Il est accroupi dans les herbes hautes. D’autres sont morts. D’autres ont réussi à passer la frontière. C’est en 2002, je crois. Il se redresse et court dans les herbes hautes. C’est la nuit, le ciel est rouge. Il se redresse et court à travers les herbes hautes. Un homme du Kurdistan dansant dans le vent. Ils pensaient qu’ils seraient les bienvenus ici. Un homme du Kurdistan dansait dans le vent. Un groupe d’hommes marchant sur une route éclairée par les réverbères. C’est ce que j’ai vu, je dis ce que j’ai vu. Un groupe d’ombres marchant sur une route éclairée par les réverbères. Ils étaient en route depuis deux ans. A travers les montagnes de Turquie. Certains sont morts. D’autres sont morts ou on ne sait pas. La neige les a recouverts. Il est accroupi dans les herbes hautes. C’est la nuit, le ciel est rouge. C’était un homme de Kaboul. Il avait marché à travers le Pakistan. Il s’appelait Omar. Je crois qu’il est devenu fou. Les faisceaux des torches, les aboiements des chiens. Abdullah et Mohamed. Les torches balaient les herbes hautes. Des silhouettes d’hommes éclairées dans les herbes hautes. Les policiers les plaquent au sol et les aspergent de gaz. Les hommes sont terrifiés, c’est ce que j’ai vu. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Ils dorment dans la rue, les policiers les frappent. Ils dorment dans des bunkers, dans des trous dans les champs. Les policiers les aspergent de gaz. Les policiers mettent le feu à leurs vêtements. Les hommes disparaissent, on ne sait pas où. Ils marchent le long de la route. C’est la nuit, le ciel est bleu.
J’ai vu des dizaines d’enfants disparaître dans l’eau. Nous sommes parqués depuis des mois dans une usine. Nous sommes plus de mille. Nous mangeons une seule fois par jour et parfois pas du tout. Si l’un d’entre nous parle à un ami, il est frappé. Une personne est morte durant la traversée. Certains ont voulu jeter son corps à la mer pour éloigner les requins qui tournaient autour de l’embarcation. Mais les Nigérians ont refusé disant qu’il voyageait avec eux.
Nous sommes arrivés par la mer. Nous avons débarqué à l’île de Lesbos, en Grèce. Il faisait nuit. On ne nous distinguait pas très bien dans l’obscurité de la nuit. Il n’y avait pas de lune, pas d’étoiles. Nous étions des hommes, des femmes, des enfants. Nous étions une masse obscure d’hommes, de femmes, d’enfants. Parfois un homme parlait, ou un enfant. On ne voyait pas clairement qui parlait ni à qui. Nous étions des ombres et nos mots ne se distinguaient pas de la nuit. Un homme fumait une cigarette. Nous avons bu l’eau en bouteille qu’on nous a donnée. Les bouchons des bouteilles d’eau étaient bleus comme la mer que nous avons traversée durant des jours. On nous a dit que nous étions 52 hommes, femmes, enfants. Un enfant est enveloppé dans une serviette de bain sur laquelle est imprimé un grand soleil jaune vif. Un homme jeune porte un t-shirt GAP. Nous avons fui la Syrie et nous voulons aller en Allemagne pour pouvoir vivre. La guerre, les enfants meurent. Nous voulons une vie meilleure, une vie belle. Un homme caresse les cheveux d’une femme. Ils se regardent dans les yeux et se sourient. L’homme arrange les cheveux de la femme derrière l’oreille et elle lui sourit. Nous avons dit merci à la Grèce et merci à l’Europe. Nous étions heureux d’être ici et d’être en vie. Etre en vie nous rendait heureux. Etre vivant. Nous avons marché le long d’une route. Nous nous sommes rassemblés autour d’un feu pour nous sécher. Le soleil s’est levé. Il était en feu, jaune vif. Un enfant appelait Walid.
