A un endroit dont je ne me souviens plus, Foucault, en réponse à une question pernicieuse, évoquait les « morceaux d’autobiographie » que l’on pouvait trouver dans son œuvre. Ironiquement, il n’est pas certain que le premier des intellectuels spécifiques ait contrôlé son dernier moment autobiographique : a-t-il su qu’il mourait du sida ?
Baudrillard, dans son pamphlet Oublier Foucault, ricanait sur la viralité de sa pensée, la comparant au virus qui l’a emporté, à son insu. Cette mauvaise manière me semble caractéristique des mauvais usages qui ont été faits du sida. Elle s’inscrit à la croisée d’autres mauvaises manières faites aux homosexuels. Les deux combinés se prolongent aujourd’hui – alors même que les conditions contemporaines du sida comme des homosexuels ont considérablement changé – dans une sorte de pacte mélancolique. Mais avant de m’engager plus loin, je vais livrer, en préambule, un morceau d’autobiographie brute. Il servira de point de départ à mon propos.
« Puis-je faire sans moi ? »
Un matin de septembre 1985, une jeune et gentille femme médecin eut à m’annoncer ma séropositivité. J’achevais ainsi mes 20 ans. À l’époque, pas de traitement, pas d’espoir, même pas de suivi. L’AZT n’était pas encore disponible. Il y avait juste un diagnostic, imprécis, et un test, Elisa, qui a fait apparaître une nouvelle condition, vite appelée « séropositivité ». Une condition très incertaine, jusqu’alors indétectable, comme une antichambre au sida. Le sida, visible et définitif. On parlait de deux ans d’espérance de vie pour les malades déclarés (là encore, un nouveau terme) et d’un temps de latence inconnu pour les personnes atteintes. Je lui ai demandé : « Qu’est-ce que cela signifie ? Que faire maintenant ? ». La réponse m’a dérouté : « Vous ne pourrez pas avoir d’enfants ». À cette époque, je n’ai bien sûr pas eu la capacité de prendre la mesure de ce propos, j’ai préféré comprendre qu’elle n’en savait pas plus que moi. Alors, mes premières pensées ont d’abord été pour ma famille, pour ma grand-mère, pour ma mère, pour ma sœur, pour mon père mort une quinzaine d’années auparavant. Je ne voulais pas infliger aux miens un retour vers le malheur quand nous en sortions tout juste.
Les années ont passé et, mystérieusement, je suis toujours ici. Ce n’est que bien plus tard, lorsque le débat sur le mariage pour tous a dégénéré comme l’on sait, que j’ai pris conscience de ce que la réponse de cette jeune femme médecin signifiait : « Vous allez mourir ». C’est dur de dire à un jeune homme de 20 ans qu’il va mourir. C’est beaucoup plus simple de dire à un homosexuel qu’il n’aura pas d’enfants : il s’en doute bien. Mais cela a un sens : pas d’enfant, pas de survie au-delà de soi. Et cette impression lancinante d’inutilité, de poids, de menace, d’être prisonnier de soi-même, entraînant les autres dans ce désespoir caché. Ah ! puissé-je faire sans moi…
« C’est plus facile de s’en prendre au pédés qu’au malades »
À l’occasion de la récente campagne lancée à la hussarde par SPF pour promouvoir les nouveaux modes de protection contre le VIH et les IST, la nébuleuse Manif pour tous a ressorti les vieux prétextes d’atteinte aux enfants, à cause d’images tendres de couples d’hommes accompagnées d’évocations tout en traits d’esprit de situations amoureuses variables, du « coup d’un soir » à « pour la vie ». Comme pour rappeler que les gays, comme les hétéros, ne sont pas monomaniaques. Du coup, certains en rajoutèrent même une louche en prétendant qu’associer homosexualité et « coup d’un soir » était humiliant pour eux, surtout sur un abribus et surtout devant des enfants. Deux ans après le débat sur le mariage pour tous, opposer homosexualité et famille vient à nouveau alimenter un projet politique conservateur rancunier. Avec comme effet que le message positif de la campagne, message de santé publique tout de même, qui aurait dû nous réjouir tous, risquait de passer à la trappe. Sur un réseau social, un ami a commenté de façon cinglante : « C’est plus facile de s’en prendre aux pédés qu’aux malades », signalant ainsi que, autant que l’homophobie, c’était le risque de ne plus pouvoir l’exprimer librement qui resurgissait, encore à cause du VIH. Car le sida a été aussi le grand intégrateur des gays dans la société. Il a, en même temps, provoqué des mouvements