Le grand entretien : Andreï Ivanov (Le Voyage de Hanumân)

Le Voyage de Hanumân, à paraître aux éditions Le Tripode le 22 septembre 2016, raconte l’exil de deux paumés au Danemark, et leur vie quotidienne dans un camp de réfugiés. L’Estonien Johann et l’Indien Hanumân, compagnons d’infortune, survivent comme ils peuvent. Entre les magouilles, les petites et grandes indignités, les humiliations et les mensonges, se dessine jusqu’au rire une carte sensible de ces zones transitoires où pataugent et se mêlent l’absurde, les espoirs et les peurs de milliers de laissés-pour-compte. Diacritik publie, en avant-première, le grand entretien que Lucie Eple a réalisé avec Andreï Ivanov.

Andreï Ivanov © Lucie Eple

Né en 1971 en Estonie, Andreï Ivanov est un écrivain russophone apatride. Pour écrire Le Voyage de Hanumân (qui est aussi le portrait acerbe d’une société occidentale qui n’a d’autre horizon que ses nains de jardin), il s’est inspiré de sa propre expérience : émigré clandestin, il a vécu plusieurs années au Danemark dans des camps de la Croix-Rouge. Il a ensuite fait une thèse sur les romans de jeunesse de Nabokov et enseigne désormais la littérature à l’université de Tallinn.

« Mais si les Danois pouvaient, ne serait-ce qu’une fois, avoir accès aux rêves des migrants ; entendre, ne serait-ce qu’une fois, gronder le courant de conscience des migrants. S’ils pouvaient comprendre ce qu’est ce fleuve, turbulent et terrible, combien il charrie de pierres, de caillasses, de peurs en suspension, combien pèse la bourbe de l’angoisse… » Extrait du Voyage de Hanumân.

Quel fut le contexte d’écriture de ce roman ?

J’ai commencé à écrire Le Voyage de Hanumân dans un centre d’accueil de demandeurs d’asile (« un camp de réfugiés » comme les habitants du lieu l’appelaient). C’était en avril 1998, au cœur du Jutland, au Danemark. J’ai commencé le roman dans un contexte très difficile. J’étais à bout. Pour dire la vérité, j’étais prêt à me suicider. Cela faisait un an que j’étais dans ce camp et ça m’avait vraiment rendu fou, même si j’avais des amis sur place : serbes, kurdes, russes, indiens, gitans etc. Mais tous étaient désespérés et très malheureux. Peut-être étais-je destiné à rencontrer ce type de personnes, étant moi-même dans cet état : désespéré et malheureux. J’étais déprimé, désorienté, perdu.
le-voyage-de-hanumanJe fuyais mon passé, essayant de m’oublier dans les drogues, l’alcool, la promiscuité et… le mensonge. Le mensonge est une très bonne drogue pour qui veut s’oublier, très addictive. J’étais un imposteur, un type qui ne dit pas la vérité aux autorités et prétend être quelqu’un qu’il n’est pas : c’est pour cette raison que les mensonges étaient si importants, un masque, une partie d’un jeu qui devint tout à fait réelle dans mon existence. Partout, il me fallait être un clown, avec les travailleurs de la Croix-Rouge, pendant les interrogatoires de police, avec les autres gens, avec tout le monde, même avec les autres demandeurs d’asile, je devais mentir… C’était ce qui me caractérisait le plus à cette époque, et c’était insupportable. Je ne suis pas fier de ce que je dis là. Mais cela doit être dit pour faire comprendre mon livre.

Parce que c’est exactement de là qu’il est venu. Il s’inscrit dans un sentiment profond de culpabilité, de honte et de peur horrible. La honte, la peur, et la culpabilité furent le moteur de mon écriture, enfin, pour ce qui est de ma trilogie scandinave. J’étais plein d’une conscience coupable, les mauvais souvenirs et beaucoup d’autres choses me préoccupaient constamment. Je ne pouvais pas supporter plus longtemps l’atmosphère hostile du camp. Je ne pouvais pas revenir en Estonie – j’avais une histoire derrière moi. Mon rêve avait été de partir, puis un jour, un jour de chance, j’ai compris que tous les rêves sont de la foutaise, un néant, rien n’attend personne nulle part, c’est absurde, surtout si vous vivez pour votre rêve, car alors il s’empare de vous, vous n’êtes plus personne, qu’un programme dans le logiciel de votre rêve, c’est pire qu’absurde. Il n’y avait donc rien devant, et où que j’aille, je ne pouvais plus me supporter, je haïssais chacun des mots que je prononçais car ils n’étaient que mensonges, j’étais piégé et personne n’était à blâmer car j’étais le seul responsable de mes erreurs, de cet enchaînement parfait de forfaits, si l’on veut être précis. J’avais fait de ce camp une chambre des tortures – mais ce n’était pas la pire punition, quand j’y repense, ça aurait pu être pire.

Alors, que faire ? Je me suis rendu sur la plus haute colline du camp, le plus haut point de vue de cette terre plate, ridicule en comparaison des plus petites montagnes françaises, et j’y suis resté quelques heures (j’ai beaucoup fumé). J’ai compris que la seule façon de me sortir de là était d’écrire. J’ai écrit, en anglais, ou plutôt dans l’anglais des réfugiés, la langue pratiquée dans le camp à l’époque où j’y étais, et cela s’apparentait parfois presque au charabia du roman de Joyce, Finnegans Wake, car j’écrivais tout dans mes notes, la moindre putain de chose me parlait, les tables de la cantine me parlaient, les mégots sous les chaises se lamentaient, tout… C’était fou comme le temps se consumait, et c’était le plus important, étant donné les circonstances, de m’occuper moi-même, c’était comme si je promenais une caméra, j’enregistrais chaque mouvement du camp, j’écrivais son histoire, c’était fascinant !

