Pierre Parlant évoquait hier le nouveau livre de Jérôme Orsini, Le Feu est la flamme du feu, venant clore un triptyque commencé avec Des monstres littéraires (2015) et complété avec Pedro Mayr (2016), tous publiés dans la collection « un endroit où aller » des éditions Actes Sud. Entretien avec Jérôme Orsini.
Le feu est la flamme du feu est annoncé comme le troisième et dernier volet d’un ensemble qui comprend Des monstres littéraires et Pedro Mayr. Deux questions viennent aussitôt à l’esprit. La première : est-ce que ce triptyque a fait l’objet d’un projet concerté dès le début, si oui, lequel ?
La seconde : est-il possible, maintenant qu’on en dispose, de tenir ce triptyque comme une sorte de préalable méthodologique et/ou esthétique à des projets littéraires d’un autre ordre ?
Le triptyque a pris forme peu à peu, à mesure que j’avançais dans l’écriture des livres, la parution d’un premier volume correspondant à la rédaction (parfois même à la fin de la rédaction) du volume suivant. Les liens sont parfois manifestes. Pedro Mayr, par exemple, reprend le personnage de Pedro Mayr qui est l’un des deux protagonistes de la nouvelle « Une simple histoire » des Monstres littéraires, nouvelle qui tourne autour d’un livre qui peut-être n’existe pas et que le narrateur cherche jusqu’à en devenir fou. Parfois, c’est simplement la même atmosphère, étrange, fantastique, qui parcourt les trois livres. Le projet est né avec les Monstres : raconter des histoires. C’est aussi simple que ça.
Et pourtant, quand on y pense, quand on s’interroge sur ce que c’est que ça, raconter une histoire, c’est abyssal. Parce que c’est là, présent en nous depuis l’enfance, puisque nous apprenons à parler aussi en écoutant les histoires que nos parents nous racontent, nous lisent, et qu’ainsi l’acquisition du langage est dès la toute petite enfance littéraire (nous sommes faits de littérature, totalement, au sens où nous apprenons à parler, à organiser nos sensations, nos perceptions, nos sentiments, dans et à travers la littérature — quand Daphné, ma fille, qui a dix-huit mois entend le mot « câlin » dans une histoire que sa mère ou moi lui lisons, elle nous fait un câlin). Et puis, donc, c’est un art, une pensée. Même les histoires les plus simples sont chargées de références, de significations. La fiction — notamment, le fantastique, qui prend un élément du quotidien, le transforme pour en faire quelque chose d’inquiétant, de fascinant, de perturbant, d’angoissant, avec ironie, humour, distance — permet ainsi de penser et de narrer, simultanément. Sans que l’un soit réellement distinct de l’autre. Pour moi, même les passages qui semblent plus théoriques que les autres dans les trois livres dont vous parlez sont avant tout des fictions, qui mettent en scène d’autres personnages, plus abstraits, peut-être, mais qui ne cessent pas pour autant d’être des personnages. Le projet, c’est la fiction, en tant qu’invention, narration, expérience de pensée, exploration des possibles. Mais, si le projet est là depuis le début, je crois néanmoins que je n’aurais tout simplement pas pu écrire avec un plan en trois parties en tête ou que, dans ce cas, j’aurais fait quelque chose de figé, de monolithique, écrit des livres qui m’auraient semblé passablement tristes. Surtout que je n’ai pas de plan quand j’écris. Mais je sais où je vais. De manière indistincte, floue, intuitive, peut-être, quelquefois, et l’écriture précise alors cette intuition, cette sorte de prémonition de ce qui vient.
C’est donc à la fin qu’il m’a semblé que c’était la fin. Mais en même temps, ça ne veut rien dire. Enfin, oui, c’est bien une trilogie, mais non, ce n’en est pas une. Au sens suivant : quand je suis arrivé à la fin, avec le Feu est la flamme du feu, je me suis dit que je venais d’en finir avec quelque chose, que notamment il ne serait plus question dans les prochains livres que j’écrirais des auteurs dont j’avais parlé dans les volumes précédents parce que cela avait été la source de nombreuses confusions qui perturbaient à mon sens la lecture des livres, comme s’il s’agissait d’un jeu méta-littéraire alors qu’en fait les enjeux dépassaient largement l’ambiance confinée de cet univers clos sur lui-même d’un livre qui parle de livres qui parlent de livres, etc. Et, cependant, il m’a semblé que rien ne s’achevait parce que cette fin supposée marquait au contraire le début de quelque chose, ou plutôt appelait une suite. La fin est la fin mais n’est pas la fin : il y a une inflexion, une reprise, moins dans une direction différente, qu’avec des moyens différents. Bon, je me rends compte que tout ceci est très confus. Je vais essayer d’être plus précis (pour la clarté, ça aide) : je suis en train d’écrire deux livres.
