Curieuse idée que celle de « vendre » l’excellent Toni Erdmann en en faisant une comédie pure, un film sensé remonter le moral car aimable et drôle. Drôle, le film l’est assurément, « aimable », beaucoup moins. A l’inverse d’un feel good movie, dernier graal du producteur, Toni Erdmann promène une belle mélancolique, et est même, osons le mot, joyeusement déprimant. Ce qui remonte le moral, il faudra bien que les publicitaires le comprennent, ce n’est pas un film où tout le monde sourit en applaudissant le soleil du matin. Ce qui remonte le moral du spectateur, c’est voir un bon film. Et Toni Erdmann est un très bon film.
Une femme d’affaire dont le métier consiste à préparer des plans de licenciement se retrouve à Bucarest, au bord de la dépression nerveuse. Son père débarque dans sa vie, massif, envahissant et loufoque, lui-même au bord de la dépression, il décide de sauver sa fille en s’immisçant dans ses affaires.

Dans les années 30 – 50, les Marx Brothers envahissaient tous les centres nerveux de l’Amérique du New Deal pour y insuffler folie et anarchie. Au XXIè siècle, la société ne croit plus en rien, l’anarchie est un concept politique extrémiste, la folie est dans le système même, Winfried Conrad, professeur de musique, ne peut apporter la même force destructrice que les Marx Brothers, il peut juste tenter de bouleverser la vie de sa fille qu’il voit se perdre. Toni Erdmann ne signe pas le triomphe de la fantaisie sur la réalité, les Marx Brothers n’existent plus, la démarche de Winfried est l’acte désespéré d ’un vieil homme qui voit le monde s’effondrer et tente de sortir sa fille des décombres. Les petites plaisanteries plus ou moins lourdes du début deviennent de plus en plus grosses au fur et à mesure que le film avance. Si le héros ressemble au début à un vieil oncle farfelu qui amuse les enfants et fatigue les adultes pendant les réunions familiales, petit à petit apparaît la figure d’un humaniste qui, lucide sur l’impossibilité de changer le monde ou de convaincre par des discours, tente juste de redonner le sourire au dernier être auquel il tient véritablement, mais même l’acte n’est pas si pur. Wilfried a perdu son chien, il ne lui reste plus que sa fille, sa démarche est aussi égoïste, ce n’est que face à un désastre moral qu’il devient Toni Erdmann, caricature de l’homme d’affaire.

Spiderman, Superman, Batman, Toni Erdmann : c’est quelque part un film de super-héros du quotidien qu’a réalisé Maren Ade, réalisatrice presque inconnue jusqu’ici et qui vient, en un film, de se placer comme l’un des grands talents du cinéma européen. Comme tout bon super-héros, Toni Erdmann porte un costume : de fausses dents, une perruque, son aspect est d’ailleurs bien plus dérangeant que drôle. Ce qui est drôle, c’est la réaction des gens autour qui font comme si ce look était normal, font semblant de croire à ses histoires et sont d’ailleurs toujours entre la crédulité et l’excès de politesse. La fausse identité de Toni fait ressortir la véritable personnalité de chacun, jusqu’à ce que certains se dénudent littéralement en public. Costumes de ville, robes de soirée, tenue vestimentaire sensée rassurer le client : les vêtements sont autant de déguisements aussi factices que des fausses dents et des perruques. Au sourire inquiétant de Toni Erdmann répondent les sourires de circonstance et bonnes manières avec lesquels on peut licencier des milliers de personnes, briser des vies qui doivent rester abstraites. Le père franchit la frontière : de l’Allemagne à la Roumanie, de la bienséance à la folie, mais aussi celle qui fait de chiffres une réalité : celle de vies, d’existences que l’on brise d’une simple signature. Symbolisant cette monstruosité, l’ultime déguisement du père : un démon bulgare. Créature gigantesque, poilue, impressionnante. Si l’apparition du monstre est hilarante, très vite le silence dans lequel il se mure sa stature imposante provoque le malaise puis, comme par magie, tristesse. Le démon rappelle alors la baleine échouée de La Dolce Vita, figurant le désespoir, la solitude et la monstruosité d’une société échouée.

Le propos aurait pu être horriblement manichéen : les salauds de la finance face à l’artiste. L’intelligence de Toni Erdman, c’est justement de prendre une figure caricaturale et non pas de faire évoluer son personnage, mais au contraire de le faire revenir, en partie, à ce qu’elle est vraiment. Un morceau de Whitney Houston improvisé au milieu d’une réunion de famille où elle n’a rien à faire et l’on voit apparaître la véritable Inès. Scoop que beaucoup de cinéastes semblent avoir oublié : les « salauds de capitalistes », sont aussi complexes que n’importe qui. Sobre et maitrisée, la mise en scène privilégie donc les acteurs, des deux principaux protagonistes aux seconds rôles, tous donnent une épaisseur à leur personnage, à l’image du héros ces personnages finissent tous par surprendre. Curieusement, le film semble se rattacher davantage à la nouvelle vague roumaine qu’au cinéma allemand : style réaliste, ironie, acteurs prenant le pas sur les situations, durée du film qu’un montage énergique justifie (une des particularités du cinéma roumain). La mise en scène réaliste de Maren Ade fait ainsi mieux ressortir les actes délirants de Toni Erdmann au milieu de l’enfer que les personnages raisonnables se sont construits. En arrière-plan, la Roumanie, entre développement et quart monde, qui tente elle aussi de se trouver une identité.
Toni Erdmann est un comédie désabusée sur un monde sans repère et ses habitants qui foncent droit dans le mur. A ce triste constat, on ne peut qu’opposer une lutte dérisoire, celle de la fantaisie, de l’imprévisible. Le film ne sombre jamais dans l’optimisme béat, pas de véritable happy end alors que Toni Erdmann se clôt sur un deuil, un ultime geste de dérision : drôle et désespéré.
Toni Erdmann (Allemagne) – 2h42 – Un film réalisé par Maren Ade – Avec : Peter Simonischek, Sandra Hüller, Michael Wittenborn, Thomas Loibl, Trystan Pütter, Vlad Ivanov, Ingrid Bisu, Victoria Cocas – Directeur de la photographie : Patrick Orth – Montage : Heike Parplies.