Voici un premier roman charmant et inattendu. Inattendu en ce qu’il est nourri de littérature du passé — celle du temps de Mauriac— et qu’il conte une histoire rêveuse qui, elle, tient d’une expérience bien plus récente.
Claude, le héros et narrateur du roman, vient d’obtenir sa licence de lettres à Liège et, bien qu’appartenant (ou : parce qu’appartenant) à une famille modeste et socialiste, il est un de ces passionnés de livres comme on n’en fait plus guère. La littérature, ce sont ses titres de noblesse. Et si bien qu’il projette d’écrire et, à ce titre, se trouve tôt en correspondance avec celui qu’il nomme HG tout au long du récit, soit cet Henri Guillemin que ses conférences et interventions médiatiques ont rendu célèbre et qui transmet une image passionnée de l’histoire de France et de sa littérature, se réclamant des grands auteurs de la gauche, y compris le Mauriac du Bloc-Notes avec lequel Guillemin est lié.
Bienveillant, Guillemin va appuyer la candidature de Claude à deux fonctions jumelées : l’élaboration d’un DEA à la Faculté de Bordeaux et un rôle de guide à Malagar, propriété des Mauriac, que l’écrivain occupa souvent au milieu des vignobles et qui tient lieu de musée désormais. La double candidature est retenue et le héros se retrouve seul ou presque à Malagar au milieu d’un pays dont il avait très peu l’idée. Il va ainsi vivre pendant deux ou trois dans une étrange autonomie (Malagar n’est fréquenté que pendant les vacances d’été), où il a pour seuls compagnons un couple de gardiens dont le merveilleux et si attentif Bronson (c’est un surnom). Réduit à de maigres moyens de subsistance, Claude mange peu, boit un peu plus, fume ses petits cigares et remplit son existence d’un grand fantasme, partager ce lieu où a vécu le Maître, où lui rendait visite André Gide (qui avait là sa chambre), où l’autre Claude (Mauriac, fils de François) vient le voir une fois ou deux par an. Où surtout il se lance dans le projet décrire et pourquoi pas un bloc-notes à son tour portant avis sur le bruit du monde et sur l’actualité ? Perdu dans une demeure toute faite d’archives et de livres, il rejoue donc François Mauriac.
Un peu sinistre, souvent écrasée de soleil, la grande maison est, comme on voit, propice aux fantasmes personnels, qu’une visite ou l’autre entretiennent. Ainsi des passages du professeur bordelais venu de la ville voir si le petit Liégeois ne manque de rien (en fait il aurait plutôt besoin de tout). Ainsi de la venue du Président Mitterrand qui vient voir les lieux avec sa garde rapprochée et daigne accorder un signe de sympathie au jeune responsable de la propriété.
Le plus beau moment passé par le héros à Malagar fut pourtant ce Noël où les gardiens, partis passer les fêtes dans leur famille, lui ont laissé un panier de victuailles délicieuses ainsi qu’un album rassemblant des photographies de celui qui sera à jamais pour Claude le grantécrivain. Et c’est pour lui comme une nativité toute personnelle : “Je descendis vers la terrasse, écrit-il, et fis ce geste fou de poser mes mains sur la parapet, là où j’étais absolument sûr qu’il les avait posées. […] Je devais écrire. Ou, du moins y tendre, et ce n’était pas seulement en y pensant que j’y arriverais. Je devais m’y mettre coûte que coûte, j’avais quelques jours devant moi, où rien ne pourrait m’en empêcher. Alors il fallait accomplir ce grand saut et me mesurer à mes rêves.” (p. 120)
Où l’on voit que le beau roman de Claude Froidmont donne facilement dans un idéalisme naïf. Mais son enjeu n’est pas là. Il est tout d’abord dans l’histoire qui nous est racontée d’un transfuge de classe comme il s’en relate ces derniers temps — chez Ernaux ou chez Éribon. Mais il est ensuite et surtout dans cette drôle de robinsonnade où un jeune homme échoue sur une île domaniale qui ne trouve sa réalité que dans l’accumulation des souvenirs (livres, objets) à l’ombre d’un illustre mort auquel le héros s’identifie non sans exprimer plus d’une réserve à son endroit.
Il est vrai que ce petit socialiste prolo qu’est Froidmont eût pu se choisir un modèle plus immédiatement proche. Un Albert Camus peut-être. Mais non, c’est Mauriac et rien que Mauriac avec sa conscience chrétienne tourmentée, avec son adhésion à la droite d’avant la guerre d’Espagne, avec son goût de la vie parisienne, de ses réceptions et de son Académie, avec plus que tout son Malagar. C’est là que Froidmont s’est inventé avec bonheur au milieu de scènes souvent rêvées et d’images parfois importées. Et c’est là qu’il a commencé le roman que nous lisons aujourd’hui avec un réel plaisir.
Claude Froidmont, Chez Mauriac à Malagar, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, avril 2016, 240 p., 18 € — Lire un extrait