L’un est un roman, qui s’appelle Histoire de la forêt, et qui raconte l’histoire d’un personnage qui s’appelle Jérôme. Jérôme, après avoir vomi sur une auteure américaine, part se réfugier dans une cabane dans la forêt. L’autre est une sorte de grand conte critique qui s’intitule Guérilla imaginaire et qui est en fait le premier volume d’une Encyclopédie pirate dont le projet est un grand cycle d’histoires qui font appel à la fois aux ressources de la fiction, du fantastique, et de l’autofiction (je n’aime pas ce mot, mais il est assez parlant, alors je m’en sers à l’occasion), l’auteur, Jérôme, racontant sa vie, qui n’est pas sans rapport avec son œuvre. Tout se trouve déjà, si vous m’autorisez cette pirouette, dans les trois volumes précédents et, pourtant, de toute part, c’est différent, autre chose. Comme dit Lampedusa, il faut tout changer pour que rien ne change. À moins que ce ne soit l’inverse. Un livre, c’est l’impression que j’ai, en appelle un autre. Il pose des questions auxquelles on n’a pas répondu et qu’il faut aborder. C’est donc recommencer et, tout en ayant l’impression de recommencer, sans remettre à zéro, sans non plus refaire toujours le même livre, ce qui serait proprement insupportable, aller voir ailleurs, explorer de nouvelles zones que l’on avait fait qu’effleurer auparavant. Avancer, défricher, inventer, s’inventer.
On est frappé en lisant ce recueil de nouvelles par l’importance et l’insistance, latente ou manifeste, de la question éthique. Elle débouche d’ailleurs explicitement sur la notion de « formes de vie », reprenant ici littéralement la formulation de Wittgenstein en égratignant au passage la figure de Beckett. Cette question se trouve aussitôt indexée à celle du bonheur que la littérature, contrairement à la musique (allusion faite à John Cage, à Morton Feldman), est incapable selon vous de nous procurer. À nouveau, deux questions : a) quelle est donc la puissance de la musique pour qu’on lui reconnaisse cette vertu exclusive ? b) n’y aurait-il donc d’expérience littéraire qu’illusoire ou, pire encore, désabusée ?
Cage, dans l’un des innombrables entretiens qu’il a accordés (on peut voir celui dont je parle sur YouTube en tapant « Cage on silence », par exemple), cite Kant, qui disait que la musique n’a pas besoin de signifier quoi que ce soit pour procurer du plaisir. Cage, en bon pragmatiste, fait dire à Kant quelque chose qu’il n’a probablement pas voulu dire : que la musique ne signifie rien, que ce n’est pas un langage (elle ne parle pas), mais que cela ne l’empêche pas de faire quelque chose à celui qui l’écoute (une expérience). Et celui qui l’écoute peut même inventer tout un tas d’histoires sur la signification qu’il prête à la musique qu’il aura entendue. Mais la musique, elle, c’est quelque chose qui a lieu, qui se produit : c’est un événement, qui ne signifie rien — ni en lui-même ni par lui-même —, et cette absence de signification n’est pas un manque, pas un défaut, c’est même au contraire ce qui fait la spécificité de la musique. La musique, c’est quelque chose qui agit, dans l’air, dans l’auditeur, vide l’esprit pour qu’un son y entre, produise une révolution, et puis s’en aille, laissant la place à un autre son. Et ainsi de suite. Aussi longtemps que dure la musique. La littérature, elle, — et à présent, ce n’est plus Cage qui parle à travers moi, mais moi-même, si j’ose dire — la littérature est toujours prise dans un réseau de significations, c’est ce qui en fait le prix, mais c’est aussi la cause d’un grand désarroi parce que ce réseau de significations ne connaît pas de dernier mot.
