Javier Cercas, romancier espagnol, écrivain engagé : cela ne veut rien dire. Ça ne peut dire quelque chose qu’en réinventant ce que l’on entend par roman, par littérature et engagement. Telle est la leçon que partage Javier Cercas dans Le point aveugle, recueil de cinq conférences données à Oxford.
Dans celles-ci, Javier Cercas tente de comprendre combien l’écriture est profondément, pour lui, un mouvement qui inquiète, qui interroge ses assignations arbitraires, cette « morale d’état civil » comme disait Foucault, et combien son œuvre – mêlant l’histoire documentée (guerre civile espagnole, tentative de coup d’État du 23 février 1981, guerre du Vietnam, entre autres) et la fiction – s’hybride de telle manière que chaque élément déstabilise l’autre et livre non un sens définitif sur les événements en question, mais libère au contraire les possibles, l’énigme de tels moments et de certaines décisions.
Romancier ? Critique ? Javier Cercas, en revenant sur son parcours, retrace l’itinéraire d’un écrivain qui a commencé dans le postmodernisme des années 1970. On ne s’étonnera pas de retrouver les défis auxquels l’écrivain fait face à partir de ce moment, ceux de la critique des institutions sacrées de la Littérature, que ce soit celles de l’œuvre, de la critique, du roman, de la vérité, de l’engagement, et bien sûr de l’auteur, reprenant à son compte la phrase de Valéry : « Ce n’est jamais un auteur qui fait un chef-d’œuvre. Le chef-d’œuvre est dû aux lecteurs, à la qualité du lecteur. Lecteur rigoureux, avec subtilité, avec lenteur, avec temps et ingénuité armée. Lui seul peut faire un chef-d’œuvre. »
Mais Cercas précise tout de suite, prenant ses distances avec cette mort de l’auteur au profit du lecteur : « Tout cela est vrai ; mais là n’est pas toute la vérité ». Là est l’intérêt des réflexions et des doutes de Cercas : faire sentir combien la richesse, la prolixité de la fiction est la réponse infinie à ce qui pourrait être l’aporie d’une raison postmoderne comprise de manière trop rapide (ô lecteur imparfait !) comme un relativisme absolu, une destruction du sens par sa polysémie sans fin. Si le lecteur fait le texte, il appartient selon Cercas à l’auteur de ménager dans son œuvre un « point aveugle » qui dépossède à son tour le lecteur du sens définitif de l’œuvre : « l’auteur doit y ouvrir une brèche, une porte d’entrée subtile sur l’hermétisme de son monde imaginaire : cette brèche, c’est le point aveugle ».
Le « point aveugle », c’est véritablement l’instance de l’écrivain dans le critique, c’est la manière dont Javier Cercas réinvente son rapport à la littérature comme à la critique. Le « point aveugle », c’est l’aspect indécidable de l’œuvre qui l’empêche d’être réduite à un seul sens. C’est la question jamais résolue, comme de savoir si Don Quichotte est fou, si Joseph K. est coupable ou innocent, ou si Moby Dick représente le Bien ou le Mal absolu. Le rôle du lecteur, c’est d’hésiter entre ces différents sens, de se perdre dans le labyrinthe, de tenter des hypothèses, sachant que le mystère demeurera. Il devra reprendre les « chemins qui bifurquent » chers à Borges, sans qu’ils ne mènent à une vérité une et définitive.
A la mort de l’auteur, succède une sorte de mort du lecteur, plongé dans les limbes de l’ambiguïté : le lecteur devenu auteur partage avec celui-ci son désœuvrement, son absence de but, son autorité sans autorité, son expérience complexe du monde. Et cela, c’est le « point aveugle » qui le permet. Sans point aveugle, pas de mort du lecteur, un roman unilatéral, et les « romans du point aveugle » ne constituent pas la seule tradition littéraire, pas plus que la seule tradition valable pour l’auteur, attaché à la pluralité des littératures possibles. Seulement, toute la littérature qu’il apprécie, la littérature qu’il fait et celle dont il rêve, est absorbée par cette dynamique du « point aveugle ». Dans ce mouvement de rendre ouvertes et insolubles les questions que le récit soulève, on retrouve les analyses de « l’œuvre ouverte » d’Umberto Eco ainsi que la critique de Roland Barthes que Cercas cite à propos de sa conception du « point aveugle » : « Une œuvre est éternelle non parce qu’elle impose un sens unique à des hommes différents, mais parce qu’elle suggère des sens différents à un homme unique ».
