Les 2 et 4 juin derniers, on pouvait assister à la mise en scène d’une pièce de Léna Paugam Et, dans le regard, la tristesse d’un paysage de nuit d’après le texte de Marguerite Duras, Les Yeux bleus cheveux noirs, d’où cette phrase est extraite. Cela se passait à l’Espace Centquatre à Paris, à l’occasion du Festival « Impatience », une manifestation qui en est déjà à sa huitième édition – dans une collaboration qui voit le Centquatre associé à La Colline Théâtre National et à Télérama – et qui se propose de mettre en lumière le théâtre émergeant de jeunes artistes prometteurs.
Les recherches de Léna Paugam s’effectuent dans le cadre d’une thèse Sciences, Arts, Création, Recherche (« SACRe »), une formation doctorale dédiée aux créateurs amenés à développer une réflexion à la fois artistique et théorique innovante au sein du Conservatoire National Supérieur d’Art Dramatique de Paris. Avec la Compagnie Lyncéus-Théâtre dont elle est à l’origine, elle entame en février 2013 un cycle de créations regroupées sous le titre « La crise du désir » en explorant les textes de Claudel, Norén, Koltès et Beckett avant de passer au texte de Duras qu’elle mettra d’abord en scène en 2015 dans la ville de Binic (Côtes d’Armor) puis au TNB de Rennes.
Si on s’intéresse au désir, impossible de faire l’impasse sur Marguerite Duras, sans doute l’une des plus puissantes machines désirantes de l’écriture moderne. Même si, interrogée en 1984 par Bernard Pivot qui voulait la cataloguer dans la case « écrivain du désir », elle refuse de manière catégorique : « Non je ne suis pas un écrivain du désir. Je ne veux pas ! ». Les écrivains n’aiment pas être rangés ici ou là, dans les boîtes à outils conceptuelles. Duras, encore moins qu’aucun autre, détestait les étiquettes – elle a toujours refusé de se retrouver sous celle de « Nouveaux Romanciers » par exemple –, le théorique étant l’une de ses bêtes noires. Pourtant Duras est la créatrice d’une foule de magnifiques amants : du Marin de Gibraltar à Chauvin de Moderato Cantabile, en passant par Michael Richardson, l’amoureux arraché à Lol V. Stein, à L’Amant goncourisé qui fait sa première apparition dans Le Barrage contre le Pacifique, pour ne citer que quelques figures. Mais la liste est bien plus longue et s’étend sur toute la production durassienne, explorant l’idée de l’amour et du désir sur fond à la fois de jouissance et de douleur corporelle dont il ne reste à la fin que le grand rayonnement du silence. Dès lors, comment approcher la question du désir chez Duras et, qui plus est, au théâtre ? Où finit le désir et où commence le théâtre ?

Léna Paugam s’attache au passage du désir sur le corps du théâtre. C’est donc au travers des comédiens et des spectateurs qu’elle entend saisir ce qu’elle définit comme un « état » suspensif, qu’elle inscrit dans une perspective deleuzienne puisque son désir est à l’évidence producteur d’action. De plus, le principe de ce doctorat étant celui des travaux pratiques, c’est précisément l’effet haptique du désir que l’on suivra dans cette mise en scène.
Tout d’abord l’œil du spectateur est mis face à une bi-frontalité, le plateau est au centre, il est rectangulaire, poli comme un miroir dans lequel cette assemblée de regardants peut se réfléchir tout en observant le reste du public se faire tenter par le même désir. Le metteur en scène joue déjà là d’une séduction avec ce comité réuni autour des comédiens qui évoluent ainsi au milieu de ce dispositif en miroir. Ceux-ci également aimantés par le désir de se refléter à la fois dans les yeux des spectateurs et dans ce plateau lagune, fleuve et mer, totalité d’eau que l’on peut situer entre Trouville, Venise et Calcutta, tous ces lieux qui ne font qu’un pour accueillir la noyade du corps de l’amour.

