu’aucun récit d’enfance marocain « ne s’arrête à la fin de l’enfance ». Or, c’est justement le cas du récit d’Abdallah Alaoui. Le récit raconte les années d’enfance et s’arrête au seuil de l’adolescence qui coïncide avec l’indépendance du Maroc et la fin du Protectorat français (1912-1956). Conjuguer la petite histoire et la grande a toujours été une des forces du récit d’enfance : elle se vérifie une fois de plus. Et il n’est pas indifférent de s’y plonger pour découvrir un pays que l’on présente trop souvent comme l’enfant sage de la décolonisation et des rapports à l’Occident.

Tout récit d’enfance lève le voile sur des pans de sa société de référence. Il nous fait pénétrer dans des séquences historiques et percevoir des tensions culturelles. Certains usent d’un ton iconoclaste et provocateur, d’autres prennent une plume réaliste et descriptive dont le souci est une information au plus près de la réalité décrite. C’est le cas du récit d’A. Alaoui qui choisit d’accompagner une évocation sagement chronologique par des suspensions plus lyriques au début de chaque « mouvement » structurant l’ensemble où, très nettement, l’adulte prend le pas sur l’enfant pour mettre le doigt sur ce qui lui semble le plus important pour le mouvement annoncé. En fin de mouvement, toujours en italiques, mais cette fois sur un mode explicatif, le même adulte prend distance et tire le sens de la séquence qu’il vient d’évoquer. Ces suspensions de la narration qu’on peut percevoir aussi comme excroissances, en interrompant le continuum narratif, obligent à accumuler progressivement les conséquences des événements vécus par Adam, ce jeune garçon, protagoniste du roman. L’objectif n’est pas d’emporter le lecteur dans le récit d’enfance mais de s’appuyer sur ce récit d’enfance pour comprendre le devenir du Maroc, avec tout le doigté qui caractérise l’écrivain. Car si Adam est, en partie… lui, tel qu’il se souvient avoir été, il est aussi Allal cet ami d’enfance auquel le récit est dédié et tous les enfants de sa génération, celle de l’indépendance.

Le premier mouvement circonscrit les origines du père et de la mère et le passage du Tafilalet à Fès. L’auteur évoque les caractéristiques de cette ville prestigieuse pour faire saisir combien le métissage, pointé dès le titre, est d’abord une question d’espace. C’est la sœur aînée de son père qui a fait venir celui-ci à la ville :

« Elle est maintenant dans cette ville qu’on dit sacrée et accueillante. La plus ancienne cité marocaine. Sa richesse agricole et commerciale, son développement rapide, son attrait religieux attirent les populations de différents milieux, de différentes régions, de différents âges. Une nouvelle ville moderne est édifiée, à Fès, pour défier l’ancienne tout encastrée dans la vallée, surpeuplée et active comme une fourmilière.

Entre les deux, le quartier de Fès-Djedid est ce bercail de l’exode des démunis. C’est un lieu d’accueil qui abrite tous les gens, sans préjugés de race, d’ethnie, de couleur, de statut, de famille, de sexe : chacun trouve plus facilement qu’ailleurs un logis, un commerce, un ami, dans la promiscuité, la chaleur et la douleur. En cela, il tranche avec les autres quartiers de la ville : Fès-el-Bali, la vieille ville prestigieuse, capitale historique du royaume, fière de ses familles citadines d’origine arabo-andalouse, fermée sur elle-même, sur sa richesse traditionnelle, sur sa culture bourgeoise, et Dar-Dbibagh (appelée aussi Ville-Nouvelle) dont la population est essentiellement européenne » (17).