Et petit à petit, je me suis rendu compte qu’il y avait là matière à une fiction, j’ai modelé les principaux personnages, qui étaient des sortes de symboles, des personnalités représentatives, que je rencontrais presque partout, mais, dans la fiction, elles devenaient singulières, j’ai injecté dans le roman beaucoup d’histoires que les gens m’ont racontées, il est principalement peuplé d’histoires vraies. Après mon retour en Estonie, en 2004, j’ai entrepris d’écrire en russe et de manière beaucoup plus compréhensible. J’avais déjà la trilogie en tête, et maintenant qu’elle est achevée, on peut dire qu’elle couvre les années 1990 et se poursuit jusqu’en 2010.

Comment les autres migrants ont-ils réagi à vos observations et à vos prises de notes ?

Eh bien, personne n’a pris ça au sérieux je pense ; en tout cas, personne n’a manifesté d’intérêt particulier. Tout le monde s’en moquait un peu. Dans l’état de désespoir dans lequel les gens se trouvaient, ils ne pouvaient pas imaginer que je ferai un livre, car un temps fou passe entre la serviette de table griffonnée dans votre poche vide et la maison d’édition, particulièrement quand on est un réfugié apatride et sans papiers, c’est-à-dire personne. Et dans mon cas ce fut particulièrement long : le premier livre n’a été publié qu’en 2009.

Quand tu n’es rien, sans domicile ni papiers, on peut tout te dire. C’est facile. C’est comme parler à un abysse. Aujourd’hui je te connais, demain nous nous séparons pour toujours pour aller Dieu sait où, pourquoi ne pas se décharger l’âme ? Ce genre d’histoires t’arrive aux oreilles par hasard… Tu rencontres quelqu’un dans le train, il te raconte son histoire, il te demande d’où tu viens, il te dit d’où il vient, et c’est parti. J’ai vu des gens de beaucoup de camps différents, ils me racontaient spontanément tout, sur ce qui se passait, les autres pays, la vie des réfugiés, c’est une communauté très étendue, un genre de réseau, quand on est en migration avec un troupeau de gens, on rencontre d’autres troupeaux, on partage tout ce qu’on sait et tout ce qu’on a, comme le font les abeilles ou les fourmis, c’est courant, c’est comme être un hippie – hippies avec lesquels j’ai d’ailleurs fini par vivre à la fin, c’était logique… C’est très tribal comme fonctionnement, et très naturel ; quand on vit avec une famille dans une grande maison, une villa ou un bloc d’immeubles dans une grande ville, il y a de l’isolement, de l’intimité.

Oui, c’est ça, c’est l’intimité : on en a très peu dans un camp, l’intimité est un luxe, il faut se battre pour l’obtenir, mais si on reste dans un camp suffisamment longtemps, on apprend comment la gagner. Quand je suis resté plus d’un an dans le même camp, j’ai réussi à avoir ma propre chambre, en échange de trucs ; je donnais quelques cours ou je faisais l’interprète, j’essayais d’être utile, j’ai acheté un vieux PC sur un marché aux puces (un compact, écran et disque dur intégré, Windows 3.11 et j’utilisais des disquettes pour sauvegarder ce que j’écrivais, qui finirent par être corrompues avec les années), les gens savaient que j’écrivais – j’allais partout avec un stylo et un carnet de notes, ils étaient habitués à me voir écrire, ça ne les dérangeait pas, j’étais devenu le type un peu loufoque du coin…

Je n’en faisais pas toute une histoire, j’écrivais, voilà tout. Je menais une vie très simple : je mangeais très peu, fumais et buvais quotidiennement, et le soir, j’enregistrais sur disquette tout ce que j’écrivais pendant la journée, c’était une routine fabuleuse. Je pourrais vivre comme ça éternellement, même dans un camp, je m’en moque. Rapidement, les gens n’ont plus fait attention à moi.

C’est comme pour les réalisateurs de documentaires, ils disent que très souvent, les gens cessent de les voir pendant la deuxième semaine de tournage, c’était pareil pour moi. En plus, s’ils ne voulaient pas que j’écoute, ils pouvaient parler leur langue, c’est très facile dans un camp, les gens se mettent à parler leur langue, et tu n’y comprends rien. Quand des Africains voulaient que je comprenne, c’était assez drôle, ils passaient au français ou à l’anglais, c’était comme un signal qui m’était destiné, ils voulaient m’entraîner dans quelque chose, en tant que simple témoin d’un marché ou d’une dispute, ou bien ils voulaient que je prenne part au dialogue, à une conversation plus importante ou à un projet. Tout le monde était préoccupé par son cas personnel, l’argent, la famille, les enfants, ils priaient pour une réponse positive, cherchaient d’autres options… Ils cherchaient le moyen d’aller dans d’autres pays : la Suède, la Norvège et même aux USA, au Canada, en Australie…

