Damien Odoul : Résurrection permanente d’un cinéaste amoureux

Les Cahiers dessinés publient Résurrection permanente d’un cinéaste amoureux, magnifique ouvrage de Damien Odoul, illustré par le dessinateur Noyau et préfacé par André S. Labarthe. Un livre qui éclaire singulièrement la filmographie de Damien Odoul, réalisateur plutôt confidentiel alors même qu’il est l’auteur de onze courts métrages, d’un téléfilm et de sept longs métrages dont Moirassex, qu’il réalise à 24 ans, et La peur, avec lequel il obtient le prix Jean Vigo en 2015.

De cette œuvre, Damien Odoul n’extrait ici que douze films qui constituent autant de chapitres. Chacun d’entre eux identifie donc le film comme une porte d’entrée, avec son titre, les caractéristiques techniques, la distribution et le bref synopsis qui l’accompagnent. Une porte d’entrée parce qu’une fois la page tournée, ce sont peut-être véritablement les seuls aspects de l’objet filmique qui existent.

Les dessins de Noyau illustrant des plans choisis des films prennent le relais pour en livrer des impressions nouvelles, aux allures d’aquarelles, sous-titrés des répliques succinctes associées. Le trait en est résolument exclu et l’accent est mis sur les couleurs, la lumière, les formes pour dégager toute l’intensité d’une scène, faisant parfois fortement penser aux tableaux d’Edward Hopper dans la palette des couleurs et dans ce qui semble être en suspens. Les images relèvent ainsi d’un double mouvement, étant des illustrations représentatives du film en même temps que de nouvelles images avec leur existence propre et autonome. C’est incontestablement de ce mélange et de cette distance que l’ouvrage tient sa richesse, la collaboration avec Noyau mettant en relief le travail d’Odoul. Si le cinéma parait reprendre vie en dessins, qui eux-mêmes l’en éloignent, on assiste hypothétiquement à la matérialisation d’un objet insolite qui n’est ni un story-board, ni une bande dessinée mais l’invention d’un objet métissé résultant de la rencontre de deux artistes.

Damien Odoul La Peur
Damien Odoul, La Peur

Juxtaposés à ces vignettes, cinq courtes citations du cinéaste s’offrent par ailleurs comme un petit préambule. Extraites de notes de tournage, elles sont le lieu d’une expression libre, prenant la forme d’aphorismes, de convictions sans concession sur le milieu du cinéma, sur ce que cet art devrait idéalement être, d’une introspection, et de partage de ses difficultés ou ses remises en questions : « Je cherche le passage. Je le trouve quelque fois » ; « Entre les films, de longs temps de solitude, longtemps insupportables, et pourtant d’une absolue nécessité » ; « La technique ne doit pas m’imposer ses lois. Je m’en sers pour ce qu’elle a de bon, pas davantage » ; « Sur la table de montage, je traque le rythme ‘à l’approche’, dans le but de l’éprouver physiquement. Du montage pur en quelque sorte » ; « Je crois au film sans cinéaste, avec sa langue propre, sans véritable line avec le langage » ; « Je martèle au joueur d’arrêter de jouer. Je préfère les nommer joueurs au lieu d’acteurs. De petits joueurs pour la plupart (…). J’espère encore rencontrer des joueurs forts et honnêtes. Ils sont rares ces êtres-là. Ni bien ni mal. Humains, simplement ».

Ces notes sur le cinéma convoquent inévitablement les célèbres Notes sur le cinématographe de Robert Bresson. Un cinéaste pour lequel Odoul paraît avoir une certaine admiration par ailleurs. Et lorsqu’il déclare préférer appeler les acteurs des « joueurs », on pense à la distinction chère à Bresson entre les « acteurs » et ceux qu’il nommait les « modèles ». Labarthe, dans la préface, salue quant à lui une phrase sur le cinéma de Scorcese : « P.S. : Ah ! Un petit mot encore. Personne à ma connaissance n’a eu le courage de dire et décrire noir sur blanc comme le fait Odoul son aversion pour le cinéma mafieux de Scorcese ». Courageux, tant le réalisateur américain est adulé et déjà sanctuarisé alors même que le débat soulevé est particulièrement pertinent. On sent que le but n’est pas de lancer une polémique mais que cela relève d’une authentique nécessité de s’interroger qui a le mérite d’amener le lecteur à se questionner lui-même sur le rapport qu’il entretien avec le cinéma. C’est aussi une invitation, d’autant plus pour qui ne connait pas ses films, à aller chercher dans les dessins quelque vaine vérification de ces positionnements matérialisés, et à les confronter finalement à d’autres questionnements. Les notes de tournage et les illustrations qui leur sont ultérieures forment ensemble la manifestation formelle des désirs du cinéaste, ses rêves de films aux contours flous, et plus littéralement son imagination.