communautaires qui ont eu des effets positifs sur toute la société, grâce à des activismes réalistes et idéalistes à la fois. Qu’il s’agisse des relations patients-médecins, citoyens-gouvernants, politique-culture, et en fait à peu près tous les domaines qui mettent aux prises des personnes avec des institutions, il y a eu une créativité politique propre à une épidémie mondiale, qui a touché, de façons diverses des populations diverses, entraînant des réactions encore plus diverses, mais toutes identifiables par « lutte contre le sida ». Ces modes de contestation et ces formes de propositions étaient d’autant plus irréfutables qu’ils s’adressaient à des forces institutionnelles qui étaient tour à tour indifférentes ou hostiles, souvent désemparées mais parfois aussi volontaires et décisives. A travers le sida, des politiques des minorités exemplaires se sont dévoilées, libre aux générations suivantes de s’en emparer.
« Moralisme et mélancolie »
De tous les auteurs qui ont traité du VIH et qui m’ont aidé à le surmonter, Douglas Crimp, critique d’art et ancien d’Act Up New York, est l’un de ceux qui m’aura le plus consolé et servi. Consolé parce que ses textes manifestent inlassablement de la cohésion nécessaire de l’art et de la politique, de la critique et de l’acceptation, du deuil et de l’espoir. Plusieurs de ses articles consacrés au sida et aux politiques queer (« queer » dans son acception des années 90, issu d’Act Up, d’homosexualité contestataire) sont rassemblés en un volume sous le titre Melancholia and Moralism. La mélancolie que Crimp évoque, ce n’est pas la tristesse ou la langueur, ce trait de caractère qui pèse comme un couvercle. C’est aussi une extension de la mélancolie selon Freud, soit le fait de s’approprier les torts dont on est affligé, comme s’ils venaient de soi et non d’autres. Une extension, car dans la tradition très 70’s de reconfiguration des idéologies modernes (principalement la psychanalyse et le marxisme), cette mélancolie, qui chez Freud opère individuellement, est ici étendue à un « nous », à un collectif, à cette communauté gay qui existe contre les vents de l’opprobre et les marées du sida.
Cette tentative d’étendre l’individuel au collectif n’est évidemment pas identitaire chez Crimp. C’est plutôt une façon de comprendre en quoi ce qui a été infligé à tous les gays les constitue en un commun gay, à l’intérieur duquel certains redistribuent à d’autres les torts mêmes qui les ont pourtant réunis. C’est un arrangement qui passe par une sorte de deuil des possibles empêchés de nos existences communes. Cet arrangement se manifeste par des accès de moralisme que Crimp décèle notamment chez ceux des homosexuels, souvent mis en avant, et qui, comme Andrew Sullivan, ont repris, dès les années 90, les reproches de mauvaises vies imputées aux homosexuels qui auraient facilité l’épidémie, épidémie qui en retour les aurait rendus plus responsables et matures. Mais sitôt ce reproche adressé à Sullivan, Crimp prend soin de se garder lui-même de ce glissement mélancolique : l’accuser de moralisme, n’est-ce pas également lui attribuer un reproche qu’il redoute pour lui-même ? Après tout, la lutte contre le sida s’est aussi construite sur une morale, sur des règles, sur des pratiques « saines » opposées à d’autres « malsaines » ! Ainsi en a-t-il été autour de questions aussi cruciales que les bordels – faut-il les fermer ? – le mariage, le « bareback », et plus récemment encore autour des nouveaux modes de protection par les traitements, qui remettent en question le monopole moral de la sécurité sexuelle par le préservatif. De même, les politiques et mouvements homosexuels ont su aussi créer leurs propres stigmates, entre les bons et les mauvais gays, selon un axe normal/exceptionnel qui a donné lieu à des notions comme l’homonormativité de Lisa Dungan ou l’homonationalisme de Jasbir Puar. Les deux en viennent à alerter sur le basculement réel ou supposé vers la norme hétérosexuelle de certains des gays (« certains mais pas tous », comme le dit Puar !), dès lors qu’ils auraient les moyens de vivre une « vie vivable » (pour reprendre l’expression de Judith Butler). Cependant, ces craintes sont régulièrement rebattues par la revêche réalité des homophobies qui ne font plus la différence entre « ceux des gays qui… » et « ceux des gays que… ».