Or, il faut apprendre à aimer cette absence de dernier mot. C’est que j’appelle l’« attention musicale » : il faut apprendre à parler, à écrire dans ce réseau sans fin de significations, apprendre à vivre en tant qu’animal qui parle avec la conscience de cette absence de dernier mot, qui n’est ni une faiblesse, une lacune, une tare, une malédiction, comme nous le supposons en croyant en un au-delà du langage qui fonderait, justifierait, rendrait raison, épuiserait le langage. Cette absence de dernier mot est simplement l’expérience qu’il nous est donné de vivre. Nous ne pouvons pas échapper à cette situation, à cette condition d’un langage qui n’a pas de cesse, pas de terme, pas de dernier mot, pas d’au-delà. Au début, quand nous prenons conscience de cette situation, nous essayons de trouver une issue.
L’ineffable, par exemple, est une solution : renvoyer le langage à un au-delà qui se situe hors de sa portée tout en étant sa véritable essence. Mais cette solution nous condamne au malheur : nous sommes toujours en manque de mots pour dire une expérience qui, en réalité, n’existe pas. Ensuite, quand nous comprenons que cette expérience n’existe pas, que ce n’est qu’un mythe, nous nous apercevons par là-même que notre langage ne souffre d’aucun défaut et que nous accusions le langage d’être impuissant à exprimer l’inexprimable pour nous éviter de nous accuser nous-mêmes de ne pas nous en servir correctement, d’inventer toujours quelque chose au-delà du langage et qui serait le vrai x (x étant, en fonction des cas, la réalité, la vérité, le bien, l’être, etc.).
J’essaie d’écrire dans cette situation-là, sans dernier mot possible, sans au-delà, sans ineffable. Je raconte des histoires de gens qui sont aux prises avec cette condition, qui se débattent pour continuer à vivre dans un monde où tout le monde cherche en vain le dernier mot, où les charlatans, les gourous, les directeurs de conscience, les maîtres du monde de toute espèce se multiplient qui prétendent l’avoir découvert. Mes personnages vivent dans le monde réel, mais ils ne peuvent tout simplement pas s’y résoudre parce qu’ils ne peuvent pas se résoudre à sacrifier une part considérable de leur existence sur l’autel de croyances erronées. Si l’on veut : ils ne peuvent pas se résoudre à être comme tout le monde si, pour être comme tout le monde, il faut se bercer d’illusions. Ils essaient de se forger des outils pour appréhender cette situation ; certains se trompent, d’autres échouent alors qu’ils sont sur le point de réussir, d’autres détruisent tout dans l’espoir de recommencer, de repartir de zéro. Mais tous mes personnages font preuve de cette attention musicale au langage et, plus largement, à l’existence, désabusée, sans doute, si l’on entend par là : qui ne se laisse pas abuser, bercer d’illusions qui, au final, nous empêchent de vivre la vie que nous voudrions vivre.
La question éthique est présente tout le temps parce qu’elle touche à la façon dont il faut que nous vivions notre vie. Or, il est à la fois très simple et très compliqué de vivre : c’est très simple parce que nous avons tous une idée assez claire de là où se situe notre bien, et c’est très compliqué parce qu’il nous semble que nous avons besoin de déployer des efforts considérables pour échapper aux dangers qui nous guettent continuellement — les discours creux qui fascinent à force d’illusions, les tentations identitaires qui nient la plasticité de l’individu, les défenseurs de la vie qui s’opposent à l’élan de la vitalité, les réductions faciles du marketing, les sirènes du pouvoir, les mirages de la politique. Si nous voulons survivre à tout cela (et je ne vois pas ce que nous pourrions bien vouloir faire d’autre), il nous faut inventer un langage qui nous soit propre, un vocabulaire qui nous permette d’échapper à toutes les tentations mythologiques d’épuiser définitivement l’étendue de l’expérience, pour (pardon, c’est un peu grandiloquent) vivre notre puissance de devenir.
Vous avez eu plusieurs fois l’occasion de dire combien comptent pour vous, à des degrés divers, des auteurs tels que Franz Kafka, Robert Musil, Jorge Luis Borges, Roberto Bolaño ou encore Enrique Vila-Matas. On peut en pressentir les raisons, mais pouvez-vous préciser ce qui fait que leurs œuvres vous accompagnent, si tel est le cas, lorsque vous-même vous expérimentez l’acte d’écrire ?
