Paru ces jours-ci sous la généreuse et vive direction de Dorian Astor, le Dictionnaire Nietzsche s’impose déjà comme un splendide outil de travail pour les nietzschéens et une magnifique relance de tous les questionnements soulevés par le philosophe du Gai Savoir. Réunissant plus de trente spécialistes français et internationaux, plus de 400 entrées retracent le parcours intellectuel, biographique et conceptuel de l’homme de Zarathoustra. En voici quelques bonnes feuilles traitant notamment des Fragments posthumes, de Gênes, Heidegger, la notion de « valeur » et Wagner que Diacritik publie en exclusivité.
FRAGMENTS POSTHUMES
Par Maria Cristina FORNARI (extrait, p. 346-347, trad. L. Cantagrel)
« L’expression de “fragments posthumes” (FP) désigne cette masse de matériaux que Nietzsche, depuis son enfance jusqu’à son effondrement à Turin en janvier 1889, a confiée à des carnets, des cahiers, des agendas, des feuilles éparses, et qui, pour différentes raisons, n’en est pas venue à être intégrée dans le corpus des œuvres publiées. En font ainsi partie, par exemple, les brouillons et les différentes versions et réécritures d’un aphorisme, d’un paragraphe ou d’un passage – des versions que Nietzsche a ensuite rejetées au moment de l’impression ; des mémentos pour des livres à acheter ou à lire ; des commentaires ou des extraits de lectures ; des brouillons de lettres ; des notes de nature strictement privée ou ponctuelle. Depuis le premier voyage qu’il fit à Weimar en 1961 pour établir un état des lieux des manuscrits de Nietzsche conservés dans la Goethe- und Schiller-Archiv, Mazzino Montinari s’était rendu compte de l’impossibilité d’utiliser le matériau posthume tel qu’il se trouvait dans la Grossoktav-Ausgabe. À ses yeux, une chose était sûre, tout particulièrement pour les fragments qui concernent la période du projet de livre sur la Volonté de puissance, mais aussi bien, d’une façon générale, pour toutes les notes confiées aux carnets : “il faut déchiffrer les manuscrits et les transcrire intégralement, les étudier sous forme de groupe, de manuscrit isolé, de page isolée (dans bien des cas !), et donc les classer par ordre chronologique […] Si cela est important pour les fragments posthumes d’une œuvre publiée par Nietzsche, ce l’est infiniment plus pour la masse des manuscrits qu’il n’a pas utilisés. Car la lecture et la transcription de l’ensemble nous mettent sous les yeux l’élaboration d’une pensée d’un carnet à un cahier, d’un carnet à l’autre, dont on obtiendra ainsi à l’aide de critères internes la chronologie, ou plutôt la succession” (Campioni 1992, p. 263). Les fragments posthumes, considérés dans le rapport dynamique qu’ils entretiennent avec leur contexte et avec les œuvres publiées par Nietzsche, sont donc le journal intime d’une vie intellectuelle intense dans sa complexité et son évolution : ils sont le laboratoire dans lequel a lieu une expérimentation avec le plus grand nombre de parcours possibles qui prendront ensuite forme dans les écrits publiés. Aujourd’hui, les fragments posthumes accompagnent, dans l’édition critique de Colli et Montinari, les textes publiés par Nietzsche : classés par ordre chronologique, ils sont numérotés par convention en fonction de la cote donnée aux manuscrits par H. Joachim Mette en 1932. Le statut à leur accorder a suscité un débat important : placés au côté des textes publiés par Nietzsche dans les volumes de l’édition critique, les fragments posthumes se voient ainsi conférer une position et une autonomie qu’en réalité, ils ne possèdent pas. Il est en outre difficile de distinguer les fragments des variantes ou des versions préliminaires (voir Groddek, 1991 ; Stegmaier 2009). […] »
GÊNES
Par Paolo D’IORIO (extrait, p. 381-382)
