Dans sa cinquantième livraison, la revue Lignes, qui a sympathiquement son siège social à Fécamp, propose un ensemble remarquable de textes ayant pour thème commun le retour traumatique et fantomatique au sein de notre présent des grandes commotions qui ont marqué le XXe siècle. L’idée est que différents symptômes indiquent que notre époque est bien loin d’avoir procédé à la mise au clair utile s’agissant des réalités sinistres que furent le fascisme (nazisme compris), la collaboration, l’antisémitisme, le colonialisme. Étonnons-nous de ne pas trouver ici le stalinisme et que soit retenue une catégorie « Musulman » qui relève d’un autre registre, malgré la qualité de l’article que donne dans le volume Fehti Benslama, touchant principalement à l’histoire de l’Islam. Mais soit.
Dans sa « Présentation », Sophie Wahnich lance le débat en soulignant la volonté des auteurs de « comprendre comment des fantômes prennent en main la vie des vivants sans qu’ils le sachent, sans qu’ils veuillent même parfois le savoir. » (p. 4)
Partant de là, deux articles jumelés ouvrent le volume autour de la récusation d’une suite d’historiens qui, à partir de René Rémond, défendirent la thèse de l’allergie française au fascisme. Zeev Sternhell s’est toujours opposé à cette thèse et il y revient ici avec force et surtout avec le renfort de Didier Leschi, son cadet. Leschi consacre un bel article aux menées avant et pendant la guerre du colonel de La Rocque et de ses anciens combattants, les Croix-de-Feu. La thèse de l’historien est tranchante : on a fait croire que La Rocque souhaitait maintenir une forme de démocratie alors qu’il ne songeait qu’à renverser un régime où, selon lui, les Juifs étaient à toutes les commandes. Et Leschi de préciser à bon escient : « Faire après coup de La Rocque un républicain, c’est accentuer la confusion des valeurs et désarmer le présent, car […] alors le FN de Marine Le Pen peut être considéré comme un parti comme les autres amené à se modérer puisqu’il participe avec succès aux élections » (p. 13-14).
Mais le F.N. s’est-il autant modéré que cela ? N’est-ce pas bien plutôt que, depuis ses débuts, il n’a pas bougé alors que ses idées ont bien plutôt pénétré de nouvelles sphères de la pensée collective et des idéologies politiques ? C’est le point de vue que défend Cécile Wajsbrot en partant de ce que le mot Collaboration en France s’est toujours écrit avec un petit c à l’initiale, ce qui illustre l’idée que le collaborationnisme du temps de la guerre a été largement et rapidement occulté. Et l’auteure de noter que, née après 45, elle n’a pas sérieusement entendu parler à l’école des collabos. Rien non plus dans les cours sur les pseudo-résistants et pourquoi taire, par exemple, que Sartre et Beauvoir n’ont guère résisté qu’autour des tables du café de Flore ? Bref, dit Wajsbrot, la Collaboration à l’échelle de tout un pays (cette fois, avec un grand C), cela ressemble pour beaucoup aux « paroles gelées » de Rabelais.
Jérémy Guedj, quant à lui, prend les choses par un autre bout encore : peut-on comprendre les fascismes et ce qui les constitue sans faire l’examen critique de l’antifascisme ? À divers moments, ce dernier, qui fut puissant en France par ailleurs, se confondit maintes fois avec une dénonciation de la réaction. Mais ce fut et cela reste en bien des cas une manière d’esquiver les analyses véritables. « Les droites extrêmes européennes, note Guedj, le Tea Party ou encore, comme on le lit, l’État islamique ne répondent pas aux critères du fascisme. » (p. 70) Autrement dit, l’histoire ne se rejoue pas. Et l’analyse des populismes européens d’aujourd’hui réclame plus que jamais de précises investigations. Et si, remarquerons-nous en passant, les éclairages les plus suggestifs se trouvaient désormais dans le roman ou au cinéma ? Soit, pour prendre des exemples tout actuels, dans le Soumission de Houellebecq ou dans le Toni Erdmann de Maren Ade ?
Il faudrait encore parler de l’article d’Alexandre Gerbi montrant comment la décolonisation gaullienne se fit « au nom de considérations civilisationnelles et raciales jamais avouées publiquement comme telles. » (p. 9) On aimera aussi la contribution d’Adèle Côte sur la ville de Carpentras dont le F.N. voulut faire un enjeu politique dans l’ignorance de l’histoire d’une ville qui débute par l’installation d’un pape et se poursuit avec l’apparition d’un ghetto faisant de la ville « la petite Jérusalem du Comtat ».
Après-coups, contrecoups et même contretemps, autant de concepts utiles pour les historiens, philosophes, auteurs de fiction qui analysent notre présent en regard du passé. Il est bien que la revue Lignes les ait proposés comme instruments de travail à un moment où, plus que jamais, la France commune et la France politique s’interrogent sur l’avenir. La cinquantième livraison de Lignes tombe à pic à cet égard et on la découvrira avec bonheur.
Après-coups de l’Histoire : symptômes et issues, n° 50 de la revue Lignes, Fécamp, mai 2016, 200 p., 20 €