Je n’ai pas de première phrase.
J’ai pensé à « Aujourd’hui, Maman est morte », ou « Longtemps, je me suis couché de bonne heure », mais Maman est vivante et je me suis toujours couché tard.
Je n’ai aucune idée de ce que je pourrais ensuite raconter.
Et je sais que les mots ont trop servi, et que tout a été dit.
C’est mal parti.
Je peux envisager, pour votre plaisir, un livre à réalité augmentée, prolongé par un harnais bourré de capteurs, que vous endosserez. Les changements de lumière LED, les variations de température, les contractions de votre ventre, les frissons, les vibrations destinées à accroître votre rythme cardiaque traduiront les émotions éprouvées par les personnages.
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Avec des phrases ne dépassant pas onze mots, en privilégiant les dialogues et les verbes d’action, en évitant les émotions complexes telles que la honte et la pitié, une étude algorithmique de 200 best-sellers m’assure que le succès est garanti.
Mais, pour l’instant, rien !
Poser une première pierre, n’importe laquelle.
Et pourquoi pas une pierre, comme première pierre ?
Les pierres ne sont-elles pas innocentes, les seules innocentes ?
Elles se contentent d’être là, elles nous ignorent. Nous les regardons, nous les scrutons, elles ne nous voient pas. Nous les prions, nous les insultons, elles ne nous répondent pas. Avec elles, nous lapidons, nous mettons à mort, elles ne le savent pas.
Tu es pierre, et sur cette pierre, mais cela aurait pu être le feu et la grêle, la neige et le brouillard, le vent et la tempête, la montagne et la plaine, un arbre, le simple bruit d’une feuille qui tombe, une main qui l’attrape au vol.
Il y a 40 000 ans, 30 000 ans, 20 000 ans, au plus profond d’une grotte, tu plaques une main sur la roche, écartes les doigts, souffles le pigment, retires ta main. Sa forme apparaît au milieu d’un halo de couleur.
Voici. Voici ta main. Voici ton mystère sur la pierre.
Ouverte, 20 cm. 27 os, 21 muscles, 15 tendons, 3 nerfs, 2 artères, 4 veines.
Main droite, main gauche. LOVE, HATE. HATE, LOVE.
Caresser, le couteau à la main, égorger, la douceur de tes mains sur mon corps, poing américain, casser les dents dans la gueule, prendre par la main, guider, aider, je sais qu’il est plus facile d’étrangler de force, avec les pouces sur le larynx, mais je l’ai fait par derrière, avec seulement quatre doigts, c’est plus long, ta main tient ma main, ma main tient ta main, on s’aime, on rit, briser les mains, clouer les mains, crucifier.
Ouvertes, 20 cm, notre mystère.
Sans elles, que serions-nous ? Qui serions-nous ?
Et la violence ? La souffrance ? Cesseront-elles un jour ? A votre avis ? Oui ? Non ? Peut-être ?
Et comme première pierre, à part les pierres, ou nos mains, quoi d’autre ?
Tout a été dit, nous l’avons dit, nous avons dit que tout a été dit, les mots ont trop servi, ils sont usés, nous l’avons dit, oui, mais nous voulons des histoires, vous voulez des histoires, notre cerveau l’exige, nous piochons par-ci par-là, ceci, cela, nous mélangeons, et avec nous fabriquons des histoires, nous les racontons, nous avons une bouche et nous voulons parler, alors, comme première pierre, quoi d’autre ? Quelle histoire ? Quelle histoire pour que notre cerveau exulte ?
Du fin ? Du fragile ? Mes cheveux ? Comme première pierre, raconter l’histoire de mes cheveux ?