On comprend dès lors que la bi-frontalité ouvre à la parole et à l’image. Le spectateur est au théâtre comme il pourrait être au cinéma. Et l’image
« liquide », « mouillée » qui correspond, selon Deleuze, et à juste titre, au cinéma de Duras, envahit la scène de toute sa force visuelle et physique. Les comédiens se déplacent dans cette eau spéculaire, s’y étendent, s’éclaboussent, se mouillent précisément. Cette eau est d’abord celle des larmes qui ponctuent le déroulement de l’histoire : « Ils pleurent comme ils s’aimeraient ». Ce sont les larmes de l’homme qui vit la douleur de la séparation avec un jeune étranger
« aux yeux bleus cheveux noirs », c’est l’eau des larmes de la femme qui vit la même souffrance car elle vient d’être quittée par le même jeune étranger « aux yeux bleus cheveux noirs ». L’effet spéculaire de ce désir ira, dans le récit de Duras, jusqu’à montrer la porosité des personnages et leur interchangeabilité, car la femme a, elle aussi, les yeux bleus et les cheveux noirs. Cette eau aussi est celle de la transpiration de ces corps qui se cherchent mais qui s’échappent. Cette eau, encore, dialectise la vie et la mort, lit d’un amour mort, elle sera la source d’un seul baiser naissant avant que tout ne retombe dans le silence. Oui, « La peine de l’eau est infinie » nous apprend Bachelard pour qui l’eau est voix et langage, murmure de poésie. La liquidité de ce plateau central revient dès lors et in fine au miroir de la voix, au miroir de l’écriture qui dans Les Yeux bleus cheveux noirs fait entendre à la fois « le rythme calme de la mer » et «l’assaut des vagues», ce « déferlement » qui se joue « à travers les paroles », paroles d’eau, paroles d’une maladie toujours prête à se réécrire.
C’est bien la pratique de la réécriture qui est sans cesse à l’œuvre dans le processus créatif de Duras qui se joue à nouveau ici. Le point de départ des Yeux bleus cheveux noirs est une adaptation théâtrale de La Maladie de la mort publié en 1982. A la demande de Luc Bondy et Peter Stein de la Schaubühne de Berlin, pendant les trois mois de l’été 1986, à Trouville, Duras travaille à une mise en scène du récit de 1982. Mais elle s’aperçoit qu’elle ne peut faire évoluer le texte dans ces zones de l’écriture, qu’elle va être comme
« dépossédée » de son manuscrit, elle écrit donc un télégramme à Bondy pour demander à ce qu’on lui réexpédie ce qu’elle a envoyé vingt quatre heures auparavant. Dans Libération elle donnera le récit de cette création difficile et tourmentée, ces quelques pages qui seront par la suite publiées par Minuit sous le titre La Pute de la côte normande.
« Vous êtes folle, vous êtes la pute de la côte normande, une connarde, vous embarrassez » crie Yann pendant que Duras tente de venir à bout de son livre et en même temps essaie de comprendre ce que fait Yann de son été, de ses nuits dans les hôtels : le Mélody, le Normandy, le Bellevue. Elle le trouve « illisible, imprévisible ». En ces années 1980, Yann est le livre de et pour Duras,
« A Yann Andréa » est la dédicace inscrite sur Les Yeux bleus cheveux noirs, une dédicace déjà présente sur L’Eté 80, l’été de leur rencontre. Yann est l’amant intouchable, il est le livre jamais écrit, ce livre pourtant qui se vit et se transcrit dans les cris.