Tout le monde se foutait de ce que j’écrivais, certains se moquaient de moi, c’était pour eux pure perte de temps. Ils me disaient : « Tu ferais mieux de trouver un boulot au noir, d’aller trafiquer ou vendre de la drogue, de faire du vol à l’étalage parce que c’est facile pour toi, tu es blanc, va voler ou trouve-toi une poule danoise, marie-toi et obtiens un passeport ! » etc. Vous savez, ce genre de bon gros bloc de conseils, tellement gros qu’on n’arrive pas à le gober. Je crois que j’en ai assez entendu pour le reste de mes jours, croyez-moi, j’ai rencontré tellement de gens sages et pragmatiques en exil, par centaines. C’est la même chose aujourd’hui, en Estonie, je l’entends tous les jours : « Tu devrais trouver un boulot décent, tu parles plusieurs langues, trouve un boulot de bureau… » Je crois que je provoque ça chez les gens ; dès qu’ils me voient, ils commencent à me donner des conseils, des avis sages et pragmatiques. J’ai travaillé dans beaucoup d’entreprises après mon retour de Scandinavie, dans de grosses entreprises, type Hilton ou Microsoft, dans le télémarketing, le support commercial… Je vendais des informations par téléphone, démarchais à l’étranger… J’ai essayé beaucoup de choses. Ce n’est que du vent, c’est mortifère, c’est de l’empoisonnement collectif.

Dans un camp, les gens circulent souvent. En l’espace d’un an, la population du camp se renouvèle presque entièrement, ça me fait penser à un foie, ou à un filtre. Le plus drôle est que j’ai rencontré ce qu’on appelait des écrivains, sept ou huit, réfugiés comme moi, un venait d’Inde, l’autre d’Iran, un autre de Serbie… Je ne sais pas s’ils étaient vraiment des écrivains, mais ils prétendaient l’être. Je ne me souviens pas de tous, mais ils écrivaient sur la vie dans le camp, ils étaient tous désespérés et malheureux. Ils se lamentaient constamment sur les Droits de l’Homme et les conventions de Genève. Ils avaient des illusions, la plus grande d’entre elles était que quelqu’un leur devait quelque chose. Je ne me suis pas fatigué à essayer de comprendre. Qu’est ce que ça peut bien faire ?

Je n’ai jamais promis à qui que ce soit d’écrire son histoire. Je n’écris jamais sur des cas particuliers. Je les transforme toujours. Ça se passe comme ça. L’imagination, c’est une sorte de laboratoire de chimiste, ça transforme une histoire, une vie… Écrire, c’est un procédé étrange, un peu comparable à un trip sous LSD… en ce qui me concerne en tout cas.

Il faut que je dise quand même qu’aujourd’hui, les gens sont réservés quand ils me parlent. Certains amis me préviennent : « Je te dis quelque chose, mais ne t’avise pas de le mettre dans un roman. » ou parfois : « Non, je ne peux pas te le dire, tu pourrais le mettre dans ton livre, je ne veux pas. » Ça ne m’est jamais arrivé dans un camp. Étrangement, les gens voulaient sans cesse se confier. C’était vraiment étrange, dans le contexte du camp, les comportements se modifiaient : des femmes devenaient complètement animales avec les autres hommes, elles trahissaient leurs maris et faisaient des choses à l’opposé de leur éducation ou de leurs croyances, et certains imposteurs patentés, qui mentaient sur qui ils étaient, me confiaient leurs vrais noms et leurs véritables origines. Je me souviens d’un type qui, avant de quitter le Danemark pour la Suède, m’a confié qu’il était terroriste et qu’il ne voulait plus de cette merde, mais qu’ils en avaient après lui, ses anciens compagnons, et qu’il devait partir, il m’a murmuré à l’oreille avec des larmes dans les yeux : « J’ai reçu un message qui disait Nous sommes plus proches que ton cœur et maintenant je dois fuir. » Je ne sais même pas si c’est vrai ou pas, mais en quoi cela importe-t-il ? Il était dans un état très étrange d’excitation, il quittait le pays, il en avait assez du Danemark, il avait l’illusion que la Suède était un pays meilleur, qu’il y serait en sécurité. J’ai noté cet étrange état d’excitation parce qu’il m’était familier. J’écris sur ce genre de choses.

Le voyage de Hanumân fait partie d’une trilogie scandinave : comment celle-ci s’articule-t-elle ?

Chaque partie de la trilogie est un roman qui peut se lire indépendamment des autres. Vous n’avez pas vraiment besoin de connaître les deux premières parties pour lire la troisième, par exemple. Le Voyage de Hanumân constitue la première partie, c’est un roman picaresque.

Bizarre est le deuxième roman, le narrateur est capturé, emmené en prison puis déporté. Je suis un fan absolu du roman de James Kelmann – How late it was, how late – et je décris avec force détails le processus : la prison, les interrogatoires, tout, et, dans une narration parallèle, je révèle l’histoire qui a précédé son arrestation, pourquoi il a quitté l’Estonie et ne voulait pas y retourner, son aventure criminelle avec une entreprise de blanchiment d’argent. Dans Bizarre, il trouve une petite amie qui l’aide à s’enfuir.

La troisième partie s’appelle Confessions d’un lunatique, le narrateur rentre au pays après tout ce qu’il a traversé, il tente de se réintégrer dans la société, il rencontre des amis, raconte son histoire, le camp norvégien dans les montagnes, son éviction dudit camp, ce que c’est que de quitter le pays et d’y revenir, la prison, tout, sa mère, et l’Estonie. Comment le pays a changé. La trilogie embrasse plus de 10 années.

Le Voyage de Hanumân est un roman picaresque qui emprunte comme il peut au Satyricon de Petrone, à Henry Miller, à Louis-Ferdinand Céline, pour les émotions, et au style mimétique de Joyce. Le premier chapitre du roman est entièrement mimétique : l’écriture épouse l’objet qu’elle décrit, la narration se questionne, comme les personnages tâtonnent dans le brouillard. Tout est mimétique.