Damien Odoul, tournage de La Peur
Damien Odoul, tournage de La Peur

Un « bilan-poème » de trente pages titré « Je laisse le fiel et vais vers les doux fruits » se détache enfin du reste, imprimé sur un papier couleur brique pale, pour clôturer le livre. Un poème d’abord parce que la ponctuation n’est pas toujours là où on l’attendrait, ou est même absente. Le texte respire grâce à des retours à la ligne paraissant arbitraires, laissant entrevoir les errements et la fragmentation d’une pensée néanmoins tissée d’un fil rouge tenu. Un bilan certainement parce que le cinéaste y livre une nouvelle fois ses réflexions existentielles, critiques ou engagées, sans jamais tomber dans la prescription ou la péremption. De vrais questionnement qui, comme pour ne pas échouer et le tourmenter, doivent être formulés, parfois confessés, ici couchés sur le papier pour ouvrir un dialogue, allant jusqu’à s’adresser directement au lecteur :

« peut-être sauras-tu me répondre
lecteur
toi que je ne connais pas
spectateur
je m’adresse toi sans détour
ton regard
regardeur du dedans
regardant du dehors
je te l’avoue
je n’ai jamais pensé au public – ou vaguement
j’ai toujours cru qu’il viendrait de lui-même
que mes travaux aiguiseraient sa curiosité
persuadé que mes films
possédaient ce joyeux spleen
qui lui ferait reconnaitre le sien
me serais-je trompé ?
à vrai dire difficile d’être de mon temps
quant à la recette ‘grande école spécialisée’
elle me dépasse
disons-le net
je l’exècre
 »

« chez Multiplex and co
l’industrie des milliers d’yeux chaque jour
la plupart pupilles de non-voyants
mainmise des exploitants accrocs l’arithmétique et les bonbons avec lesquels
ils font leur beurre
les distributeurs ne jouent plus à la roulette
encore moins la russe
les producteurs ne courent plus dans les rues n’hypothèquent plus leurs biens
ils planifient
en comptables dépendant des chaines ils se laissent traiter comme des chiens
distribution des cartes d’infidélité
la plupart s’y retrouvent
tous sexes confondus aigris
mortels avant tout
ils sont désespérants
avec leurs règles douloureuses
inamovibles
l’une d’elles consiste penser
‘quand ça va bien faut trouver quelque chose pour que ça aille mal’
c’est plus fort qu’eux
les fils de répètent le même schème
irrémédiablement
c’est un tic, c’est clanique,
lorsque tu les croises
si tu sais bien les observer
les entendre
ils parlent par cryptogrammes
dévident d’incroyables inepties
dans leurs appartements dont ils sont propriétaires
avec leurs enfants qui passent pour leurs propriétés
ils cherchent à déjouer ton regard
font la gueule le plus souvent,  c’est hype
chialent l’année entière
même lorsque la Fortune leur sourit
c’est plus fort qu’eux
ils ont la bouche pleine
mais ils voudraient que tu les voies affamés
le cinéma qu’ils vantent
qu’ils vendent
est un mensonge sur pattes
 »

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« dans la nuit
apparait le visage parcouru de rides
de ma grand-mère maternelle
devant « un Renoir »  la TV
je me souviens de cette Grande Illusion
de Carette avec qui nous riions des aléas de la vie
– lui qui allait mourir brulé vif sous une couverture –
tout jeune encore
naïf – c’est peu de le dire
à la rencontre du film
de ses désillusions
j’avais la sensation de me retrouver
devant une enluminure animée
de me laisser transporter
à l’intérieur d’une spatialité nouvelle
une forme d’émotion
de tendresse
face ces hommes d’honneur
ou de pitance incertaine
la mémoire de grandes œuvres cinématographiques
me rendent mon enfance première
où je me laissais emporter par le film
et ses vers nouveaux
 »

La Femis et le formatage qui y existe, dans une certaine mesure, le règne des cartes illimitées UGC et Gaumont qui imposent leur hégémonie aux cinémas indépendants, les rouages d’une industrie qui ne fait que produire du même, ou les injustices de la reproduction sociale : certains diront que cela est sans concession, ou avec moins de retenue, gonflé. On peut aussi dire : rare et précieux, parce que criant de vérité, doublé d’une sensibilité à laquelle il est difficile de rester indifférent. Voilà un homme qui pense véritablement sa condition de créateur et l’environnement dans lequel il évolue, en osant communiquer le regard qu’il pose sur le monde, qui a tendance manquer de plus en plus cruellement. Cette « résurrection permanente » semble ainsi être celle d’un être doté d’une sensibilité à fleur de peau qui l’amène à mourir et ressusciter perpétuellement – une manière intense et réelle de vivre en somme, toujours guidé par la lueur de cet amour pour le septième art.

4Damien Odoul, Résurrection permanente d’un cinéaste amoureux, dessins d’Yves Noyau, préface d’André S. Labarthe, éditions Les cahiers dessinés, 2016, 240 p., 22 € — Lire les premières pages
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