« C’est à Turin que compte se rendre Nietzsche quand, de Nice, il monte dans le train de six heures, le 2 avril 1888. Mais une erreur de correspondance, à Savone, le conduit à la petite station de Sampierdarena, à deux pas de Gênes. Malade, sans bagages car ses valises l’attendent à Turin, Nietzsche doit s’arrêter deux jours. Mais ce qui lui apparaît d’abord comme un désastreux incident devient un émouvant pèlerinage sur les lieux d’une des périodes plus riches de sa vie, entre 1880 et 1884 : “J’ai erré à Gênes comme une ombre parmi une affluence de souvenirs. Ce que j’ai aimé là autrefois, cinq, six points choisis, m’a plu davantage encore à présent ; cela m’a paru d’une noblesse pâlie, incomparable, et bien supérieure à tout ce qu’offre la Riviera. Je bénis le destin qui m’avait condamné à vivre dans cette ville dure et austère, durant les années de décadence. En sort-on, on sort chaque fois de soi-même, – la volonté connaît une extension nouvelle, on n’a plus le courage d’être lâche. Jamais je n’ai éprouvé plus de gratitude que durant ce pèlerinage à Gênes” (lettre à Gast, le sept avril 1888). Sorrente avait été un voyage touristique entrepris, le temps d’une année sabbatique, pour des raisons de santé ; le printemps à Venise, en 1879, avait été un essai infructueux. Mais en novembre 1880, Gênes offrit à Nietzsche sa première véritable demeure au Sud. Et les souvenirs qu’il évoque dans cette lettre sont ceux d’un homme qui avait inauguré sa vie de philosophe solitaire par plusieurs années passées au milieu du petit peuple, dans les ruelles étroites de cette ville de marins. Pourtant, en partant pour Gênes à l’automne 1880, Nietzsche n’avait aucune intention de s’y installer. Il souhaitait simplement s’y embarquer sur le premier paquebot en direction du golfe de Naples. À l’improviste, il changea d’avis et se mit à la recherche d’un logement. Il y restera quatre ans […] »
HEIDEGGER, Martin (Meßkirch, 1889-Fribourg-en-Brisau, 1976)
Par Fabrice de SALIES (extrait, p. 424-425)
« Bien que Heidegger se soit “efforcé de prendre Nietzsche au sérieux en tant que penseur” (Heidegger [1943] 1962, p. 254), nombre de commentateurs estiment que la fécondité de ses méditations “l’est surtout en ce qui concerne tout ce que nous pouvons apprendre à cette occasion à propos, non de pas Nietzsche, mais de Heidegger” (KREMER-MARIETTI, 2009, p. 202). Paradigme d’une lecture partiale et biaisée d’un texte déjà fort complexe, en se donnant pour tâche “d’expliciter la position fondamentale au sein de laquelle Nietzsche développe l’interrogation directrice de la pensée occidentale et y répond” (Heidegger [1961a] 1971a, p. 14), Heidegger ne semble le lire qu’à l’aune de son constant projet de “destruction phénoménologique de l’histoire de l’ontologie” (Heidegger [1927] 1985, p. [39]) et de la métaphysique, ravalant Nietzsche à une sorte d’ultime avatar du platonisme, symptôme d’un mode de penser deux fois millénaire que Heidegger entend tout autant récuser que dépasser. Il apparaît toutefois qu’à l’ombre de cette lecture, matière de ses leçons, livres et essais, une autre figure de l’auteur du Zarathoustra, plus discrète mais non moins prégnante, court tout au long de sa carrière intellectuelle ; car, si d’aucuns n’ont pas manqué d’apprécier le “moment Nietzsche” comme le pivot “biographique” (Arendt, 1981, p. 487) en vertu duquel le “tournant” de sa réflexion a su s’effectuer, une plongée attentive dans le corpus autorise le repérage d’une sourde présence dont témoignent maints approfondissements de thèmes nietzschéens — ses réflexions sur le caractère non neutre du langage, sa défiance à l’égard de l’esprit de système comme à l’encontre des philosophies de la subjectivité en sont autant d’indices. Enfin, et en sus de ce visage duel, l’insistance à considérer Nietzsche comme le fer de lance d’une “résistance spirituelle” (Heidegger [1945] 1983, p. 102) arguée à l’encontre du régime nazi dont Heidegger fut, un temps, un fervent partisan (Löwith, 2007, pp. 57-58), invite à apprécier l’intrication successive ces différentes figures selon leurs teneurs propres afin d’en déterminer les visées respectives et d’en dégager tant la portée que les significations. Heidegger, alors étudiant en théologie et en philosophie à Freiburg, découvre Nietzsche au cours des années 1910 par le truchement du recueil de La volonté de puissance en deux volumes édité par Otto Weiß […] »
