Invitant son lecteur à l’étude psychanalytique d’une œuvre d’exception – celle de Léonard de Vinci – Freud écrit : « Lorsque la recherche médicale sur l’âme, qui d’ordinaire se contente d’un matériel humain médiocre, aborde l’un des Grands du genre humain, elle n’obéit pas pour autant aux motifs qui lui sont si fréquemment imputés par les profanes. Elle ne tend pas à ‘noircir ce qui rayonne, ni à traîner le sublime dans la poussière’ ; réduire la distance entre cette perfection-là et la déficience de ses objets habituels ne lui procure aucune satisfaction. Mais elle ne peut faire autrement que trouver digne d’être compris tout ce qui se peut reconnaître chez ces modèles, et elle estime qu’il n’est personne de si grand que ce lui soit une honte d’être soumis aux lois régissant avec une égale rigueur les conduites normales et morbides ». Autrement dit : tous les hommes, même les génies, ont été des bébés. Réduire la distance signifie alors pour le psychanalyste ne pas se laisser impressionner par l’exception et revenir aux débuts, dans l’enceinte formée par la mère et l’enfant.
Quand un photographe de guerre devient l’objet d’une telle investigation, « réduire la distance » n’est plus métaphorique. La mère et la mort sont sans doute liées, mais on ne sait pas comment. On pourrait commencer par là, pour parler du livre de Sébastien Smirou : par cette affinité et cette fidélité même, à la méthode psychanalytique. Mais elle est traversée par autre chose, qui vient de sa position d’écrivain et des libertés qu’elle lui donne avec son sujet : Robert Capa.
Pourquoi Capa, d’ailleurs ? Si Freud ne donne pas les raisons autobiographiques de son intérêt pour Léonard de Vinci parce qu’elles passent tout entières dans la démonstration d’une technique infaillible, Sébastien Smirou au contraire ne cache pas les mobiles transférentiels de son choix de Capa. Ils ont un rapport, Capa et lui, une histoire commune. Si elle n’est pas réelle il faut l’inventer, la projeter. Cela s’appelle s’identifier, mais l’auteur ici n’a pas besoin du mot. Il lui préfère celui de transfert. Le transfert de Sébastien Smirou sur Robert Capa s’appuie sur un élément essentiel : ni l’un ni l’autre n’ont photographié les camps où une partie de leur histoire s’est déroulée sans qu’ils y soient, eux, des acteurs. Ils sont des survivants – ou plutôt ils héritent d’une survivance qui n’a pas laissé d’images. Ils sont survivants de l’extermination des Juifs d’Europe, mais ils sont aussi survivants d’être nés, d’avoir aimé et d’avoir dû (violemment) se séparer de leur premier amour.
Le livre est construit comme une enquête, un récit daté. Sébastien Smirou est guidé par la volonté de comprendre les origines infantiles du geste photographique de Capa et il veut le guérir – le laisser partir en paix. Cette seconde motivation est la plus étrange, qui appartient à l’écrivain peut-être plus qu’au psychanalyste. Il faudrait sinon imaginer un psychanalyste qui entrerait dans la peau d’un patient disparu pour traverser à sa place une expérience traumatique et la surmonter pour lui afin qu’il cesse de se mettre en danger. L’exercice ne servirait qu’au psychanalyste qui pourrait alors se réconcilier avec un geste thérapeutique qu’il n’a pas pu faire quand son patient était en vie. Car Robert Capa est mort. Il n’y a donc qu’une fiction à pouvoir le déplacer dans la peau de Sébastien Smirou jusqu’à Majdanek pour faire les clichés que le photographe n’a pas pris. Fiction dont les bénéfices thérapeutiques reviennent finalement à Sébastien Smirou lui-même, qui ajoute à la psychanalyse l’imagination de scènes transférentielles impossibles.
Entrer dans l’histoire de l’autre par là où il n’est pas entré, aller là où il n’est pas allé est en même temps ce qui réunit, je crois, la démarche de l’analyste et celle de l’écrivain. Elles se nourrissent l’une et l’autre de la même passion et alors tous les moyens sont bons, aucun détail et aucune digression ne sont négligés – quand on manque d’images il faut aller les chercher. En soi, dans les rêves, et à l’extérieur, dans la réalité et la possibilité qu’elle offre d’apporter des représentations substitutives. A l’appui du transfert entre l’écrivain et le photographe, le livre est formé d’une suite de notes, d’associations de pensée, de lettres. Sébastien Smirou mène l’enquête. Capa arrive dans sa vie après d’autres personnages qu’il a choisis pour aller plus loin dans la fiction d’un personnage qui est plus que le sien – parmi eux l’homme-coq de Ferenczi – et il fait des hypothèses, toujours renversantes parce qu’à contre-courant du mythe. Ainsi, le fait d’être « né coiffé » qui appartient au prestige de Capa devient ici une expérience catastrophique, une séparation violente d’avec le bain fœtal du corps maternel. De même qu’un amour excessif entre une mère et son fils peut devenir le signe d’une idéalisation mutuelle mortifère. Sans noircir ce qui rayonne, et parce qu’il réduit la distance entre lui et son sujet, Smirou déconstruit les éléments aveuglants du mythe-Capa pour tenter de comprendre et de lui expliquer.
