Les Innocents : manifestation, Istanbul, décembre 2013 (Photo-graphie).

© Philippe Bazin

Le mot « public » désigne deux phénomènes liés l’un à l’autre mais non absolument identiques. Il signifie d’abord que tout ce qui paraît en public peut être vu et entendu de tous, jouit de la plus grande publicité possible. Pour nous l’apparence – ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes – constitue la réalité. Comparées à la réalité que confèrent la vue et l’ouïe, les plus grandes forces de la vie intime les passions, les pensées, les plaisirs des sens – mènent une vague existence d’ombres tant qu’elles ne sont pas transformées (arrachées au privé, désindividualisées pour ainsi dire) en objets dignes de paraître en public. C’est la transformation qui se produit d’ordinaire dans le récit et généralement dans la transposition artistique des expériences individuelles. Mais cette transfiguration n’exige pas nécessairement les ressources de l’art. Chaque fois que nous décrivons des expériences qui ne sont possibles que dans le privé ou dans l’intimité, nous les plaçons dans une sphère où elles prennent une sorte de réalité qu’en dépit de leur intensité elles n’avaient pas auparavant. C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes ; et si l’intimité d’une vie privée pleinement développée, inconnue avant les temps modernes, donc avant le déclin du domaine public, doit toujours intensifier, enrichir sans cesse, la gamme des émotions subjectives et des sentiments privés, cette intensification se fera toujours aux dépens de la certitude de la réalité du monde et des hommes (…).

En second lieu, le mot « public » désigne le monde lui-même en ce qu’il nous est commun à tous et se distingue de la place que nous y possédons individuellement. Cependant, ce monde n’est pas identique à la Terre ou à la nature, en tant que cadre du mouvement des hommes et condition générale de la vie. Il est lié aux productions humaines, aux objets fabriqués de main d’homme, ainsi qu’aux relations qui existent entre les habitants de ce monde fait par l’homme. Vivre ensemble dans le monde : c’est dire essentiellement qu’un monde d’objets se tient entre ceux qui l’ont en commun, comme une table est située entre ceux qui s’assoient autour d’elle ; le monde, comme tout entre-deux, relie et sépare en même temps les hommes (…). Le refus du monde comme phénomène politique n’est possible que s’il est admis que le monde ne durera pas (…). Le monde commun est ce qui nous accueille à notre naissance, ce que nous laissons derrière nous en mourant. Il transcende notre vie aussi bien dans le passé que dans l’avenir ; il était là avant nous, il survivra au bref séjour que nous y faisons. Il est ce que nous avons en commun non seulement avec nos contemporains, mais aussi avec ceux qui sont passés et avec ceux qui viendront après nous. Mais ce monde commun ne peut résister au va-et-vient des générations que dans la mesure où il paraît en public. C’est la publicité du domaine public qui sait absorber et éclairer d’âge en âge tout ce que les hommes peuvent vouloir arracher aux ruines naturelles du temps.

Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne.

© Philippe Bazin