Lionel Shriver : « Après tout, le tennis, c’est comme le sexe, non ? » (Double Faute)

Double faute s’ouvre sur la même image que Match Point de Woody Allen : « la balle, en apesanteur, se figea, au sommet de sa courbe ». Mais elle retombe dans le carré de service.
Jeu, set et match. Willy croise Eric sur un cours, à Riverside Park, New York. L’amour est rencontre, tennistique comme amoureuse, des premiers échanges aux revers, « Double faute étant moins un roman sur le tennis que sur le mariage – un sport un peu différent ».

« Après tout, le tennis, c’est comme le sexe, non ? » : le vocabulaire tennistique est si proche de celui du sexe, comme le déclare Eric, qui veut convaincre Willy de faire l’amour sur le court et tout court :

« Après tout, le tennis, c’est comme le sexe, non ? Vous l’aimez pour ça, j’en jurerais. Ces coups de boutoir de part et d’autre du filet… Cette balle, simple médium, ce compact messager d’amour et d’aversion. Cet antagonisme… Vous êtes des ennemis, mais vous avez besoin l’un de l’autre. Et ce vocabulaire, écoutez ce vocabulaire : longueur du manche, point “G”, euh, je veux dire zone idéale de centrage, gorge – ceci pour l’anatomie de la raquette. Bûcheronner, ou cogner, coup en touché, coup profond, jouer du poignet – ceci pour les modes opératoires. Pornographique, non ? (…) Pour le côté romantique, nous avons approche, contrôle, break, attaque en réponse – la réponse du berger à la bergère –, rencontre. Et nous connaissons tous deux cet acmé libidinal que procure le fait de trouver enfin LE partenaire, celui qui élève l’autre. (…) (Il avait saisi ses fesses, une dans chaque main). Ton cul est aussi ferme que des Goodyear à carcasse radiale ».

Et c’est ainsi que Willy « découvrit ce qu’était le tennis sans la balle », contre le câble du filet. La première partie de tennis de Willy et Eric contient, en creux, toute leur histoire d’amour : échanges de services, lobs, jeux, avantages, doubles fautes et balle de match. Une trajectoire aussi complexe que celle d’une balle jaune. Willy Novinsky est tenniswoman professionnelle, 437e joueuse mondiale, en pleine ascension. Le tennis est sa passion, son obsession. Eric, lui, joue encore en dilettante mais sa rencontre avec Willy lui donne envie de passer pro. « Tu réussiras. Je réussirai. On réussira. » Soit l’arc narratif parfait d’un roman.Serge Daney l’écrivait déjà dans LAmateur de tennis, « un match, comme un film, est un petit récit. (…) Un tournoi, c’est déjà un grand récit. Une année de tennis, c’est une vraie saga ».

L’équation, sous forme d’équivalence, jeu des temporalités vers un avenir tout tracé, est simple, implacable. Elle s’avère impossible. « Le bonheur des premiers mois évoquait une balle au sommet de sa trajectoire : solide, sereine, équilibrée. À son apogée, elle semble figée à jamais, mais l’ascension implique la chute. » Willy sombre au classement mondial à mesure qu’Eric se rapproche du Top 10. Les matchs et les défis vont rythmer leur vie de couple. Mariage, tournois, désirs, ambitions et frustrations s’enchaînent.

« Un mariage ne devrait pas être une course. Pourtant, ce mariage-ci l’était. Eric est seulement 708e, se marmonnait Willy en route pour l’aéroport de La Guardia. Mais dans son taxi, elle calcula qu’Eric, en six mois, avait gagné 218 places alors qu’elle-même, clopin-clopant, n’en avait gagné que 34. À ce rythme, dans deux ans, Eric passerait à la télé tandis que Willy tripoterait le récepteur pour régler l’image. » Les deux joueurs ont du mal à combiner tournois masculins et féminins, finissent par faire le tour du monde séparément. Chez eux, le magnétoscope enregistre les tournois en continu. Une rare soirée ensemble à New York ? Ils la passent devant une vidéo, à prendre des notes sur les matches, pour améliorer leur jeu.

Est-il possible de partager une passion ? Un couple, pour fonctionner, doit-il nécessairement reposer sur le sacrifice d’une part de soi ? « Pouvait-on se survivre à soi-même ? » Le couple comme le tennis sont des sports « sans pitié ». Les partenaires deviennent adversaires, jusqu’à la double faute. La plume de Lionel Shriver est sans concession, elle analyse au scalpel le couple dans ses dimensions de pouvoir, de domination et d’ambition, elle plonge au cœur d’une rivalité implacable qui monte crescendo jusqu’à l’explosion finale. Tout match met en présence deux adversaires, qui se jaugent, s’étudient, tentent de prendre l’avantage. Le couple obéit à la même logique. Adversaires sur le court, Willy et Eric finissent par avoir les mêmes rapports chez eux : rivalité, ruse, tactique, haine. En cinq actes tragiques comme les matchs des grands tournois ont cinq sets, le roman se construit selon « une logique inexorable, la même que celle qui amène le perdant à perdre ». Puisqu’au tennis, comme dans le couple, il faut, nécessairement, un vainqueur.

Lionel Shriver, Double Faute, traduit de l’américain par Michèle Lévy-Bram, Le Livre de poche, 445 p., 7 € 70