L’on entendra ces mêmes cris tout au long de la pièce de Léna Paugam, des gémissements d’amour échoué qui transpercent l’image océane, gémissements d’un désir qui flotte et ne sait où se poser, effleurant ces corps qui se tordent sous les regards des spectateurs. Le dispositif triangulaire de l’amour selon Duras est là. Un comédien (Sébastien Depommier) dit d’abord le texte comme le veut le récit : « Une soirée d’été, dit l’acteur, serait au cœur de l’histoire », puis il incarne l’homme qui fait jouir la femme (Fanny Sintès), cet homme qui vient de la ville pour susciter l’envie de l’homme dans la chambre (Benjamin Wangermée). Cris du parcours douloureux de l’amour et du parcours douloureux de l’écriture. Désir et écrit se fondent en effet dans ce texte où est faite la référence au livre qui est en train de s’écrire « Elle dit qu’un jour elle fera un livre sur la chambre […] une scène de théâtre fermée », où le geste de l’écriture est mis en scène : « Ils se voient jusqu’à la suspension du mot sur la page ». Le corps du désir est comme le corps du mot qui s’écrit dans cette chambre close pourtant ouverte à tous les vents, surtout au mouvement de la littérature qui n’aura de cesse que de disparaître et renaitre. Duras dira dans un entretien avec Gilles Costaz à l’occasion de la sortie du livre : « Le désir a forcé toutes les portes, y compris, à la fin, ces trois derniers mois, celles de l’écrit». Car si dans un premier temps elle n’est pas satisfaite de la réécriture pour le théâtre de La Maladie de la mort, elle finit par commettre le meurtre nécessaire du livre en trouvant dans ce qu’elle appelle « les couloirs scéniques», le moyen de sortir du théâtre pour arriver à la lecture du théâtre de l’histoire.
En effet le théâtre est pour Duras le texte lu et non joué : « Le jeu enlève au texte, dit-elle à Jérôme Beaujour, il ne lui apporte rien. ». Les « couloirs scéniques », fragments de texte qui mettent en scène des acteurs qui tournent autour des deux personnages tout en proférant le récit dans lequel ils sont intégrés, fonctionnent comme une mise en scène imaginaire qui se veut absorber l’effet théâtral et par là l’éliminer. Duras sera encore plus claire quant à son idée de théâtre immobile des corps, elle confie encore à Beaujour :
« Un acteur qui lit un livre tout haut comme il le ferait dans Les Yeux bleus cheveux noirs avec rien à faire d’autre, rien que regarder l’immobilité, rien qu’à porter le texte hors du livre par la voix seule, sans les gesticulations pour faire croire au drame du corps souffrant à cause des paroles dites alors que le drame tout entier est dans les paroles et que le corps ne bronche pas. ». Le mouvement, ce n’est que les mots qui en donnent l’impulsion et la puissance. Le metteur en scène est pour Duras celui qui écrit ces mots : c’est Racine ou c’est Duras.
Longtemps Claude Régy a su interpréter ce désir de mots et de silences, longtemps les interprètes durassiens comme Madeleine Renaud, Bulle Ogier, Delphine Seyrig, Catherine Sellers, Sami Frey, Martin Pascal, Michael Lonsdale, Gérard Désarthe, ont appris la façon du dire de Duras, cette façon aussi de voir inlassablement modifier le texte : « On lisait le texte, mais elle nous laissait jamais aller au bout de la page, elle arrêtait, elle commentait, elle le parlait, elle en parlait, elle changeait les mots, on recommençait… Au niveau de la mise en scène c’était très statique, on bougeait très peu, regarde, j’ai marqué sur mon texte « je glisse vers Nicole« ou « vers Catherine« , après c’était un travail de lumière dont elle se chargeait », confie Gérard Désarthe à l’auteur de cet article, lors d’un entretien pour L’Herne Duras à propos de lectures faites au Théâtre du Rond-Point en 1984.
La mise en scène aquatique de Léna Paugam prend le contrepied du désir de Duras.
Mais c’est toujours là que l’on voit si au-delà d’une chambre close on peut apercevoir la mer.
Et, dans le regard, la tristesse d’un paysage de nuit, mise en scène Léna Paugam, d’après Les Yeux bleus cheveux noirs de Marguerite Duras, avec Sébastien Depommier, Fanny Sintès, Benjamin Wangermée.