Les choix de Sophie : Marco Magini, Comme si j’étais seul

Voici une des très belles surprises de cette rentrée littéraire. Un premier roman italien remarquablement mené. Et pour ma part, la découverte d’une maison d’édition que je connaissais peu, qui semblait hors de mes sentiers battus et tracés au fil des années. Ce roman polyphonique donne la parole à trois hommes : Dirk casque bleu néerlandais basé à Srebrenica, Dražen Erdemović serbo-croate qui s’engage dans l’armée de la république serbe de Bosnie et Roméo Gonzalez, juge au tribunal pénal international.

De quoi est-il question ? Du massacre de Srebrenica dont le soldat Dražen a été l’une des mains meurtrières, et Dirk, le témoin impuissant. Gonzalez quant à lui doit juger de la culpabilité de Dražen lorsqu’il comparait au TPI, premier soldat à s’être rendu et à être jugé, alors que les chefs, les donneurs d’ordre, couraient toujours…

Marco Magini, en filigrane, nous demande ce que nous aurions fait à la place de Dražen mais aussi des deux autres hommes. C’est la question du choix qui est au cœur de ce roman. L’homme a-t-il toujours le choix ? Dražen, qui a tenté de refuser de participer au massacre a eu le (non) choix d’être exécuté ou de tuer… « A Srebrenica , la seule façon de rester innocent était de mourir. » Dirk aurait-il dû désobéir et intervenir pour sauver la population bosniaque qui allait se faire anéantir ? Qu’est-ce qui influencera le choix final du juge Gonzalez au moment des délibérations ? Qu’en est-il de la culpabilité, individuelle ou pénale ?

Tuer un enfant est un bruit sec
qui sort de mon fusil

Sommes-nous lâches quand nous décidons de sauver notre peau ou d’obéir aux ordres ? Questions dont les réponses resteront multiples et très personnelles, mais questions essentielles que tout à chacun devrait un jour se poser. Ce roman parfaitement structuré interroge sans donner de leçons, bouscule nos convictions et nos émotions et c’est bien ce qu’on y admire. La littérature est aussi là pour (d)énoncer le monde et les limites qu’il nous impose dans sa cruauté.

Extrait : pp. 169-170

« Dražen

Maintenant je le vois, quelques mètres plus loin, treize ans environ. C’est lui qui pleure, ce sont ses pleurs que j’entendais avant. Il est droit devant moi, il porte un tee-shirt à rayures horizontales rouges et blanches. Il a une petit casque de cheveux blonds, lisses, aux pieds une paire de sandale d’été, bleues. Il n’y a pas de doute, c’est moi qui vais tirer sur lui.

Je ne peux pas tirer sur lui. Je ne peux pas. Il tremble, je le vois. Je ne peux pas tirer sur lui.

Je ne peux pas le faire, je ne peux pas.

Je tirerai au milieu, entre deux d’entre eux, personne ne s’en apercevra.Je tirerai au milieu et ne tuerai personne, et s’ils ont quelque chose à redire je prétendrai seulement que j’ai raté ma cible. Je suis un préposé aux munitions, moi, pas un sniper.

Un.

Non. Je ne peux pas le faire. Avec quelle tête je rentrerais chez moi ? Quel père serai-je pour Sanja ? Non, je ne peux pas le faire.

Deux.

J’ai envie de pleurer.

Qu’est-ce que je vais faire ?

Si je ne les touche pas, je les tue deux fois. Ils resteront debout pendant d’autres instants interminables, entourés par l’odeur de mort. Ils assisteront à nos discussions sur la raison pour laquelle je les ai manqués, ils entendront le gamin hurler à nouveau en pleine figure et moi qui essaierai de rester digne pendant que je lui expliquerai que j’ai simplement manqué ma cible. Nous continuerons comme ça jusqu’à ce qu’un autre membre du peloton termine, d’un coup dans la tempe, le travail que je ne suis pas arrivé à accomplir.

Je ne peux pas mourir avec eux, pour Irina, pour Sanja, je ne peux pas le faire, parce que c’est toujours mieux d’avoir un père bourré de remords qu’un père enterré dans une fosse commune, martyr d’un massacre que de toute façon, il n’a pas pu éviter. Irina avait raison, je ne devais pas m’engager, quel idiot j’ai été de penser faire une guerre sans tirer un seul coup de feu.

Qui sait ce qu’ils pensent, eux, alignés devant moi. Sans doute ils ne pensent à rien, ils doivent être en train de prier. À quoi pense-t-on quand on attend d’être tué ? Que souhaite-t-on quand on s’aperçoit qu’on ne peut en aucune façon éviter la mort ?

Et même s’ils disent quelque chose je ne peux pas les entendre, et même s’ils pleurent je ne les regarde pas. Je ne pense à rien.

Feu !

Je tire.

Feu !

Je tire

Feu !

Et il ne se passe rien, ou du moins rien d’extraordinaire, au contraire, tout est terriblement mécanique. Tuer un enfant est un bruit sec qui sort de mon fusil.»

Marco Magini, Comme si j’étais seul, HC éditions, traduit de l’italien par Chantal Moiroud, 17 €