Bizarre tend davantage vers le roman d’apprentissage, car le personnage principal refuse de suivre Hanumân ; sa personnalité s’affirme. Puis, vient sa formation, il choisit son propre chemin, il réside avec des hippies dans un village bizarre, il travaille là-bas sur un chantier de construction : un château qu’un prêtre danois veut transformer en monastère. (C’est une histoire vraie, il y a même eu un documentaire à ce sujet), il travaille beaucoup dans une plantation de sapins de Noël, il trouve une petite amie lituanienne, il achète une caravane de gitans dans ce village et ils en font leur foyer, il devient plus fort, si bien que quand il est arrêté par la police, il peut endurer les interrogatoires, feint de se tailler les veines, parvient à convaincre les gardes qu’il est devenu fou, et, quand il est transféré dans un asile pénitentiaire, il s’enfuit, à la fin du livre. Confessions d’un lunatique a davantage une valeur philosophique, il s’apparente plus à l’œuvre de Saint Augustin ou aux Confessions d’un mangeur d’opium de De Quincey.

Comment avez-vous façonné le personnage de Hanumân ?

Il y avait un gars qui se faisait appeler comme ça. Il avait une étrange façon de se comporter, à la limite de la performance artistique, il s’appelait parfois lui-même Le Prince. Il appartenait à la caste indienne la plus élevée – Les Brahmanes. Il venait d’une famille plus ou moins aisée (je me souviens l’avoir entendu dire une fois qu’ils étaient Sikhs), il était tombé en disgrâce auprès de son père pour des raisons sur lesquelles il ne voulait pas s’étendre et avait cherché l’asile au Danemark. Il se considérait comme une sorte de surhomme ou, du moins, il était convaincu qu’il était à part. Il faisait plein de choses très drôles dont l’inventaire se trouve dans mes livres… C’est donc un vrai type derrière le personnage, et il était spécial.

Et celui de Johann / Eugène ?

J’ai créé ce personnage en me fondant sur mes propres expériences, mais je les ai mixées avec celles des autres. Par exemple, j’ai emprunté certains traits aux écrivains que j’ai rencontrés dans le camp, mais je l’ai rendu plus pessimiste sur tout, plus donneur de leçons, plus obtus… de livre en livre, il change. Et j’ai bien sûr intensifié les histoires et les actions, je crois qu’aucun être humain ne peut survivre aux mésaventures qui lui tombent dessus… Il y a un fond d’optimisme dans tout ceci – l’être humain est capable de survivre et de devenir meilleur malgré cette expérience traumatique. Je ne comprends vraiment pas pourquoi des critiques me taxent de misanthropie ou de pessimisme… Ils me reprochent le manque d’amour… C’est ridicule ! Je considère que l’amour qui lie Eugène et Danguole dans Bizarre et Confessions d’un lunatique est aussi grand que celui qui lie Tristan à Iseult, et plus fort et fabuleux que celui de Roméo et Juliette, car il n’y a là-dedans ni violence ni cadavres ! Mais, de toute façon, la plupart des critiques en Russie ont dû mal à interpréter mes livres car je reste un étranger pour elles. Je suis un étranger et, pour ne rien arranger, un étranger d’un petit pays qui fut autrefois une province de la Russie.

Qu’est-ce que Låland ?

Laalland est une île du Danemark, assez ordinaire et pas spécialement éloignée du continent. Il existe un mythe comme quoi elle serait une sorte de paradis scandinave peuplé de discothèques, d’hôtels et de spas, de rave-party et de filles faciles. Je ne sais vraiment pas d’où vient ce mythe et quel esprit dérangé l’a créé, je ne sais vraiment pas… Je me souviens simplement qu’Hanumân et moi, quelque part entre le Zealand et le Jutland, nous avions rencontré un réfugié – un voleur arménien qui avait 15 ans et qui se vantait d’être aussi doué que le personnage du film Le Voleur de Bagdad (réalisé en 1940 par Ludwig Berger) – qui nous a raconté beaucoup d’histoires, et l’une d’entre elles concernait Låland. J’ai immédiatement compris que c’était des foutaises, mais Hanumân a cru le garçon, il a laissé ses délires atteindre son cœur, et la fois suivante, quand nous avons entendu parler de Låland et de ses campings avec des prostituées bon marché d’ex-Union soviétique, Hanumân n’a pas douté une seconde que ce soit réel. Il n’y avait aucun autre moyen de le guérir de ce mythe que de l’emmener là-bas, c’était le seul remède…

Mifune_dogme_III-1Si vous voulez savoir à quoi ressemble Låland, regardez simplement la comédie danoise Mifune’s Last Song, ça se passe là-bas, et il n’y a rien, mais vraiment rien d’extraordinaire sur cette île ! Bien sûr, je l’ai mise dans mon livre. Elle concentre les illusions, les rêves et la façon dont un homme intelligent peut devenir stupide en perdant son énergie à poursuivre des chimères. Ce qui est drôle, c’est que l’automne dernier, quand beaucoup de réfugiés sont arrivés au Danemark, la Croix-Rouge a construit un camp à Låland, et j’ai lu un article danois sur les réfugiés qui ne voulaient pas rester là-bas, ils se plaignaient : on s’ennuie ! … Il n’y a rien à faire ! … C’est un trou ! … La fin de la terre ! … Depuis beaucoup sont partis en Suède : ils sont venus, ils ont vu le camp et ils sont repartis, ils refusaient de rester là ! Vous ne pouvez pas vous imaginer comme j’ai ri : j’ai failli mourir de rire.