Fœtus, ils sont apparus au cinquième mois et demi, une centaine de jours après ils étaient à l’air, sorte de moquette graisseuse, sanguinolente, sur ma grosse tête de batracien, une fois lavés, ils ont été admirés par la famille rassemblée autour du berceau, qui n’en revenait pas ( pourquoi donc ? ) de cette présence poilue sur mon crâne, les années suivantes leur blondeur fut l’objet des félicitations générales, ensuite ils s’assombrirent, passèrent à un brun commun, sans caractère, et il y eut la brosse, oui, la brosse, une tête de rien surplombée de la brosse !, tout bien droit et coupé ras, puis vint, étudiant, la révolte, la révolution par les cheveux, les cheveux en guise de révolution, les laisser pousser, de plus en plus longs, jusqu’aux épaules, plus bas même, le Che, le Christ, à l’assaut du vieux monde, après, lentement, la diminution de la longueur, de longs à mi-longs, puis à moyens, à l’image du porteur des dits cheveux, de plus en plus moyen, emporté par le moyen, comme nous tous, quoi qu’on veuille, quoi qu’on fasse, nos cheveux, qui nous couronnent, notre contact avec le ciel, moyens, loin, très loin du céleste, ils auront été caressés, lors des amours, mais cela s’est espacé, au fil des ans n’a intéressé plus personne, reste seul le peigne pour les toucher, et ils commencent à blanchir, à se clairsemer, des parties du crâne se dénudent, la peau, mince, rosâtre, luisante, obscène, apparaît par endroits, semblable à celle d’un bébé, et, bientôt, atones, agonisant, ils s’approcheront de leur fin, de ma fin, où privés de sang vif, asphyxiés, ils crèveront.
Apparus, disparus.
Il y a longtemps que tu y penses, personne ne le sait, tes parents, tes frères, tes sœurs, ta femme, ton mari, tes enfants, tes amis, tes connaissances, personne ne le sait, ils croient te connaître, mais ils ne savent pas, ils ne peuvent pas savoir, tu continues comme si de rien n’était, tu fais ce que tu as toujours fait, tu fais ce que tu dois faire, tu dis ce que tu as toujours dit, tu dis ce que tu dois dire, ce qu’ils attendent, mais tu y penses sans cesse, ils ne le savent pas, ils vont être ahuris, sidérés, « mais pourquoi ? on ne comprend pas, pourquoi ? que s’est-il passé ? », rien, il ne s’est rien passé, il y a longtemps que c’était décidé, et ça y est, tu t’es sauvé, tu ne reviendras plus, ils ne te verront plus. Tu as rejoint les disparus, ces milliers de disparus, du jour au lendemain disparus. Tu as rejoint les fugitifs, les invisibles. Tu es délivré. Tu sais que c’est terrible, mais tu es délivré.
Maintenant il faut te cacher, dans la foule de la grande ville, dans les millions d’anonymes de la mégalopole, dans la campagne, dans la montagne.
Tu es ce clochard, cet SDF, ils disent SDF, assis sur le trottoir, avec ta pancarte en carton, J’AI FAIM – MERCI, ton transistor collé à l’oreille, ces paroles, ces musiques, en fait tu n’écoutes pas, c’est pour le bruit, pour ne pas penser, tu regardes, tu vois tout, tu t’en fous de ce qui peut arriver, mais tu regardes, tu vois tout, toutes ces jambes, ces voitures, ces vélos, pourquoi bougent-ils tant ? d’un côté, de l’autre, aller, retour, tu t’en fous, ça occupe l’espace, ça t’occupe. Ces jambes, qui portent-elles ? chacun un mystère, chacun son mystère, et tous semblables, tu le sais, tous semblables, toi, assis par terre, sur le trottoir, avec ta pancarte en carton, ton gobelet pour les pièces, ton transistor déglingué, tu n’attends rien, tu ne veux rien, quelquefois tu marches, tu fais comme eux, mais sans raison, tu n’as nulle part où aller, tu marches pour marcher, tu tournes de rue en rue, des heures, tu t’abrutis, chaque soir la nuit tombe, c’est la seule certitude, la journée est là pour ça, pour que la nuit tombe, pour que ça finisse, alors tu rejoins ton trou, ta cachette, une cave, un entrepôt, une voiture abandonnée, tu as ta pitance, tes bouteilles, tu vas retrouver ton sac de couchage, ton odeur, ta chaleur, tu vas boire, te raconter des histoires, comme quand tu étais gamin, puis t’effondrer, et le lendemain, de nouveau, pareil.