C’est donc que la leçon du « point aveugle » est bien moins rassurante qu’il n’y paraît, et qu’elle-même est une leçon de ténèbres, une leçon de paradoxe. D’ailleurs, au point aveugle vient s’ajouter l’image faulknérienne du récit comme une allumette frottée dans l’obscurité : « Plus une œuvre est ambiguë, meilleure elle est, parce que plus polysémique (…). Inutile de préciser qu’il ne faut pas confondre l’ambiguïté avec l’indéfinition : l’indéfinition bloque le sens, ou le dilue, alors que l’ambiguïté le déploie ».
Pourquoi ce scrupule sur l’indéfinition ? Toujours on revient à la matrice postmoderne, on retrouve ce besoin de marquer ce qu’un lecteur non rigoureux ou qu’un auteur trop imprécis ferait de ce point aveugle : une chimère limbeuse. Dans le « point aveugle » il faut entendre dans le « point » cette concentration du possible le plus riche et pas seulement le trou noir où s’abolissent toutes les fins et tous les horizons du roman postmoderne. Pas d’interdétermination, mais prolifération des lignes de fuite.
Javier Cercas ne cesse de faire de la critique un exercice de création et de recréation : à la tradition critique, répond chez lui l’essai de se resituer dans une tradition d’œuvres littéraires marquées par le « point aveugle ». A commencer par ses écrits, bien entendu. Mais au-delà, Javier Cercas interroge de manière globale sa filiation imaginaire, recréant a posteriori tout un ensemble de précurseurs : « Borges n’avait raison qu’à moitié : tout grand écrivain se crée certes des précurseurs, mais tout véritable écrivain – qu’il soit grand ou petit – cherche à les créer, parce que sans eux il est impossible de devenir un être à part entière ».
Cette tradition du « point aveugle », s’il peut la lire jusque chez ses contemporains (Juan Gabriel Vásquez), il en travaille surtout l’origine dans le Don Quichotte de Cervantès. Comment un tel livre n’a-t-il pas été la source d’un puissant courant de roman espagnol ? Pourquoi ses leçons critiques, ironiques, multiformes, n’ont-elles pas porté ? Pourquoi lit-on au XXIe siècle des livres semblables à ceux du XIXe malgré toutes les évolutions et les innovations du genre ? Fidèle à lui-même, Javier Cercas énonce les problèmes et ne prétend pas pouvoir amener une réponse. Pourtant, il esquisse des pistes et une poétique, c’est-à-dire une vision de la création : « Le roman n’est pas un divertissement (ou il n’est pas que cela) ; il est avant tout un outil de connaissance de la nature humaine. (…) la seule obligation du roman (ou du moins la plus importante) consiste à amplifier notre connaissance de l’humain (…) le roman a besoin de se renouveler pour dire des vérités nouvelles ; il a besoin de changer pour nous changer : pour nous rendre tels que nous n’avons jamais été ».
C’est au « premier moment du roman », celui inauguré par Don Quichotte selon Milan Kundera dans son Art du roman, que Cercas souhaite s’alimenter, revenant sur l’hybridation des genres si fertile désormais : « La littérature authentique ne rassure pas, elle inquiète ; elle ne simplifie pas la réalité, elle la complique. Les vérités de la littérature, surtout celle du roman, ne sont jamais claires, précises et manifestes, mais ambigües, contradictoires, polyédriques, fondamentalement ironiques ». Et il va plus loin, jusqu’à affirmer que « toute littérature est anti-littérature ». Ainsi Le point aveugle relève de la critique, par son statut même de recueil de conférences au sujet de ses propres livres et d’œuvres d’autres auteurs, mais aussi parce que le fond du travail d’écrivain de Cercas relève lui aussi d’un travail qui va vers la critique : « Il va sans dire que je ne suis pas de ceux qui croient que les écrivains sont les meilleurs critiques ; je crois néanmoins que tout bon écrivain est, qu’il le sache ou non, un bon critique : je sais aussi que certains des meilleurs critiques que je connais, de T.S. Eliot à Jorge Luis Borges, sont de grands écrivains avant d’être de grands critiques ».