Vous venez de parler d’un « état d’excitation étrange » produit par les conditions de vie dans le camp de réfugiés, état qui vous était familier : pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous avez pu constater des transformations que cette expérience si singulière produit chez celles et ceux qui la vivent ?

Certains devenaient hystériques, certains devenaient fous : il y avait des cas de violence, bien entendu. La vie dans les camps transforme les gens. Particulièrement quand ils y restent deux ou trois ans, dans une incertitude totale. Dans mon roman Bizarre, j’ai décrit un cas extrême dont j’ai été le témoin, un Indien dans un camp fermé (une vraie prison) : quand je l’ai rencontré, cela faisait presque 11 mois qu’il était là, à cause d’une incompréhension bureaucratique. Les autorités danoises ne pouvaient pas le renvoyer en Allemagne, ou les Allemands ne pouvaient pas le reprendre, je ne suis plus sûr, il était censé aller en Inde pour obtenir un visa, mais il ne pouvait pas y retourner, et il avait une femme en Allemagne, qui venait lui rendre visite une fois toutes les deux semaines. Je ne sais pas comment cela s’est terminé, mais il était à bout, l’enfermement et l’absence d’espoir d’en sortir ont fait de lui un psychopathe.

Mais être dans un camp où tu es libre de sortir n’est pas plus simple : c’est comme une cocotte-minute. C’est un vrai test pour certains. Ils dévoilent une part inhabituelle d’eux-mêmes. J’ai découvert des traits inconnus chez moi, le camp m’a aidé à faire émerger le meilleur et le pire de moi-même. Ce n’était pas aisé d’évoluer parmi des gens agités, anxieux de leur avenir, ils voulaient que leur cas soit réglé au plus vite, ils étaient comme électrifiés et près d’exploser, ils avaient coutume de dire qu’ils méritaient de meilleures conditions de vie. Il y avait aussi toujours des rumeurs, et les rumeurs empiraient les choses : les gens étaient nerveux car ils étaient dans l’expectative, allaient-ils être renvoyés chez eux ou non ? Ils allaient et venaient, posant des questions auxquelles personne ne pouvait répondre. Certains travailleurs de la Croix-Rouge leur disaient « C’est une loterie mon ami ! Personne ne peut le dire… tu dois attendre ! » C’était anxiogène, car certains réfugiés avaient des relations qui avaient été tuées après avoir été expulsées, ou avaient perdu des enfants, ils souhaitaient que quelque chose soit fait urgemment. Certaines personnes sont mortes convaincues d’être malades, d’avoir un cancer, une tumeur ou Dieu sait quoi, alors que c’était évident que seule l’incertitude les rendait malades : entendre parler de loterie dans ces circonstances, c’était comme recevoir une gifle en plein visage.

Ils cherchaient les cas similaires aux leurs pour savoir ce qui allait leur arriver, mais ils obtenaient toujours la même réponse : il faut attendre, et ils en passaient des nuits blanches. Les hommes célibataires buvaient et fumaient, ils s’attardaient tard dans la nuit dans la cuisine commune, cela empêchait les enfants de dormir, ils pleuraient et cela aggravait les choses : les insomniaques devenaient de jour en jour plus usés, crispés et agressifs. Le problème prenait une ampleur démesurée dans leur esprit, et il est arrivé que le bâtiment entier soit pris de la même fièvre, comme une boule de neige qui dévale et grossit à vue d’œil. Si vous aviez vu la façon dont se produisaient les bagarres ou les paniques collectives, vous comprendriez de quoi je parle. Alors, quand je lis des choses dans la presse danoise ou suédoise à propos de ces bagarres dans un camp de réfugiés, je peux dessiner mentalement la façon dont c’est arrivé, et pourquoi. C’est le produit des circonstances. Personne n’est prêt à vivre ce genre de séjours, particulièrement quand de nouvelles personnes ne cessent d’arriver. Cette expérience dérange les esprits, et si vous y ajoutez le haschich, l’alcool, la frustration sexuelle, l’insatisfaction, un pays étrange et l’absence d’un langage pour communiquer vos problèmes, des chambres étouffantes et le fardeau de votre cœur, vous devenez irrémédiablement un monstre.

Je sentais ce danger, ça me poursuivait comme une paranoïa. Parfois, je quittais rapidement l’endroit où je me trouvais, sans raison apparente, juste parce que je sentais quelque chose de louche dans l’air. J’avais un penchant pour la violence, je le savais depuis l’enfance. Mon père était un flic violent. Quand il était soûl, il devenait fou furieux, et ma mère et moi devions nous cacher dans une cave (j’en parle dans un autre roman, Cinder). J’étais témoin de la violence dans la rue et à l’école, j’ai grandi dans un quartier de Tallinn où – c’était très commun au temps de l’Union soviétique – il y avait des criminels partout ; j’ai vu des scènes de brutalité dans le camp aussi, qui étaient provoquées par presque rien, par la pure stupidité. Deux voleurs arméniens ont battu un couple de Russes comme des chiens, personne ne pouvait dire qui avait raison et qui avait tort, c’était juste horrifiant. J’ai appelé la police mais, comme d’habitude, elle est arrivée trop tard. Un jour, j’ai plié bagage et j’ai quitté le camp – j’ai rejoint un village de hippies. Oui, le camp de réfugiés est un lieu pour se tester, propice à l’écriture, mais pour les familles, c’est l’enfer. Je ne le souhaite à personne. Quand je dis que c’est propice à l’écriture, je ne le dis pas à la manière de Dostoïevski « Vous êtes bon écrivain, mais si vous passiez deux ou trois ans dans un camp de prisonniers en Sibérie, vous le seriez encore plus. » Non, grands dieux non !