Comme sa sœur et tant d’autres Marocains, le père, Mokhtar, a quitté le Sud à 16 ans pour aller vers le Nord, plus prospère et porteur d’espérances d’une autre vie. Le narrateur note toutefois : « Il atteint enfin Fès, au moment où les relations sont très tendues entre les siens et les dominants, sans connaître la langue et la culture de ces derniers » (18). Nous venons de voir qu’au sein même de la ville, la répartition est nette entre riches et pauvres mais aussi entre Marocains et Européens. Comme l’a écrit Frantz Fanon dans Les Damnés de la terre : « le monde colonial est un monde coupé en deux… ». Mokhtar, une fois marié et père de famille, ne va avoir de cesse de faire passer les siens, au grand dam de sa femme qui perd tous ses repères, de Fès-Djedid à la partie européenne de la ville. L’arrivée dans l’immeuble de ce quartier confirme la répartition qui, cette fois, n’est plus horizontale sur l’espace vaste d’une ville mais verticale, les nantis c’est-à-dire les Européens en haut, la famille de Mokhtar en bas dans une sorte de cave sans lumière. Cette opposition du Haut et du Bas qui fait l’objet insistant du second mouvement est bien rendue :

« Cette différence d’orientation, Adam, lui, va peu à peu la vivre au quotidien : dans le mouvement physique et la différence culturelle qu’il entrevoit furtivement à travers les images et les sons à partir de sa fenêtre. Pourra-t-il s’affranchir de son enlisement pour rejoindre ce Haut si fascinant ? Pourra-t-il se libérer de cette pesanteur du Bas et se risquer à aller vers ces voisins si mystérieux ? » (27).

On se doute qu’au prix d’efforts venant presqu’uniquement de lui, Adam parviendra à percer le mystère du Haut. C’est ce parcours initiatique – que l’auteur nomme même son « odyssée » – au cours duquel Adam puise son énergie dans son désir d’oxygène que raconte Une enfance métissée :

« En allant du Bas vers le Haut, en quelques marches, Adam traverse deux continents différents et plusieurs siècles d’histoire conflictuelle. (…) A l’époque, très peu d’enfants ont connu le destin d’Adam et de ses voisins » (105).

De la même façon que le métissage s’impose par la distribution spatiale car celui qui veut sortir de son « trou » doit déployer tous ses efforts pour y parvenir, il est redoublé par les langues. On peut dire qu’une pyramide de la compétence linguistique se construit tout au long du roman dont on ne peut donner que quelques exemples. Le père d’abord :

« il s’attèle ainsi à baragouiner leur langue malgré son âge relativement avancé. En quelques mois, il arrivera à comprendre l’essentiel du langage courant : il écoute les chefs de chantier, prête attention aux conversations des familles françaises dans les couloirs du marché de la Ville Nouvelle où travaille un de ses amis. Son « français » élémentaire est marqué par l’intonation et l’accent de sa langue maternelle : la langue arabe imprégnée de l’amazighe, héritage de sa famille métissée. Il se forge ainsi un outil simple, nécessaire à la communication courante » (21).

La tâche est beaucoup plus délicate pour la mère qui n’a pas le désir d’apprendre cette langue et de côtoyer les étrangers et qui, par ailleurs, n’a pas de vrais contacts par le travail. Une séquence très éloquente marque ce conflit linguistique. Préparant les épices de la fête de l’Aïd El Kébir, elle fait un certain bruit, dans la courette du Bas, avec son « mahraz ». Et lorsque la voisine la plus raciste l’apostrophe pour qu’elle arrête « ce bruit de sauvage », elle répond vertement en arabe (traduit bien entendu) mais parsemé de mots français déformés à la mesure de sa colère (79-80).

Quant à Adam, c’est progressivement, par les jeux avec quelques petits voisins puis par l’école, qu’il va maîtriser cette langue étrangère :

« Dans une nécessité quasiment vitale, c’est Adam qui devait faire le plus d’efforts, quelquefois pénibles, pour se rapprocher de ses voisins et bénéficier des bienfaits de ces rencontres (…) Le contact entre les enfants peut réduire les animosités et les haines enfouies dans le cœur des adultes, les barrières établies entre les espaces » (104).