L’anneau de Moebius entre lecture et écriture, et ici entre critique et écrivain, affirmé par Cercas, a toute sa valeur quand l’on conjure aujourd’hui encore les « démons de la théorie » (Antoine Compagnon), quand cette position a pourtant bien pour l’écrivain l’évidence du « sens commun ». L’écrivain est un critique, et il a pour mission d’être critique dans sa littérature même. C’est le dernier versant de l’essai de Javier Cercas, la question de l’engagement. Le modèle de Sartre, dominant encore dans les années 70, a d’abord servi de repoussoir à Javier Cercas. Les poussifs Chemins de la liberté, les formules définitives de Qu’est-ce que la littérature ?, les positions dogmatiques et arrogantes de l’intellectuel universel l’avaient éloigné de la littérature engagée, dans ce qu’elle trahissait la littérature pour les idées. Il se retrouvait pleinement dans Gabriel Garcia Márquez quand celui-ci déclarait en 1966, après la parution de Cent ans de solitude : « S’agissant de la politique, le devoir révolutionnaire d’un écrivain est de bien écrire (…) alors que la littérature positive, l’art engagé, le roman comme fusil pour faire tomber des gouvernements, se veulent une espèce de rouleau compresseur qui ne parvient pas à soulever une simple plume à un centimètre du sol. Pour ce qui est de faire tomber un gouvernement, ça fait plutôt rire ».
C’est pourquoi Javier Cercas est décontenancé quand, à la parution de son livre Les Soldats de Salamine, il doit faire face à une critique du futur prix Nobel Vargas Llosa, qui tout en en faisant l’éloge, l’acclame comme un roman « engagé ». Ce sera l’occasion d’une conversation entre les deux écrivains, et même d’une réflexion poursuivie, en lui-même et avec d’autres écrivains sur cette notion d’engagement, d’écrivain engagé. On sent encore ici l’inquiétude de Cercas toujours à l’œuvre, ne cessant de travailler les certitudes au nom de la littérature faite de complexité, d’ambiguïté, d’un souci éclairé.
Qu’est-ce qu’être engagé en littérature dans la période postmoderne ? Cercas revient sur ses jugements hâtifs sur Sartre, mais avec Vargas Llosa, Coetzee ou Oé, il réfléchit à la façon dont son œuvre travaille un engagement en accordant à la littérature, dans sa forme, dans sa part d’indécidable, une absence de leçon à délivrer, se retrouvant dans la conception de la « littérature engagée » telle que la formule le vieux militant qu’est Kenzaburo Oé : la littérature engagée est « une littérature qui te sollicite totalement, une littérature dans laquelle on s’implique de telle façon qu’on ne veut pas seulement la lire mais aussi la vivre ». C’est une extension prodigieuse du champ de l’engagement, qui retrouve alors pleinement des préoccupations esthétiques. Une littérature dont la force esthétique ne permet pas de faire vivre cet engagement n’est pas de la littérature engagée. Et en retour, une partie de la littérature permettant d’engager le lecteur dans une relation disons existentielle, de l’ébranler, se trouve tomber dans le champ définitoire de cette littérature engagée. Est-ce que l’engagement ne se dissout pas dans une telle extension ?
Il s’agirait plutôt, peut-être, de rompre avec la littérature réaliste militante pour une littérature d’engagement qui s’accompagne nécessairement d’un véritable défi formel, littéraire. Burroughs, Genet ou Guyotat n’apparaissent-ils pas plus révolutionnaires, plus engagés et percutants que Les chemins de la liberté ? Il faut faire vivre ces vérités complexes lui dit Oé, et ce parti pris du point-aveugle est lui-même un engagement décisif à notre époque. Cet enseignement d’une littérature engagée – mais non « militante » – est une des directions ouvertes par la réflexion de Cercas, qui cependant n’y demeure pas. Dans un mouvement de déplacement et de remise en question qui constitue sa vision littéraire et critique, il envisage un écho politique à sa vision littéraire du point aveugle.
C’est dans le pluralisme des valeurs d’Isaiah Berlin qu’il trouve un univers parallèle à sa propre réflexion, suggérant une proximité entre sa conception littéraire et une conception de philosophie politique où le respect de la différence des valeurs dans un relativisme moral rejoint son relativisme littéraire. Pourtant – heureusement – Cercas dépasse le simple soutien à une vision politique et revient à son propos littéraire qui, parlant du monde, s’inquiète toujours de quelque chose de la politique : « Mais chaque jour, plus d’individus y sont conscients qu’il n’existe pas de solution globale, parfaite et inattaquable, définitive, ou que la seule solution définitive est la perpétuelle recherche de solutions. Ce monde est le monde de Cervantès, le monde du Quichotte, car c’est lui qui l’a en grande partie configuré ; ce monde est celui des romans du point aveugle. Un monde où, comme dans les romans du point aveugle, c’est nous qui avons le dernier mot. Vous et moi ».
Javier Cercas, Le point aveugle, traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujičić Actes Sud, 2016, 224 p., 18 € 80