Je dis simplement que le camp de réfugiés, sans le comparer à un camp de prisonniers, reste un endroit spécial, et que la communauté qui l’habite n’a pas son pareil. Et les camps diffèrent les uns des autres. Oh oui, j’ai vu beaucoup de camps au Danemark et en Norvège de 1997 à 2002. Ils étaient tous différents. Par contre, l’excitation et l’agitation dont je parle étaient présentes partout, je les retrouvais partout. Vous entriez dans une cuisine et sentiez ce regard suspicieux sur vous (parce que je suis blanc), vous reconnaissiez ce regard, c’est la peur, c’est le « C’est qui, putain, ce type ? » Il était toujours nécessaire de prendre le pouls de l’endroit et de s’y adapter. Il fallait se « traduire » soi-même : la couleur de vos yeux, l’accent, les raisons de votre présence. Je me souviens d’Afghans qui ont fait grand cas d’un autre jeune Afghan qui était plus blanc qu’eux : ils l’ont interrogé pendant plusieurs jours jusqu’à ce qu’il explique et prouve qu’il avait une mère russe, et ce n’était encore pas assez convaincant pour eux…
C’était la même chose pour moi et les Russes de Russie : ils reniflaient toujours l’accent de la Baltique dans mon russe, et j’avais le cul trop propre pour eux, ils 413H5G3JYEL._SX281_BO1,204,203,200_étaient très antipathiques avec moi… Dans Récits de la Kolyma, Varlam Chalamov raconte comment des gens intelligents, inquiétés pour leur engagement politique, changeaient rapidement et radicalement sous la pression des criminels dans les goulags, dans la plupart des cas, ils étaient dominés par ces criminels, et acquéraient au fur et à mesure leur dialecte, devenaient leurs serviteurs, acceptaient les règles et les lois de ce milieu. J’ai vu des choses similaires dans les camps de réfugiés, et on peut le constater à un niveau beaucoup plus large dans toute la Russie – la nation tout entière est dominée par une organisation criminelle – ça a été d’abord tout à fait clair quand nous avons entendu le dialecte et les mots-clés de prisonniers dont usait Poutine dans ses discours quand il est arrivé au pouvoir, il se construisait en tant que leader de gang. Au camp, il était plus facile de survivre quand on était en bons termes avec la mafia du lieu (arménienne, géorgienne, ou autre). J’utilisais mes compétences linguistiques, je faisais l’interprète, les voleurs voulaient que je leur obtienne de meilleures conditions de marché quand ils vendaient leur marchandise volée, ou que je leur traduise des documents, mais un jour, j’en ai eu assez.

J’ai vu les gens changer en quelques mois, certains buvaient et faisaient du vol à l’étalage et arrêtaient soudainement pour devenir sobres et religieux… Il y avait des gens qui venaient au camp pour dealer, d’autres parce qu’ils n’avaient nulle part ailleurs où aller, parce que, par exemple, leurs maisons avaient été détruites. J’ai encore l’image très claire des Kurdes irakiens dont les maisons avaient été brûlées. Ils regardaient la télé et Bagdad en flammes, je n’oublierai jamais leurs yeux vitreux… C’était choquant, je sentais les vibrations autour d’eux. Je ne pouvais pas dire ce qu’ils ressentaient mais je pouvais clairement voir qu’ils avaient une « tempête du désert » dans leurs cœurs. Ces gens avaient été emportés au Danemark comme par un ouragan, ils avaient été comme rejetés sur le rivage après un naufrage. Vivre tous ensemble dans une petite communauté, séparés par des murs fins, dans des petites chambres, avoir des toilettes et douches communes, une seule cuisine, tous ces gens avec des ambitions, des opinions, des origines et des religions différentes, tout cela créait une atmosphère unique, et parfois, particulièrement pendant les week-ends de Pâques, quand, pendant plusieurs jours, aucun travailleur du camp ne venait nous rendre visite, que les Danois avaient rejoint leur maison de vacances et que la ville était vide, j’avais le sentiment qu’il n’y avait que notre camp qui existait et que le reste du monde avait disparu, et alors, pendant ces jours, vivre au camp, c’était comme dériver sur l’arche de Noé.

Considérez-vous votre expérience d’écriture au sein du camp comme unique ? quelque chose demeure-t-il irrémédiablement singulier, impossible à écrire aujourd’hui ?

Oui, c’est vrai, même si j’ai travaillé et modifié la matière, quelque chose de singulier demeure. Malgré le fait que Le Voyage de Hanumân n’est pas exactement la même chose que ce que j’ai écrit in situ, que tout a été modifié pour créer le roman, au cœur des choses, ce sont les mêmes préoccupations. C’est comme le piment, quels que soient les plats dans lesquels on en met, s’ils sont forts, ils vous mettront en feu de la même manière. Au Danemark, ce que j’écrivais, je l’écrivais à la troisième personne, pour distinguer les niveaux de conscience, mais plus tard, quand j’ai commencé à réécrire en Estonie en 2003, je l’ai fait à la première personne, et c’est une tout autre histoire, un angle tout autre, et une autre énergie. La distance est donc minime, puisqu’on suit la voix du narrateur, dont j’ai dû créer la personnalité, la mentalité, les attitudes. J’ai dû épouser ses humeurs, je devais toujours être de son côté, et endosser très intimement toutes les petites choses qui le constituent, ces agacements, ces détresses… tout ce qui était important pour lui le devenait pour moi. C’est seulement maintenant, quand je l’analyse, que je me rends compte que j’ai écrit au camp à la troisième personne pour créer de la distance avec ma vie d’alors. Ce qui arrive à vos personnages ne vous arrive pas à vous. Vous êtes à côté. Vous pouvez mettre des centaines d’années entre vous et le camp. En écrivant, vous pouvez être complètement hors du monde, sur la lune, et c’est ce dont j’avais besoin.