Depuis le bateau qui nous avait secourus nous avons vu sur la plage une femme blonde qui regardait vers nous. Elle avait mis ses mains en visière au-dessus de ses yeux pour se protéger du soleil. Nous avons dormi dans la rue, sous un palmier, devant l’hôtel Ventimiglia. Nous nous sommes assis dans la rue et nous avons vu des hommes faire du vélo ou marcher avec une planche de surf sous le bras. La mer était bleue. Le ciel était bleu comme la mer. Les yeux des hommes qui allaient faire du surf étaient bleus. Le nom de l’hôtel Vintimiglia était écrit en bleu sur la façade blanche. La façade était le sable et le nom de l’hôtel était la mer. Sur la plage nous avons vu des gens en maillot de bain qui nous regardaient de loin. La mer était bleue, le sable était blanc. Sur le sable nous avons vu le corps allongé d’un homme qui était avec nous sur le bateau. Nous n’avons pas vu son visage. Nous avons reconnu son survêtement bleu et ses pieds nus. Peut-être qu’il était mort. A côté de lui était assis un homme qui tenait sa tête dans ses mains. Devant le corps allongé et devant l’homme assis une femme passait en faisant son jogging. Nous avons vu deux hommes nus qui portaient un chapeau de paille sur la tête. Nous avons vu des personnes assises sur des serviettes qui prenaient un bain de soleil et un homme noir rampait sur le sable à quelques mètres d’eux. Un journal avait écrit : « Qu’ils viennent du Soudan, d’Erythrée, de Syrie ou d’Afghanistan, les migrants qui arrivent en Italie, en Grèce ou sur les Îles Canaries croisent sur les rivages européens des milliers de touristes. Deux populations qui vont à la mer pour des raisons diamétralement opposées ». Nous n’avons pas compris ce qui était écrit dans le journal. Nous avons vu des gens qui jouaient au volley-ball dans l’eau et un homme en maillot de bain rouge qui regardait la mer. L’homme portait des lunettes de soleil pour protéger ses yeux. Son corps était bronzé. Nous avons vu un homme qui pêchait sur un yacht. La mer était bleue. Le ciel était bleu comme la mer. Nous étions assis sur les rochers au bord de la mer. L’homme nous regardait de loin.
Elle avait très peu d’argent sur elle. Elle avait emporté seulement son téléphone portable. Aucune valise, aucun vêtement autre que ceux qu’elle portait sur elle. Dans son portefeuille il y avait quelques photographies de sa famille. Les gens sur les photographies étaient souriants. Il n’y avait plus d’espace libre sur la petite embarcation où elle était agglutinée avec un trop grand nombre d’autres. Elle n’avait rien pu emporter avec elle. Sauf son téléphone portable et quelques photographies de sa famille dans son portefeuille. Sur le téléphone portable on a lu un sms qu’elle n’avait pas pu envoyer faute de crédit suffisant. « Mon amour. Nous arriverons bientôt en Italie. Le voyage a été très dur mais maintenant je suis presque arrivée. C’est le plus important. Sois encore un peu patient et prends soin de nos enfants. Nous serons bientôt enfin réunis. Et ce sera une nouvelle vie pour nous. Je t’appellerai dès que je serai arrivée. Vous me manquez tellement. Tu me manques tellement. Je t’aime ». Son corps a été retrouvé flottant entre les vagues. On a retrouvé le portefeuille et le téléphone portable qu’elle serrait contre sa poitrine. A l’intérieur du portefeuille il y avait très peu d’argent et quelques photographies.
« Auparavant les États ne faisaient rien pour nous. Maintenant ce que nous voyons ce sont les abus de l’État qui use de la violence contre nous alors que nous sommes vulnérables ».
Nous sommes arrivés par la mer. Nous avons débarqué à l’île de Kos, en Grèce. Nous avons dormi dans la rue, dans des parcs. Sur la plage, au bord de la mer qui avait voulu nous tuer. Les fonctionnaires de police nous ont dit qu’il fallait attendre. Qu’ils ne pouvaient pas nous laisser continuer notre. Ils ont dit « voyage ». Nous avons été parqués dans un stade. Certains d’entre nous ont été frappés par des policiers. Des policiers nous ont aussi frappés avec des matraques. Nous étions plus de 2000 enfermés dans le stade. Il faisait très chaud. Il n’y avait pas d’ombre, nulle part. Il n’y avait pas d’eau ni de WC. Certains ont essayé d’escalader les grillages pour aller acheter de l’eau mais les policiers les ont frappés. Nous sommes restés enfermés durant des heures sous le soleil.
