Nathacha Appanah : « La marche du monde et on ne peut lui échapper, c’est aller vers l’ailleurs »

Nathacha Appanah © Christine Marcandier

Nathacha Appanah publie l’un des romans les plus forts que nous offre cette rentrée littéraire 2016 : Tropique de la violence, aux éditions Gallimard, alors que Folio fait paraître en poche l’inédit Petit éloge des fantômes et son précédent roman, En attendant demain. Diacritik a rencontré Nathacha Appanah en juin dernier. Elle évoque pour nous Mayotte, la violence, les migrations et ses fantômes et ceux de cette île française trop oubliée.


Tropique de la violence
naît d’un là pluriel : celui d’une citation d’Henri Bosco, L’Enfant et la rivière, cité en épigraphe du roman, mais aussi le « là » d’où parle sa première narratrice, Marie :
« il faut me croire. De là où je vous parle, les mensonges et les faux semblants ne servent à rien. (…) De là où je vous parle, ce pays ressemble à une poussière incandescente et je sais qu’il suffira d’un rien pour qu’il s’embrase ».

Ce , tout autant géographique que temporel, d’outre-tombe, est l’espace/temps que le roman va explorer, dans une structure éclatée entre plusieurs narrateurs, autour d’un personnage qui est l’aimant du récit, son centre de gravitation, Moïse, l’enfant que Marie a recueilli et adopté, élevé et aimé ; Moïse dit le là de Mayotte, une île sublime et abandonnée, livrée à une violence endémique qui ne demande qu’à exploser, cette île qui peut faire de ses enfants des assassins.

Cinq destins se télescopent dans cet âpre roman qui croise réel et légendes, poésie et politique, cruauté et échappées. Le premier monologue est celui de Marie, une infirmière qui a suivi son mari à Mayotte, cette « île française nichée dans le canal du Mozambique », cette île qui pourrait être l’autre nom du paradoxe tant elle est à la fois oubliée de la métropole et l’Eldorado que tant de migrants d’autres îles des Comores tentent de rallier. Marie n’a pu avoir d’enfant, Cham l’a quittée mais elle rencontre, un soir à l’hôpital, une mère qui veut lui offrir son enfant. Il est tout emmailloté, il s’appellera Moïse, il a un œil vert un œil noir, il est le « bébé du djinn ».
« Que personne ne vienne me juger. J’ai profité de toutes les failles de ce pays, de toutes les tares de cette île, de tous ces yeux fermés ».

Marie aime Moïse, elle l’élève comme un blanc, un munzugu, lui qui est noir, lui dont le regard dérange. Mais lorsque Marie meurt brusquement, l’adolescent va devoir survivre, à son histoire, à sa colère, à sa rencontre avec les autres enfants perdus de l’île et Bruce, le roi de Gaza, le bidonville de l’île, le foyer de sa violence.

A travers la diffraction des voix qui racontent leur Mayotte, donnent leur version et vision d’une même histoire, Tropique de la violence laisse peu à peu irradier une tension tout autant fascinante qu’elle est insoutenable, cette « onde destructrice, cette énergie brûlante qui sort d’on ne sait où », du « vert épais du lac », selon les légendes mahoraises.

Nathacha Appanah donne voix aux oubliés de l’histoire, de là où elle écrit « les mensonges ne servent à rien ». Fable sur l’identité et la filiation, le poids des fantômes du passé comme des démons du présent, Tropique de la violence est un roman politique, au sens le plus noble du terme, de ceux qui interrogent l’histoire dans ses mouvements et migrations et nous rappellent que sa marche est justement vers un « ailleurs » que nous occultons trop souvent.


Nathacha Appanah Tropique de la violence,
Gallimard, 192 p., 17 € 50 — Lire un extrait

En attendant demain
,
Folio, 216 p., 7 € 10 — lire un extrait
& Petit Éloge des fantômes, Folio, 112 p., 2 € — lire un extrait

L’inédit Petit Éloge des fantômes liste les peurs, rêves et souvenirs qu’il nous faut apprivoiser : les absences, les non dits, la trahison, l’enfance, la mort, soit des fantômes terrifiants et d’autres bien aimés. Le livre, extrêmement personnel, peut être lu comme un recueil de nouvelles et un autoportrait diffracté de l’auteure à travers les fantômes qui la hantent :