Mais quand je suis revenu en Estonie, j’ai arrêté d’écrire en anglais, j’ai cessé d’écrire cette histoire tout court pendant un an ou deux, d’abord parce que je me suis rendu compte que la majorité des disquettes de sauvegarde était corrompue, ensuite parce que j’avais des centaines de choses à faire : je séduisais ma future femme, j’avais trouvé un boulot, j’apprenais l’estonien, je voulais redevenir un Estonien, devenir citoyen, repartir de zéro…

Ce n’était que quand je courtisais ma femme que je parlais de mes histoires vécues au camp de réfugiés, des voleurs géorgiens et de moi et Hanumân faisant de la contrebande d’affreuses cigarettes allemandes. Je lui racontais ces histoires et je me suis alors dit que j’avais un narrateur, que j’étais un bon raconteur, je le constatais puisqu’elle riait, et j’ai commencé à prendre des notes, je me disais que je devais écrire à la première personne, la question était « Qui est le narrateur ? » Je suis parti de moi pour commencer… et le livre fut publié 6 ans après que j’ai commencé à écrire ces notes. J’ai fait une seconde tentative pendant un voyage en République Tchèque où j’ai pris beaucoup de notes très succinctes de type « deux filles serbes » ou « choux de Bruxelles », je savais tout ce que je devais écrire, la question était de savoir comment le formuler, quelle était l’humeur du narrateur. On ne peut pas assigner la même humeur au narrateur pendant tout le roman, ce serait absurde, n’est ce pas ?

Voici donc les nuances, mais vous avez raison, il y a des choses qui restent inchangées : l’esprit, l’atmosphère du camp. Les gens qui sont passés par là me disent qu’ils les reconnaissent. Il y a un peintre russe qui vit à Hambourg, (c’est mon grand fan, il lit tous mes livres, je les lui envoie) et qui a vécu dans des camps danois et allemands, il m’a dit qu’ils étaient justement dépeints dans mes livres. Je l’ai rencontré à Hambourg dans un théâtre où Le Voyage de Hanumân était monté. Quand j’ai vu les lits en métal et les placards sur scène, j’étais près d’exploser en sanglots, et je l’ai même fait à un moment car le type qui incarnait Hanumân le faisait si parfaitement ! Mon oncle a vécu avec sa famille quelques années dans un camp, lui aussi m’a dit que mes livres étaient sacrément fidèles à la réalité, corrects en tous points, il m’a traité de fils de pute parce que la lecture de mes romans le replongeait douloureusement dans ses souvenirs : il en avait eu des frissons et l’envie de se débarrasser du livre. Je l’ai touché aux tripes : il hait les jours qu’il a gâchés au camp. Quoi qu’il en soit, je considère que mon expérience dans la communauté de hippies à Hesberg est plus intéressante, plus inspirante, et plus importante : c’était une vraie expérience de vie, une de celles qui vous font grandir, j’ai appris énormément des gens là-bas, c’était fascinant… C’est dans Bizarre que je le raconte. Cette expérience, cette libre-pensée des gens d’Hesberg, cette atmosphère unique qu’ils avaient créée ont changé mon état d’esprit et ma façon de voir les choses, je suis devenue une personne différente, et, contrairement à ce que j’ai dit du camp de réfugiés « je ne le souhaite à personne », cette fois je peux dire que je souhaite à tout le monde d’avoir une expérience telle que la mienne à Hesberg. J’étais si heureux là-bas, ce fut le moment le plus heureux de toute ma vie.


Que vous inspirent les vagues de migration actuelles auxquelles l’Europe est confrontée ?

J’aimerais dire tout de suite quelque chose : ce ne sont pas les réfugiés et les migrants (ce n’est pas la même chose mais les deux à un moment deviennent des demandeurs d’asile) qui sont LE problème de l’Europe, et ils ne l’ont jamais été, parce que ce flot de réfugiés est la conséquence du vrai problème, pour lequel l’Europe est peut-être coupable.