VALEUR
Par Patrick WOTLING (extrait, p. 907-908)
« Avec celle de culture, à laquelle elle est étroitement liée, la notion de valeur (Werth) constitue le cœur de l’entreprise philosophique telle que Nietzsche la repense. Elle cristallise tout à la fois les critiques qu’il adresse à la compréhension classique de la philosophie, et les orientations capitales du mode de questionnement nouveau qu’il lui substitue. Le terme de valeur possède toutefois chez celui-ci deux significations distinctes et strictement hiérarchisées, qui apparaissent par exemple dans les deux occurrences jointes au sein de la formule qui présente l’application de ce mode d’investigation réformé au cas particulier de la morale : “Formulons-la, cette exigence nouvelle : nous avons besoin d’une critique des valeurs morales, il faut remettre une bonne fois en question la valeur de ces valeurs elle-même” (GM, Préface, § 6). Le sens fondamental de “valeur” est celui qui apparaît dans la seconde occurrence du terme au sein de cette formule. La notion désigne alors une préférence infra-consciente qui caractérise la forme d’existence d’un type de vivant particulier. Il convient d’entendre par là le fait qu’elle fixe de manière contraignante, en effectuant un tri au sein de la réalité, donc en l’interprétant, les objectifs ressentis comme devant impérativement être poursuivis, et inversement, les choses qui doivent absolument être évitées. En ce sens, les valeurs, très souvent évoquées également par les termes d’“évaluations” (Werthschätzungen) ou encore parfois de “tables de biens” (Gütertafeln), constituent des conditions de vie propres à ce type de vivant, et varient donc considérablement en fonction de la diversité des types considérés. Une évaluation impose donc une structuration spécifique de la manière de vivre et d’agir, ce qui revient à dire qu’elle est une régulation du corps. En d’autres termes, la notion nietzschéenne de valeur s’oppose à la simple représentation, particulièrement à l’idée réfléchie, consciente, que la philosophie a traditionnellement privilégiée en comprenant fondamentalement sa tâche comme une activité théorique. C’est bien pourquoi, aux yeux de Nietzsche, la pratique effective de la philosophie a jusqu’à présent contredit son exigence théorique, celle d’une demande de radicalité en matière de pensée, subordonnant en particulier l’acceptation de toute pensée à la présentation de sa justification, et identifiant la radicalité de son enquête à la recherche de la vérité. L’analyse menée par Nietzsche indique en effet que la vérité ne constitue pas un absolu, une essence universelle, mais bien une valeur, et que par conséquent elle n’est qu’une préférence caractéristique d’une forme de vie parmi beaucoup d’autres. De ce fait, si la philosophie doit effectivement être un questionnement radical, la problématique par laquelle elle doit se définir est celle des valeurs, et non de la vérité, comme l’indique en particulier le premier aphorisme de Par-delà bien et mal. L’activité théorique n’existerait pas si elle ne reposait sur des choix axiologiques qu’elle admet inconsciemment, en les interprétant non comme des choix, mais comme des normes éternelles et intrinsèquement valides. Une valeur en effet est une croyance intériorisée, en d’autres termes “incorporée”, rendue inconsciente par son intégration à la vie du corps, et surtout rendue inaccessible à toute défiance et à toute remise en cause : une croyance qui fait donc l’objet d’un attachement confinant à la vénération de la part du vivant qu’elle conditionne, une croyance divinisée, et c’est précisément pour souligner ce rapport affectif d’entière soumission que Nietzsche désigne métaphoriquement les valeurs par le terme d’idoles […] »
WAGNER, Richard (Leipzig 1813 – Venise 1883)