Tu es cet ancien mathématicien, de génie, le génie du siècle, on t’appelait ainsi, un jour, tu as brûlé tes papiers, tes travaux en cours, et tu es parti, tu t’es réfugié dans cette maison, sur ce plateau, face aux sommets, un hameau, quelques fermes, des prés, des bois, tu ne laisses entrer personne, tu parles à tes plantes, tu combats le diable, tu écris, le problème du mal est ton unique sujet, souvent, tu le sens, il est là, le démon est là, il t’attaque, tu es le seul être, tu le sais, sur terre-de-Satan, à pouvoir lutter contre l’ignoble, il te faut écrire, vite, sans t’arrêter, vite, sans t’arrêter, les mots mangent les mots, ils deviennent illisibles, ce ne sont plus des mots, mais de l’encre enragée, des signes, des traits furieux, l’ennemi recule, s’éclipse, tu t’écroules sur ta table, exténué, l’adversaire reviendra, tu le sais, et il revient, parfois tu voudrais fuir ta propre haleine, et crier: « Souillure ! Souillure ! », parfois tu voudrais déchirer tes vêtements, et crier: « Impur ! Impur ! », tu passes des nuits à lire et relire un exemplaire du Mémorial de la déportation des Juifs de France, tu lis et relis la liste des 74182 déportés, tu soulignes, annotes, tu recopies des milliers et des milliers de noms, tu les rattaches avec des flèches, avec des numéros, avec des lettres, tu les regroupes de toutes les façons possibles, par leur patronyme, par leur date de naissance, par leur lieu de naissance, par leur lieu de résidence, par leur nationalité, par leur date de départ, par leur date d’arrivée, par la date de leur mort, par l’absence de cette date, après chaque paragraphe, tu marques, avec un gros crayon, en rouge, ou en bleu, SdV, Satan das Verfluchte, « Satan le Maudit », SdV, SdV, SdV, Satan das Verfluchte !, les plantes dans leurs pots envahissent la maison, tu vis dans une serre, quand tu sors, tu vas vers les bois, tu vas vers les arbres, les arbres vont vers le ciel, ils ne se connaissent pas misérables, ils ouvrent les bras tout grands, ils t’accueillent, ils t’enlèvent la laideur, et, de retour, tu parles à tes plantes, tu les caresses, avant qu’il ne revienne.
Tu es cet homme de 55-60 ans, blanc, mince, aux cheveux gris, aux yeux bleus. Tu as pris une chambre d’hôtel. Tu as donné un faux nom et une fausse adresse. Tu es resté quatre jours. Chaque fois que tu quittais l’hôtel, tu portais un sac en plastique rempli. Tu rentrais sans rien tenir à la main. Tu te débarrassais petit à petit de tes effets personnels. Tu t’arrangeais pour le faire hors des zones couvertes par les caméras de surveillance. Tu as retiré toutes les étiquettes de tes vêtements. Le dernier jour tu t’es rendu sur une plage tranquille des environs. Des témoins se souviennent t’avoir croisé déambulant les pieds dans l’eau. Le lendemain on a retrouvé ton corps rejeté par l’océan. L’autopsie a conclu à une noyade. On n’a jamais pu t’identifier. On t’a octroyé une tombe sans nom. Tu as su t’effacer.
Apparu, disparu.
On pourrait continuer sur cette voie, comme première pierre.
Et la broyer, cette première pierre, la réduire en poussière (à la poussière tu retourneras).
Chaque heure, 68, du pays où je suis né, y retournent.
On pourrait imaginer leurs traces dans les mémoires :
jeune, il voulait être trapéziste dans un cirque ; un cœur pur ; son chat s’appelait Mozart ; cool ; il faut le dire, il aimait la bière ; lumineuse ; bossait dans le bâtiment ; c’était le roi de la fête ; un vrai doux ; très sensible au réchauffement climatique, elle ne se déplaçait qu’à vélo ; on l’appelait «Mimi» ; buvait des compléments alimentaires pour maigrir ; voulait à tout prix connaître le pourquoi du comment ; un salaud fini ; elle croquait la vie ; la reine du chili con carne ; l’avenir lui souriait ; il aimait les gens ; contrôleur financier chez Colony Capital, un fonds d’investissement américain ; accro au shopping ; hyperactive ; tu resteras le papa le plus formidable du monde ; ses cendres ont été dispersées en face du petit port qu’elle adorait tant ; pleine d’humour ; un type épatant ; l’innocence foudroyée ; il voulait se marier et monter sa boîte ; mort sur un trottoir ; curieux de tout ; une jeune femme accomplie ; le plus grand déconneur de la Terre ; elle ne jugeait jamais les autres ; un taiseux ; ce con se prenait pour un écrivain ; la bêtise incarnée ; il avait des projets plein la tête ; notre rayon de soleil ; une pourriture ; «Poupette» pour ses intimes ; ses œuvres détournaient de manière poétique cet univers normé ; vivait à fond ; le pilier de la famille ; il frappait sa femme ; croyait vraiment en l’humanité ; responsable de développement dans une agence de communication web ; un rêveur ; elle riait de ses rondeurs ; il disait qu’il fallait vivre intensément et ne jamais perdre une minute ; assez entier ; chef de publicité ; savait écouter ; c’était un homme de l’océan ; maman poule ; très amical ; refusait de célébrer son anniversaire ; un queutard ; bordélique ; elle travaillait pour un cabinet de conseil en management de la performance ; appréciait les joies simples de la vie quotidienne ; une combattante ; pudique ; il avait toujours un petit mot sympa ; la sensualité à fleur de peau ; quelqu’un d’à part ; éprise de liberté ; un exemple pour nous tous ; des mains en or ; une bonne grosse voix ; il aimait faire le clown.