Car c’est à Capa que Smirou s’adresse en premier, et c’est cette adresse, sa nécessité fraternelle et transférentielle qui rend supportable ce qu’on ne pourrait tolérer de la part d’un analyste ou d’un biographe qui prétendrait à une démarche objective. Pas d’objectivité, ici, mais de l’amour pour un prochain dont l’histoire est lié à la sienne, à celle qu’il n’a pas eue mais qui le poursuit. Hypothèses inversées jusqu’à la condensation du geste photographique : tous ces morts et ces guerres que Capa a saisis de si près, toutes ces images ont-elles pour but des retrouvailles ou au contraire une séparation définitive d’avec le premier corps, le premier être aimé ? Est-ce que Capa vise la réintrojection photographique d’une déchirure ou d’une fusion ? Je ne tranche pas. Quand il s’agit de la mère les bords se touchent – qu’une naissance ait été mortelle ou non, qu’un bébé soit rescapé ou non, la question de la distance avec la mère, pour tous les humains, est irrésolue.
Dans son enquête, Smirou a des interlocuteurs. Il écrit à Modiano, il retrouve Colette Laurent et à nouveau la fait glisser parmi les fantômes de nos fantasmes. Je cherche sa photo sur Internet. Je l’imaginais en noir et blanc mais bien sûr elle est en couleur. J’imaginais la femme brune et plutôt punk mais c’est que j’ai plaqué mon fantôme sur le sien – Colette Laurent est blonde, très belle certes, mais aussi passante qu’un de ces êtres qui traversent nos vies et disparaissent en restant des énigmes.

Il faut trouver des images, en produire alors qu’il y en a eu tant dans la vie de Capa. Cette fois il en manque, et d’ailleurs ce n’est pas une petite affaire, celle de ce manque à propos des images des camps. C’est même un lourd dossier de l’histoire contemporaine, du cinéma, de la littérature, de la mort du cinéma et de la littérature. La conscience de ces questions qui sont parfois devenues des tabous – la culpabilité du cinéma de ne pas avoir filmé les camps, dont parlent si bien Godard et Daney – pénètre le livre, mais n’empêche pas Sébastien Smirou, lorsqu’il entre à Majdanek, d’établir des comparaisons pour rendre l’impossible humain, pour réduire la distance entre le nombre de morts, leurs traces, et l’espace de la pensée. Cela aussi, c’est un travail de psychanalyste : réduire la quantité en qualité, rendre les choses représentables pour ne pas être sidéré. Il discute aussi avec Georges Didi-Huberman, dont le livre, Écorces, embarrasse. D’abord le livre est un contre-exemple, ce qu’il ne veut pas faire, lui. Mais au fur et à mesure la différence se réduit avec la distance : il n’aurait pas fait ce livre, ces photos-là, mais il en fait quand même à la fin et cette fois seul je crois, sans Capa. Il n’y a sans doute pas de bonne façon d’aller à Majdanek et de prendre la mesure de ce qui reste de soi, dans ces lieux – mais il doit y avoir une visée, une adresse.
Je t’écris pour te dire où je vais grâce à toi, cela me permet de dire beaucoup de choses, et même de te parler de ta mère. C’est à la seconde personne du singulier que Sébastien Smirou écrit quand il s’intéresse à la mère de Capa et à leur relation, qu’on redoute autant qu’on envie. C’est à lui qu’il parle. La précaution stylistique est beaucoup plus qu’une délicatesse – et là encore le transfert rend sensible ce qui serait autrement insoutenable parce qu’objectivé. Parfois la méthode analytique ne suffit pas et la langue vient au secours de ce qui déjà chez Freud s’exprimait avec l’élégance d’un report, en latin – « matrem nudam ».
Dans mes pensées, Un temps pour se séparer se rapproche de deux œuvres, récentes, avec lesquelles il communique dans le présent comme des formes possibles d’une élaboration en cours – élaboration collective, psychique et esthétique. Je pense au Fils de Saül, le film de L. Nemet, qui a réduit la distance à un point douloureux entre les images manquantes et les images possibles. Je pense aussi, et surtout, au dernier film de Chantal Akerman, No Home movie, où la réalisatrice dit à sa mère, dont le visage apparaît collé à l’écran de son ordinateur, via Skype : « je fais un film comme quoi y a plus de distance dans le monde ».
Il faut parfois faire un long détour pour réduire la distance.
Sébastien Smirou, Un temps pour se séparer (notes sur Robert Capa), éditions Hélium, 2016, 160 p., 13 € 90
Sur Diacritik un entretien avec Sébastien Smirou autour de Un temps pour se séparer