« Je suis sur un bateau. Je suis avec d’autres sur ce bateau. Je regarde dans le vide car je n’ai rien d’autre à regarder. Le vide c’est le monde. Je regarde le monde. Je ferme les yeux. Mes yeux sont toujours fermés même lorsque je te regarde. Les yeux fermés je vois vraiment le monde ».
Nous avons voulu traverser la Méditerranée. Nous ne savions pas très bien ce que cela voulait dire ni ce qu’il y avait de l’autre côté. On ne peut pas savoir ce qu’il y a de l’autre côté avant d’y être allé. Pour nous aller de l’autre côté de la Méditerranée signifie le plus souvent la mort. Des centaines comme nous sont morts. La Méditerranée les a tués. Ils se sont enfoncés entre les vagues et ils ont disparu pour toujours. Au lieu de nous rapprocher de l’autre côté la Méditerranée nous rapproche de la mort. Elle nous emporte dans la mort. Maintenant nous savons qu’il nous faut traverser la mort pour aller de l’autre côté. L’autre côté signifie le plus souvent pour nous la mort. Nous sommes passés par la Lybie. Nous fuyons les guerres, les persécutions, la violence politique, la violence économique. Nous fuyons la mort et le mal et notre moyen de fuite est la mort et le mal. Pouvons-nous vivre ainsi ? Pouvons-nous vivre en étant morts ou presque morts ? Déjà morts avec la mort qui nous attire dans son ventre ? Comment pouvons-nous vivre ?
Nous voulions retrouver ce que nous avons quitté autrefois. Nous ne savions pas où était notre maison mais nous voulions seulement y aller. Nous savions que nous partions au hasard. Nous n’avions aucune direction. Nous sommes nés loin de notre pays et nous voulions rentrer chez nous. Nous avions le sentiment d’être quelqu’un d’autre. Le sentiment que nous aurions pu naître ailleurs à une autre époque. Nous étions dans un endroit trop étroit pour nous. Un endroit qui n’était indiqué sur aucune carte. C’est là que nous sommes nés. Au milieu de quelques maisons qui bordaient une rue principale. Autour de la ville il y avait des champs. Il faisait très chaud en été. Nous étions des voyageurs sans passé. En un sens nous étions déjà morts et morts encore. Nous avons changé notre nom puis nous l’avons oublié. Nous avons changé notre nom ou nous l’avons seulement oublié. Nous ne savons plus très bien, nous avons oublié. Nous n’avons jamais eu le temps d’avoir un passé. Nous avons oublié notre passé. Oublié le lieu où nous sommes nés. Nous avons oublié notre nom. Nous voulions aller vers l’est mais nous ne savions pas si nous étions encore vivants. Il y avait un enfant qui chantait ce que nous étions. Un enfant de vingt ans. Il chantait dans une langue que personne n’avait jamais entendue. Nous étions dans le temps et hors du temps. Nous étions des nomades comme des jeunes Américains. Des jeunes Américains d’une Amérique jeune qui n’existe pas encore. Nous étions sur une terre inconnue que personne n’avait encore parcourue. C’est ce que l’enfant chantait. Nous avons enterré nos morts. Nous étions des millions. Nous étions innombrables. Nous avons vu la guerre du Vietnam. Mais nous n’avons pas compris cette guerre car nous ne parlons pas anglais. Nos mots ont plusieurs sens et peuvent en changer. Nous avons vu des vies passer et disparaître. Nous avons vu tant de vies passer et disparaître. Nous avons vu des mots passer et disparaître. Le temps change tout ce qui change. Le temps change tout. Le temps change.