Mélancolie pour tous !
Avant le sida, il était possible de faire comme si l’on ne connaissait pas d’homosexuels. Avec le sida, il a été impossible de ne pas voir les malades, de compter les morts, de prêter attention aux plus jeunes. L’homosexualité ne concernait que les homosexuels, le sida a concerné toute la société. Le débat sur le mariage pour tous, pourtant, a complètement mis de côté l’impact du sida sur les liens entre homosexualité, famille, filiation… Ces liens qui sont disputés depuis tant d’années sont pourtant évidents lorsqu’une menace comme le sida surgit. En négatif (par le rejet) ou en positif (par le soutien). Vouloir maintenir une ligne de séparation entre les personnes homosexuelles et la/leur famille, ascendante, collatérale ou descendante, c’est les condamner à l’oubli dans la mort, et pas seulement symboliquement. Par contraste, cette séparation voue les homosexuels à une humanité bestialisée, sans repères de génération, cantonnée à des pulsions stériles. Le sida a troublé ce jeu tant qu’il était porteur de mort et de souffrance, compassion oblige. Devenu une quasi-maladie chronique, et réduit à sa cause (le VIH), il s’efface des mémoires collectives au risque d’emporter avec lui les expériences et les consciences qu’il a suscitées. Ou plutôt leurs sens ! Son absence du débat sur la filiation est à ce titre doublement significatif de son étrange actualité. Car bizarrement, s’il est absent des débats sur la famille, le sida continue de donner lieu à des discours construits sur les refrains dramatiques des pires moments. Toutes ces traces des luttes passées accompagnent paradoxalement des avancées sinon définitives – on ne guérit pas du sida –, du moins remarquables : l’arrivée de nouveaux traitements de moins en moins lourds, la mise en place de nouveaux moyens de se protéger, la reconnaissance du mariage et de la filiation. La mélancolie autour du sida se manifeste par exemple dans la façon dont les jeunes générations sont affligées des mêmes pratiques militantes que les précédentes, celles qui ont vécu le pire : comme le die-in ou le jet de sang, les termes « hécatombes », « épidémie qui explose », les discours d’alerte et de crise, et comment cela contredit en même temps les messages optimistes que nous voulons faire passer. Mélancolique aussi, l’assimilation des usagers de la PrEP – cette méthode de prévention par le traitement – ici à des irresponsables sexuels, là à des vendus aux laboratoires pharmaceutiques. Mélancolique encore, mais à sens renversé, la conception de la PrEP comme une source de re-mobilisation communautaire ! L’on pourrait multiplier les exemples où se mêlent désarroi et espoir, courage et renoncement, désir et abandon.
Quelque part, ce n’est plus le sida qui effraie, c’est sa disparition, c’est là que se joue le pacte mélancolique. Il s’est noué autour de ceux qui, dans la société de consommation en crise, n’avaient que les paradoxes chers à Olympe de Gouges à offrir. Il y a pourtant un chemin que nous pourrions emprunter pour surmonter les tentations mélancoliques négatives, et il nous est indiqué par Roland Barthes, celui des mélancolies qui transforment nos deuils en autant de possibles différences à recomposer. Aujourd’hui, nous devons insister pour que demain le sida n’existe plus qu’à travers les solutions qu’il aura suscitées pour améliorer nos vies. Un peu à la manière de ces chercheurs en médecine génétique qui ont su utiliser son enveloppe pour amener au cœur des cellules le remède qui les sauvera.