60′, 68.
68 portés du ventre à la tombe, portés du ventre à la cendre.
68 qui ne savent pas qu’ils sont morts.
68 qui ne le sauront jamais.
Toi, il y a l’âge de ton corps, des années, des années, tant, tant d’années, des dizaines, bientôt une centaine, tu ne sors plus, tu restes enfermée dans ton appartement, assise sur ta chaise, des heures et des heures assise sur ta chaise, tassée, petite, si fragile, si pâle, avec ton châle sur les épaules, tu as froid, toujours froid, assise sur ta chaise, face à la télé hurlante, ou éteinte, face au silence, tu es seule, seule avec toi, toi qui n’entends presque plus, toi qui as perdu la lumière de tes yeux, qui ne vois presque plus, toi avec tes rides, le témoignage de tes rides, ta peau flétrie, tachée, tes mains desséchées, tremblantes, toi si maigre, avec tes os rongés qui te brûlent, t’empêchent de plier les jambes, rigidifient tes bras, courbent ton dos, et chaque geste est difficile, et tes pas sont courts, pénibles, il te faut t’appuyer contre les meubles, contre les murs, pour ne pas t’affaisser, tomber, tu n’as plus de force, on t’a retiré ton souffle, rien d’intact dans ton corps, tu es épuisée, tu t’assoupis sur ta chaise, te réveilles en sursaut, c’est où ? qui ? ah oui, ici, moi, la vie s’écoule de toi, tu la sens s’échapper, tu laisses faire, tu es lasse, que tu sois délivrée, délivrez-moi, quand tu passes devant ta glace tu t’épouvantes (parfois à ce spectacle tu ris de tout ton dentier, et tu te dis que les dents sont nécessaires au rire, que la tête des morts les garde, et que tu n’en as plus), tu es un rebut, un déchet, un débris, tu le sais, pourtant tu as été jeune, belle, forte, il te semble que cela n’a jamais eu lieu, mais tu l’as été, tu as été cet enfant, c’est si loin, mais tu l’as été, il te reste des images, cette cour d’école, ce couloir vitré, cette rangée de porte-manteaux, cette grande salle, ces trottoirs, ces rues, cet escalier (son odeur de cirage et de soupe), ce lit en fer, maman, ta maman, papa, ton papa, et plus tard tu as aimé, tu as dit je t’aime pour toujours, il t’a dit je t’aimerai toujours, après les enfants dans ton ventre, c’était bien les enfants dans ton ventre, à toi, c’était bien, puis les années, toutes les années, l’une après l’autre, l’une sur l’autre, ils sont partis, les enfants, il est mort, c’est si loin, il y a eu des illuminations, il arrive qu’elles te reviennent, le soleil, la mer, le ciel, des sourires, des mains, de moins en moins, bientôt tu seras retranchée, tu le sais, tu vas disparaître, aucune main ne tiendra la tienne, ça sera une nuit, une de ces nuits qui percent tes os, t’écartèlent, où tes nerfs n’ont pas de répit, tu ne t’en rendras pas compte, tu cesseras d’être sans t’en rendre compte, et cela sera comme si tu n’avais jamais été.
Alors, connaissant tes habitudes, je pourrai écrire que tu t’es couchée de bonne heure, et que oui, Maman, aujourd’hui, tu es morte.