« Homicide » de Philippe Squarzoni : une histoire de la violence

David Simon est mondialement connu pour être le scénariste principal des séries télévisées The Wire et Treme, diffusées sur HBO. Philippe Squarzoni est un auteur et dessinateur engagé qui pointe régulièrement dans ses ouvrages les dérives sociétales, qu’il s’agisse de la violence, du libéralisme ou de la question environnementale et du changement climatique. La réunion de ces deux auteurs donne un roman graphique d’une puissance évocatrice rare : Homicide, Une année dans les rues de Baltimore

18 janvier 1988, Baltimore, 1 heure du matin. Le sergent Landsman et l’inspecteur Pellegrini se penchent sur le corps d’un homme à terre sur Gold Street, mort d’une balle en pleine tête. La victime est un jeune noir de 27 ans, Rudolph Michael. Bilan des premières investigations, « un meutre de dealer. Sans témoin prêt à coopérer. Sans mobile connu. Ni suspect. Le journal du matin n’en parlera même pas ».

Homicide

Dès la première page, Homicide, Une année dans les rues de Baltimore, happe le lecteur par un procédé de contrechamp qui fait de lui le centre de l’attention des deux détectives : en le mettant à la place du corps à terre. Puis, la focalisation se déplace et le champ visuel s’élargit, surplombant la scène de crime, embrassant tous les acteurs. Un phylactère en voix-off sert de commentaire aux images, en marge des dialogues et des remarques désabusées des policier. Le ton est froid, sombre, clinique. A Baltimore, l’inéluctable est quotidien. Jusqu’à devenir le quotidien.

Homicide

Ce qui était à l’origine le journal de bord d’un journaliste en immersion dans la brigade criminelle de la police de Baltimore (récompensée du Edgar Allan Poe Awards en 1992), devient par la grâce du dessin de Philippe Squarzoni un livre à l’intensité matte qui restitue les états d’âmes et les faits d’armes des membres du Baltimore Police Department. On suit le parcours des personnages, on apprend les éléments d’enquêtes, on devine des pensées en lisant sur les visages, on reste parfois interdit devant tant de fatalisme.

Homicide

Presque photographique, le dessin ultra réaliste de Philippe Squarzoni, tout de noir, de blanc et d’ocre, imprime une tonalité quasi documentaire à Homicide. En adaptant le livre du journaliste, Philippe Squarzoni réalise à son tour un livre embedded des salles d’interrogatoires au bureau du chef d’équipe, le lieutenant D’Addario, en passant par les intérieurs des maisons et dans les rues de Baltimore où se sont joués des drames, où ont été perpétrés des crimes.

L’omniprésence de cette violence urbaine fait la force d’Homicide : ce qui est écrit et dessiné n’est pas une fiction. La reconstitution est brute et frontale. La violence de la réalité et du spectacle des morts qui se succèdent le disputent à celle des sentiments des membres de la police qui balancent entre abnégation et découragement dans leur leur mission de protéger et servir. La construction du livre (séquencé à l’extrême avec ses déplacements incessants d’un lieu à un autre, d’une temporalité à une autre, ses alternances de plans serrés, gros plans, plans larges…), emprunte aux codes de la série télévisée (l’éponyme Homicide diffusée entre 1993 et 1999 sur NBC ou même Dragnet). La réalité de cette année 1988 est telle que l’historiographie (le tome 1 court du 18 janvier au 4 février) pourrait également se lire comme un roman noir. Mais un roman qui tirerait sa substance du renoncement plutôt que du côté de la vision idéalisée que peuvent nous renvoyer les séries judiciaires classiques. D’ailleurs, si The Wire (Sur écoute) avait été un tel choc narratif et visuel, c’est justement parce que cette plongée au cœur de Baltimore tranchait radicalement avec les autres séries dans son propos (en montrant les ambivalences des protagonistes, « bons » ou « méchants », en s’affranchissant d’un manichéisme trop consensuel) et dans sa structure, immersive et addictive.

En 2015, la ville de Baltimore a connu son année la plus meurtrière avec plus de 344 meurtres. Triste record, puisqu’il faut remonter à 1993 (peu de temps après l’écriture de Homicide) pour trouver une telle statistique alors que la ville comptait beaucoup plus d’habitants. Un an après la  mort de Freddie Gray, quelques jours après l’acquittement d’un des policiers qui l’avaient arrêté et plus de 25 ans après l’écriture du livre de David Simon, Homicide de Philippe Squarzoni le rappelle : la violence est toujours là.

Philippe Squarzoni, Homicide, une année dans les rues de Baltimore (adapté du livre de David Simon), 120 p., Delcourt, 16 € 50 — Lire les premières planches.