Par Dorian ASTOR (extrait, p. 957-958)
« […] Autant dire que la condamnation de Wagner doit être lue également comme une autocritique de Nietzsche, ne serait-ce que parce qu’il se sent une parenté avec lui qu’il n’a jamais reniée : “pour ne rien taire, je dirai que Richard Wagner était de loin l’homme avec qui j’avais le plus de parenté… Le reste est silence” (EH, “Pourquoi je suis si sage”, § 3). Et plus explicitement encore : “Je crois connaître mieux que personne les prodiges dont Wagner est capable et les cinquante mondes d’extases inconnues jusqu’où, avant lui, personne n’avait pu voler d’un coup d’aile. Et, fait comme je le suis, assez fort pour tourner encore à mon avantage ce qu’il y a de plus problématique et de plus périlleux, et de n’en devenir que plus fort, je nommerai Wagner le grand bienfaiteur de ma vie. Ce qui nous rapproche, le fait que nous ayons souffert, y compris l’un de l’autre, plus profondément qu’aucun homme de ce siècle n’est capable de souffrir, voilà qui réunira éternellement nos noms” (EH, “Pourquoi je suis si avisé”, § 6). C’est qu’en réalité, leur point de divergence est un point de conversion, autour du problème central de la rédemption. Comme Parsifal ou le Crucifié, Dionysos est un rédempteur. Mais là où Wagner se convertit à la rédemption par la négation, Nietzsche choisira la rédemption par l’affirmation. C’est à ce point seulement que Nietzsche et Wagner deviennent des antipodes. C’est pourquoi Nietzsche estime être “à la fois un décadent et un commencement” (EH, “Pourquoi je suis si sage”, § 1), tandis que Wagner reste une fin, rejeton sublime “d’une culture bientôt engloutie” (NcW, “Une musique sans avenir” ; cf. déjà : OSM, § 171). C’est aussi pourquoi Nietzsche peut affirmer : “Ce n’est qu’à partir de moi qu’il est à nouveau des espérances” (EH, “Pourquoi je suis un destin”, § 1). Ce point de conversion qui l’oppose à Wagner n’est précisément possible que si celle-ci s’effectue à partir d’une parenté profonde, d’une traversée commune de la décadence moderne qui déterminera la réussite ou l’échec du renversement des valeurs : “Je suis aussi bien que Wagner l’enfant de ce temps, entendez par là un décadent : à cette réserve près que moi je l’ai compris, et que j’ai résisté à cette pente.” (CW, préface). Ce n’est pas seulement une traversée commune : pour Nietzsche, traverser la modernité, c’est aussi traverser Wagner (“Wagner résume la modernité. On a beau faire, il faut commencer par être wagnérien…”, ibid.). Ainsi, surmonter la modernité signifie surmonter Wagner, et surmonter Wagner — se surmonter soi-même. Ce faisant, Wagner cesse d’être un ami ou un ennemi, il n’est même plus une personne : il n’est plus finalement que le nom d’un point de vue de soi sur soi, comme la maladie est un point de vue sur la santé : “La plus grandiose expérience de ma vie a été une guérison. Wagner fait partie de mes maladies” (ibid.). Cette assimilation de Wagner au corps propre de Nietzsche, qui est aussi une assimilation du nom “Wagner” à son nom propre, Nietzsche entend en fournir la preuve irréfutable : “Un psychologue pourrait encore ajouter que ce que, dans mes jeunes années, j’avais entendu dans la musique de Wagner, n’a strictement rien à voir avec Wagner ; que, lorsque je décrivais la musique dionysienne, je décrivais ce que moi, j’avais entendu — et que, d’instinct, j’étais obligé de traduire et de transfigurer dans l’esprit nouveau que je portais en moi. La preuve, aussi forte que seule une preuve peut l’être — en est mon texte intitulé ‘Wagner à Bayreuth’ : dans tous les passages d’une importance psychologique décisive, il n’est question que de moi — on peut sans égards mettre mon nom ou le mot ‘Zarathoustra’ partout où le texte indique le mot ‘Wagner’” (EH, “Naissance de la tragédie”, § 4) »
Dictionnaire Nietzsche, Éd. Robert Laffont, coll. « Bouquins », sous la direction de Dorian Astor, 2017, 1024 p., 32 €
A lire sur Diacritik : Ecce Nietzsche, le dictionnaire Nietzsche, par Johan Faerber