Tout d’abord, je tiens à préciser que je ne suis pas un écrivain argentin masqué, que je ne regrette pas secrètement, comme on a pu le dire, de n’en être pas un. Ou alors, il faut que je m’empresse d’ajouter que je regrette tout autant — sinon plus — de ne pas être aussi un écrivain juif pragois, un philosophe allemand exilé en Italie, un écrivain autrichien sans qualités, un catalan qui écrit en castillan, un chilien exilé au Mexique, un philosophe viennois naturalisé anglais, un compositeur américain, un philosophe pragmatiste de la même nationalité, et j’en oublie sans doute beaucoup. Tout ça pour dire que ce que je ressens, avant tout, pour les écrivains dont vous parlez, et ceux (écrivains, philosophes, compositeurs) auxquels je pense aussi, c’est de l’admiration. L’admiration devant des œuvres, souvent considérables, qui ont interrogé la nature de la littérature, de la musique, de la philosophie, leurs limites, ce qui était en leur pouvoir et ce qui ne l’était pas. Mais précisément, cette admiration n’est pas muette (on peut même la trouver un peu trop loquace, c’est possible). Et surtout, elle s’accompagne de la conscience qu’écrire possède une histoire plusieurs fois millénaire et qu’on ne peut tout simplement pas raconter une histoire, écrire un roman, comme si personne n’en avait jamais écrit, comme si, de plus, la littérature n’avait pas été mise dans une situation critique assez grave au siècle dernier par des auteurs comme Musil ou Borges, pour ne citer que ces deux-là.
On peut sans doute faire semblant, commencer un livre, une fiction, un roman, comme si cette histoire ne nous précédait pas, comme si, finalement, elle n’avait pas tant d’importance que cela, comme si chacun avait son petit roman en lui, un peu comme chacun y va de son anecdote gênante au cours d’un dîner un peu trop arrosé, mais on peut tout aussi bien ne pas écrire. Pour ma part, il me semblait tout simplement inconcevable de prétendre que rien ne m’avait jamais précédé, de faire comme si on pouvait commencer comme ça, tout simplement, par une première phrase bien sentie, qui enclenche une petite mécanique stylée sur 300, 400, 500 pages, voire plus si l’auteur et sa famille ont vraiment beaucoup souffert. La relation aux auteurs dont je parle, cependant, je ne la conçois pas comme un exercice de louange béate, mais comme un dialogue critique, ou mieux : une conversation. Je ne me contente pas de pratiquer l’art subtil du name-dropping, je me sers des œuvres dont je parle, je les discute, je les contredis. Pour moi, ce sont avant tout des outils.
C’est sans doute lié à la situation paradoxale dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, et qui veut que, bien qu’il y ait une histoire, une tradition, il n’y ait plus d’avant-garde. Mais je ne crois pas pour autant à l’impossibilité de l’originalité. C’est, pour étayer ce que je viens de dire, une opinion que je ne partage pas avec Vila-Matas, par exemple, qui croit que l’originalité n’existe pas. Toutes les histoires n’ont pas été racontées, toutes ne se réduisent pas à des schémas éculés, et ce n’est donc pas à partir d’une situation de soi-disant retour du même scénario qu’il faut écrire. Pour moi, cette conversation est aussi un moyen d’élaborer quelque chose qui n’a pas été fait, d’inventer des histoires qui n’ont pas été racontées, de parcourir des territoires qui ne l’ont pas été, pas comme ça, pas comme moi. Ces auteurs, c’est la famille, c’est à partir d’eux que j’écris : j’ai d’abord voulu écrire pour leur ressembler, et puis, j’ai écrit pour répondre aux questions sans réponses que laissent leurs œuvres, que laisse toute œuvre importante, et qui en représente d’une certaine façon le nécessaire inachèvement. Toute œuvre vraiment importante laisse derrière elle des points d’interrogation qui sont des points de départ, les indices de lignes courbes à arpenter, de directions dans lesquelles les œuvres qui viennent ensuite peuvent s’orienter, et ainsi de suite. C’est Wittgenstein qui disait qu’on ne marque jamais assez profondément le point d’interrogation. Tout est avant tout une histoire de questions, et la question de sa propre légitimité en tant qu’auteur qui entend s’inscrire dans une histoire n’est pas paralysante. En ce qui me concerne, en tout cas, cette question ne m’a pas paralysé, elle m’a autorisé au contraire à découvrir des ressources qui m’ont permis de trouver mes propres voies, mes propres voix. Avant de s’en libérer.
Votre activité d’écrivain se trouve de plus en plus redoublée par celle du traducteur que vous êtes aussi, notamment d’essais ou de textes philosophiques. Le philosophe en vous y voit-il une chance de découvrir, par le truchement d’une autre langue, d’une autre disposition de la pensée, des « mondes possibles » auxquels votre écriture se montre par ailleurs attentive et sensible ?