On notera aussi que s’il parvient à garder son équilibre, à résister au « vertige » selon les mots du narrateur adulte, entre les acquisitions nouvelles et son origine, c’est parce que ses parents, chacun à leur façon, l’ancrent dans sa culture, par la langue bien sûr, mais aussi par la lecture (du côté du père, 33) et les contes (du côté de la mère). Mais ici, la mère est concurrencée si l’on peut dire non par l’institutrice comme chez Kateb Yacine mais par Mme Prévost qui élargit son accès à l’imaginaire. On ressent aussi fortement le poids décisif de la résistance à l’occupant. Comme l’adulte l’écrit dans la conclusion du premier mouvement, Mokhtar « s’est détaché du lieu de ses origines, mais n’a jamais pensé abandonner ses racines » (37). Et dès ce début du récit s’amorce donc une réflexion sur l’exil et le métissage, intimement liés, élargie à l’échelle du monde contemporain :

« Partir. Quitter un lieu connu, sécurisé et sécurisant pour un ailleurs toujours nouveau, inconnu, avec tous ses risques et ses imprévus : tel a été son destin. N’est-il pas fondamentalement celui de chaque être humain depuis la nuit des temps, et qui se vérifie encore au présent, par l’exemple de toute cette jeunesse en déplacement entre continents, poussée par le besoin de fuir les guerres, la misère, ou tout simplement un modèle de vue qui ne correspond plus à ses aspirations ? » (37)

Si, pour évoquer ce récit, nous avons privilégié l’espace et la langue, il y a aussi à découvrir du côté de l’éveil de la sexualité, des nouveaux plaisirs comme le cinéma et la lecture, l’écart entre l’école coranique, le msid et l’école moderne « dite » l’école franco-marocaine et les différents maîtres. Les dernières pages du récit sont consacrées aux luttes pour le retour du roi dans son pays et la fin du Protectorat, toujours avec la répartition entre le récit d’enfance et l’intervention de l’adulte narrateur tirant véritablement les « leçons » de l’histoire/l’Histoire : en référence à la fameuse expression de Kateb Yacine, il pose la question : « Son pays saura-t-il tirer profit des « butins de guerre » qu’il hérite de l’occupant ? » (253). La dernière image et la dernière interrogation sont sur le mode conditionnel : « Il voudrait être comme ces cigognes voyageuses qui unissent les deux mondes et annoncent à chaque fois un printemps différent ! »

Dans sa lecture de l’œuvre, le poète Mohamed Loakira a raison de pointer sa richesse, sa précision, son ouverture « sur la quête de soi à seule fin d’assimiler l’altérité et de rencontrer l’autre ». Son style mesuré et équilibré, faisant place au réalisme du récit d’enfance lui-même sans gommer l’adulte écrivant lui confère une originalité : la mémoire d’enfance est enrichie par la réflexion d’un adulte. Cet adulte accompagne Adam dans sa découverte de l’altérité, sans écriture morcelée et déstructurée ou révoltée et iconoclaste, en faisant le lien, en pétrissant le liant pour nous forger un autre regard sur le Maroc.

Abdallal Alaoui, l’auteur, est l’universitaire Abdallah Mdarhri Alaoui, professeur à l’université Moahemmed V de Rabat. Il est à noter qu’il a été l’auteur de la première thèse sur Kateb Yacine, soutenue à Aix-Marseille en 1975, « Aspects de l’écriture narrative dans l’œuvre romanesque de Kateb Yacine ». Il a publié article et ouvrages sur la littérature du Maroc, du Maghreb et participé à de nombreux collectifs. Citons Aspects du roman marocain (1950-2003). Approche historique, thématique et esthétique. (Rabat, Édition Zaouia Art et Culture, 2006). Il s’est aussi beaucoup intéressé à la littérature des écrivaines marocaines. Il est fondateur et membre actif de la Coordination des Chercheurs sur les littératures maghrébines et comparées (CCLMC – Maroc) et directeur de la revue de la coordination, Littérature maghrébine et comparée à Rabat dont le n°13 a été publié au premier semestre 2016.

Abdallal Alaoui, Une enfance métissée, Rabat, éd. Bouregreg, 2017, 259 p.
Si on voyage au Maroc, on peut l’acheter en librairie ; cela changerait des babouches ou poteries.
Sinon il est possible de le commander à la responsable de la Librairie des orgues/Café 108, 4 impasse de Joinville, 75019, Paris, à partir de la fin du mois de mai 2017.