Peut-être l’œuvre d’Eiríkur Örn Norđdahl est-elle tout entière centrée sur la notion de temps, indissociable d’une entreprise romanesque, bien sûr, ici élevée en prisme de toute saisie du monde, des hommes et du rapport entre le premier et les seconds.
Après Illska Le mal, une analyse aussi percutante que provocatrice du rapport entre l’Holocauste et nos dérives contemporaines, les éditions Métailié publient Heimska, la stupidité, dans une traduction d’Eric Boury, dystopie de la surVeillance, « dystopie ou probablement cauchemar ».
Áki et Lenita viennent de se séparer et se livrent une guerre sans merci par caméras interposées. Dans un pays sous surVeillance, tous vivent traqués par des drones et des webcams, volontairement : quel meilleur moyen d’éradiquer violence et crimes ? La transparence est devenue un mode de vie, à l’unisson de « la nuit éternellement claire de l’été islandais », lumière permanente et sans répit, sur tout et tous
Tout est donc illuminé : le pays comme les écrans, « tout le monde voit tout le monde. Il ne s’agit pas d’un « panoptikon » où un œil épierait chaque individu et informerait le pouvoir politique, mais plutôt d’un « synoptikon » où tous les yeux présents dans le bâtiment peuvent observer l’ensemble des individus et ce, où qu’ils soient. Le monde est un réseau touffu de webcams, de caméras de surveillance, de drones et d’images-satellite, l’atmosphère est saturée de transparence et la vie privée a été sacrifiée à des fins de sécurité et de distraction. Certes, vous courez moins de risques d’être poignardé quand on vous voit en permanence (…) mais si, par malheur, vous receviez quand même un coup de couteau, ce serait plutôt intéressant d’assister à la scène, sympa de la diffuser sur les réseaux sociaux quand (et surtout si) vous vous réveillez à l’hôpital, afin d’obtenir un peu de compassion ou d’admiration et aussi quelques « like » : mon pauvre, mon héros ! <3 ».
Pour Áki et Lenita, ces caméras sont d’abord un moyen de montrer à l’autre perdu sa propre manière de gérer la rupture amoureuse : dans une débauche de sexe. Quand le roman s’ouvre, « campé, jambes écartées, au pied du lit, Áki Talbot baisait la fille — il lui semblait se souvenir qu’elle s’appelait Sigurbjörg — qu’il prenait en levrette avec frénésie ». Bien sûr, Áki a envoyé un poke à Lenita pour être sûr qu’elle ne manque rien du spectacle. Lenita riposte, ad lib., cela dure depuis trois ans, « une véritable guerre par baises interposées ».
« Depuis le début de l’été, c’était le chaos et les choses allaient en empirant » : le roman de Eiríkur Örn Norđdahl est doublement une rupture : celle d’Áki et Lenita comme celle d’un ordre des choses qui pouvait sembler constant. Des coupures d’électricité ne cessent de paralyser le pays et de faire sauter Internet, contrariant le voyeurisme général ; un groupe d’étudiants en art, squattant une ancienne usine de crevettes, s’agite et semble préparer quelque chose ; Áki et Lenita, tous deux écrivains, s’apprêtent à chacun publier un roman.
Or les deux livres à venir s’intitulent Ahmed, tous deux évoquent la Syrie, l’État islamique, et il y a tant, « trop de ressemblances — non seulement dans la narration, mais aussi dans le mode de pensée, le tissu textuel, la méthode, l’âme, et surtout il y avait ce prénom, ce même prénom, Ahmed »… La guerre des roses oppose désormais non plus seulement les deux parties déchirées d’un couple mais deux écrivains qui accusent l’autre de plagiat et communiquent non seulement via caméras, Skype et revenge porn mais par voie de presse, s’invectivant d’articles en interviews.
Heimska n’est pas seulement un roman sur un pays en crise (à l’image du monde contemporain qui ne tourne pas très rond non plus) ou sur un couple qui se déchire. C’est une réflexion puissante sur une ère du narcissisme, du voyeurisme et de la transparence à tout prix, chaque existence enchevêtrée dans un réseau qu’elle tente (en vain) de maîtriser. C’est aussi une analyse du double, à travers Lenita et sa jumelle Tilda, à travers le couple que forment Áki et Lenita, deux versions d’un même et l’autre. Chaque élément du récit renvoie à un autre, selon un ample jeu de reflets et dédoublements.
Heimska est surtout, comme Illska, une puissante réflexion sur le temps : le futur qui sert de cadre au récit est un présent à peine décalé, si proche de ce que nous vivons déjà — Internet, les réseaux sociaux, le terrorisme, une violence endémique non jugulable. « Le présent est le futur du passé. Le futur est, de manière générale, le futur du présent ». Le futur est déjà ici et maintenant, comme le montre la structure du roman, puisant l’avenir dans de larges pans du passé, interrogeant ce qui vient à l’aune de ce qui a été, hasards ou nécessités, causes et conséquences. « L’avenir est une chose bien réelle ».
Enfin, Heimska est une mise en abyme de la place de la littérature dans les crises : le roman, tel que le conçoit Eiríkur Örn Norđdahl est sans doute au croisement des conceptions développées par Áki et Lenita ; Heimska est l’intersection d’Ahmed et Ahmed. Pour Lenita, la littérature c’est avant tout le langage, la manière dont les phrases « augmentent le monde des possibles ». Pour Áki, mais est-ce contradictoire ?, il s’agit de « peindre le tissu social en le poussant dans ses retranchements au pont de le défigurer », d’être « au cœur même du présent ».
« Alors quel est le devoir de la littérature ? le taquina Lenita.
Prendre des risques. Elle ne doit surtout pas être gratuite ».
Elle ne l’est pas avec Eiríkur Örn Norđdahl qui excelle à provoquer notre regard sur le présent, ici avec un texte moins ample qu’Illska, plus resserré, en apparence moins grave mais qui, comme Illska, foisonne et déploie les interrogations, sans jamais apporter de réponse simple. On pense une nouvelle fois aux premiers romans de Kundera en lisant Heimska, dès ce titre qui semble annoncer un roman moral (et jusqu’au bout le lecteur se demande où se loge cette « stupidité » qu’affiche le titre), mais aussi dans cette manière stupéfiante de dire un moment collectif par l’intime, le couple et nos Risibles amours.
Eiríkur Örn Norđdahl, Heimska La stupidité, traduit de l’islandais par Eric Boury, éditions Métailié, 2017, 158 p., 17 € — Lire un extrait