En préambule, je dois dire que, si je ne suis pas philosophe, j’ai toutefois eu la chance (et je veux insister sur ce mot) d’étudier la philosophie à Aix-en-Provence à la fin des années 1990. À cette époque, le département de philosophie était marqué par ce qu’on appelle « la philosophie analytique ». Nous lisions couramment Frege et Russell dans leur entreprise logiciste de fondation des mathématiques, Carnap dans sa tentative de dépassement de la métaphysique par l’analyse logique du langage, et il n’était pas impossible d’entendre à l’occasion un professeur s’exclamer, imitant Voltaire, à l’encontre de Heidegger, Écrasez l’infâme ! tout en tapant du poing sur son bureau.
Quant à moi, j’ai commis un mémoire (anti-phénoménologique, si ridicule que cela puisse paraître) sur Wittgenstein, sous la direction de feu Jean-Pierre Cometti. Au regard de l’institution philosophique, il n’est pas tout à fait faux de dire que ce fut une éducation anarchiste (Deleuze, très français, considérait, par exemple, Wittgenstein comme une sorte de terroriste, dangereux ; ce qui, quand on y pense, est assez amusant). À cause de tout cela, de tous ces pays d’où provenait la philosophie que je lisais et que j’aimais (l’Autriche, l’Angleterre, les États-Unis d’Amérique, une certaine Allemagne), faire de la philosophie, si l’on veut, cela consistait aussi à penser dans des langues étrangères — en anglais, en allemand. Et dès cette époque, j’ai commencé à traduire des textes de philosophes, dans une démarche universitaire ou pour mon propre plaisir.
Aujourd’hui, il se trouve que traduire, c’est aussi mon « métier » : je traduis des essais, des livres d’art, de la non-fiction, des romans. Tant et si bien que je ne sais pas si je pourrais penser sans penser à des langues étrangères, sans penser dans des langues étrangères. Penser, et écrire, bien sûr. Je crois qu’ainsi, j’écris en français (et, pour l’instant, du moins, il ne me semble pas possible d’écrire dans une autre langue) à partir d’horizons linguistiques qui ne sont pas français : depuis l’allemand mitteleuropéen de Wittgenstein, Kraus, Musil, Lichtenberg, le castillan rioplatense de Borges, Bioy, Hernández, l’américain pragmatiste de Rorty, le dialecte zen de Cage, etc. Le français que j’écris est traversé par ces courants de langue qui le travaillent, l’influencent, l’orientent dans certaines directions plutôt que dans d’autres, impliquent certaines formulations. Mais aussi, bien sûr, agissent profondément sur l’imaginaire qui devient dès lors un monde où l’on parle plusieurs langues.
Le polyglottisme est une sorte d’idéal utopique. Pour plusieurs raisons : par la circulation que la pluralité des langues introduit dans la pensée, la possibilité de lire plusieurs langues et, donc, de penser en plusieurs langues, circulation qui ouvre la pensée à un horizon beaucoup plus vaste que celui de la seule langue maternelle ; les modifications que ces diverses langues parlées, lues, comprises, présentes dans la vie, induisent sur la personnalité, l’identité ne pouvant se penser comme appartenance à un territoire national puisqu’elle est toujours traversée par les étrangers, la différence radicale d’une multiplicité d’autres langues ; l’atmosphère pluraliste dans laquelle baigne l’écriture confrontée à l’impossibilité de l’univocité : tout a plusieurs significations, dans cette langue-ci, mais dans d’autres langues encore, les significations ne connaissant pas de frontières (pour le meilleur et pour le pire), ne s’arrêtant jamais de circuler, de voyager, de s’échanger les unes contre les autres. Le résultat n’est pas un galimatias globish auquel personne ne comprend rien, mais une sensibilité accrue à des possibilités de dire, d’écrire autrement. Mes mondes possibles, si je puis m’exprimer ainsi, forment moins une ontologie qu’un réseau de significations ; la question étant moins celle de la réalité de tel ou tel monde que la possibilité que nous nous donnons de formuler et de reformuler dans un vocabulaire qui soit le plus personnel, et donc nécessairement changeant, contingent, transitoire, une façon bonne de vivre.
Jérôme Orsoni, Le Feu est la flamme du feu, Actes Sud, « Un endroit où aller », 2017, 173 p., 20 €