Je ne peux pas montrer du doigt les politiques, les économistes et les banquiers en disant « Vous êtes responsables », bien sûr que je ne le peux pas, ce serait immature, mais j’ai lu les réflexions de quelqu’un de respectable, certaines furent publiées dans The Guardian : « … La Banque mondiale a massivement contribué aux flux de gens acculés à la misère à travers le globe. La seule chose importante que nous puissions faire pour arrêter les migrations est de mettre un terme au développement de la mafia : la Banque mondiale, Le Fonds monétaire international, la Banque d’investissement européenne, et la Banque européenne pour la reconstruction et le développement. »

L’article s’appelle : « Les réfugiés n’ont pas besoin de nos larmes, ils ont besoin qu’on arrête d’en faire des réfugiés. » On peut être en désaccord mais il y a là matière à réfléchir. Je ne veux rien affirmer d’infondé car j’ai eu beaucoup de différends avec d’autres, et des débats houleux : ils n’ont aucun sens et ne sont absolument pas constructifs. Je me suis retrouvé dans une situation délicate avec un éditeur danois qui voulait publier Le Voyage de Hanumân. On était prêts à signer le contrat, je l’ai signé et envoyé, mais je n’ai jamais rien reçu en retour… J’ai attendu… Alors, la tragédie de Charlie Hebdo s’est produite et s’est poursuivie avec les événements de Copenhague. Et un peu plus tard, j’ai reçu une annulation du contrat avec un email d’excuses disant que malheureusement, ce n’était pas le bon moment pour publier mon livre au Danemark, à cause de la mauvaise image des réfugiés que mon livre véhiculait. Vous imaginez ?! Une mauvaise image ? C’est plutôt contestable, non ?

Mais encore aujourd’hui, des éditeurs pensent que mon livre pourrait être mal interprété et être utilisé par les parties d’extrême droite comme une carte qui pourrait renverser la scène politique au Danemark, ce que je considère être une surestimation du rôle de la littérature dans le monde moderne en général, et de mon humble livre en particulier. Mais en même temps, il faut prendre en compte la situation actuelle du Danemark et de la Scandinavie en général, qui devient de plus en plus nationaliste. Il y a eu des provocations de nationalistes montrant des musulmans brûlant le drapeau danois. Et il y a eu cette horrible fusillade. Il faudrait être sacrément égoïste pour ne pas en tenir compte. Depuis, j’ai lu des papiers danois et suédois sur internet, je tombe souvent sur des articles de politiciens qui disent que le Danemark devrait fermer ses frontières et ne plus donc accueillir de réfugiés. Je vous donne deux exemples : Mersiha Cokovic, qui écrit beaucoup de papiers dans des journaux danois tout ce qu’il y a de plus respectable, et Ingrid Carlqvist, qui a fait un discours « Je suis suédoise mais je vis en Absurdistan ! » Quand je lis les nouvelles scandinaves, à propos des scandales et des violences, de la façon dont les camps de la Croix-Rouge sont bondés et la lenteur avec laquelle la question est traitée, je comprends ces deux dames, et pourtant je comprends les réfugiés…

Et, par-dessus tout, le temps passant, je suis convaincu que nous vivons dans un monde dont Schopenhauer disait qu’il suffirait d’un soupçon de pire pour qu’il ne fonctionne plus du tout. Je considère en plus qu’on navigue dans la mauvaise direction, et nous en sommes tous responsables, nous sommes tous responsables de tout. Même si je ne veux pas me rendre coupable de l’Inquisition, de la conquête espagnole, de l’Holocauste, des goulags ou du génocide rwandais, ce sont des êtres humains qui les ont provoqués, je suis un être humain, je suis donc responsable. À partir du moment où l’on se blâme de quelque chose, on a envie d’améliorer les choses, de les rendre meilleures – c’est la nature humaine. Si l’on prend conscience de notre responsabilité dans la situation actuelle en Syrie ou en Libye, on la change. On pourrait trouver le moyen de construire un monde meilleur en Afrique ou au Moyen-Orient. Mais pour le moment, on vit dans un monde qui ressemble au Radeau de la Méduse de Géricault. L’Europe est un grand bateau, mais elle ne peut décemment pas accueillir toutes les populations d’Afghanistan, de Syrie, de Libye, ou d’Irak… C’est impossible, et c’est pour cette raison que des politiciens considèrent sérieusement l’opportunité de les laisser dériver sur un océan tumultueux… Croyez-moi, si on poursuit sur ce chemin, les Européens porteront pour longtemps un très lourd fardeau, et la postérité ne nous oubliera pas : il se pourrait que nous rentrions dans un monde psycho-cynique, un monde d’une très froide inhumanité, où les gens vivront dans des camps de concentration institutionnalisés et ressembleront à des cyborgs ou à des clones. Il doit y avoir un moyen de stopper cette agonie.

Il y a autre chose qui doit servir à pondérer le débat : il se peut que la « crise » des migrants et des réfugiés soit simplement le signe d’un changement plus grand et irrémédiable dans le monde entier, à large échelle et qu’on ne peut percevoir à l’œil nu. Nous ne verrions que la surface, les gens se déplacent, il y a la guerre, ils s’enfuient, mais il se peut qu’ils soient pris dans un courant de fond que nous ne percevons pas encore. Peut-être que c’est inévitable, et qu’il nous faut accepter de dériver vers un monde sans différences ethniques ou nationales. Je ne suis pas du tout religieux, mais j’ai côtoyé la théorie Gaïa. La Terre est un organisme vivant qui change nécessairement, personne ne peut le renier, on le constate. Assez naturellement ces changements induisent que les gens s’y adaptent, et nous le faisons… Qui sait où cela nous mènera ! Il est possible que nous n’ayons aucun moyen d’influer sur ces changements, mais il nous appartient de prendre des décisions morales.

Propos recueillis et traduits de l’anglais par Lucie Eple pour les éditions Le Tripode, en mars 2016.

Andreï Ivanov, Le Voyage de Hanumân, traduit du russe (Estonie) par Hélène Henry, Le Tripode, en librairies le 22 septembre 2016, 440 p., 26 € — Lire un extrait

Andreï Ivanov sera présent à Paris du 14 au 17 juin 2016 et il sera l’invité du festival Les Boréales, à Caen (17-27 novembre 2016).