Jacques Sivan, à vitesse d’ondes, par Stéphanie Eligert

Jacques Sivan (DR)

Après le texte d’Emmanuèle Jawad et celui de Jean-Michel Espitallier, Diacritik poursuit son hommage à Jacques Sivan, disparu le 13 février dernier, avec Stéphanie Eligert qui revient ici sur certains enjeux et certaines formes de l’écriture de son œuvre.

Je n’ai pas d’abord découvert Jacques Sivan par ses livres, mais par ses lectures publiques, lors de rencontres et festivals au début des années 2000. Et cela a été un choc durable, profond – un choc pensif dont encore aujourd’hui, il m’est impossible de me ressouvenir sans sentir que l’image que je conserve de Jacques Sivan lisant – avec ce calme et sa rigueur étrange –, travaille ma mémoire exactement comme le ferait une théorie indirecte du texte et de la lecture.

couv-SivanNombreux sont les poètes et performers – notamment sonores – dont la voix et la présence sur scène finissent par l’emporter sur le silence pluriel, bruissant et, dans le fond, toujours anonyme de leurs livres. Au bout d’un moment, on ne peut plus lire leurs textes sans les voir, sans les entendre. La prégnance est telle entre leur corps, leur voix et les livres que lire une page d’eux, c’est presque nécessairement assister à une sorte de séquence filmée virtuelle reproduisant leurs performances. Il ne s’agit pas d’évaluer ou de juger cette prégnance, mais de s’en servir comme d’un support, d’une matière à nuances et à contrastes sensibles. Car Jacques Sivan fut le seul, parmi tous les poètes expérimentaux que j’ai pu écouter alors, dont la lecture publique demeurait obscurément distincte de ses livres. Le lisant, je ne pensais plus à ses lectures publiques – et l’écoutant in vivo, je ne pensais quasiment pas à ses livres.

Pourquoi ? Il me semble que cela vient en partie de ce que Jacques Sivan travaillait chaque facette de son écriture comme une sorte de textualité autonome – « pour moi », en tout cas, (on se souvient de cette question de Nietzsche, que Barthes adorait : « qu’est-ce que cela, pour moi ? »), pour moi, il y avait une fascination immédiate, totale pour le présent de sa lecture, et surtout pour sa diction si étrange, qu’il avait spécifiquement développée pour les lectures publiques. On n’y entendait plus les pointes toniques et aimables de son bel accent de Barcelonnette, mais une voix extrêmement singulière dont les plis plastiques, texturés, dont la courbure tonale lisse et bizarrement homogène dégageaient quelque chose de vaguement technique. Pour le dire avec les outils de notre feu french theory, pendant que Jacques Sivan lisait, une machine était dénotée. Par instants, de subtiles variations de son débit tonal donnaient même la sensation que sa voix effectuait une sorte de rembobinage. Littéralement, le texte qu’il était en train de lire paraissait faire machine arrière – et pourtant, en les écoutant, on sentait que ces linéaments de textes lus ne reculaient pas : ils continuaient d’avancer, mais en subissant cette influence arriérante, si l’on peut dire, ils gagnaient une dimension fondamentale qu’à ma connaissance Jacques Sivan fut le seul écrivain à avoir concrètement donnée au texte poétique : un mot, une phrase, ce ne sont pas seulement de fins aplats d’encre posés sur une feuille : ce sont des volumes (graphiques, syllabiques, sonores, sémantiques, idéologiques, etc.) et il revenait justement – à l’oral, en lectures publiques – à son accent étrange, avec ses effets « machine arrière », de creuser physiquement la ligne phonétique ordinaire de tels mots pour en soulever des reliefs singuliers et inédits.

Le plus marquant dans tout cela, « pour moi », est qu’une fois les lectures de Jacques Sivan achevées, la sensation de l’écriture – et donc du livre – ne me quittait pas – et c’est là que commence à s’ourler la complexité extraordinaire de son travail. Je l’ai dit, les lectures publiques de Jacques Sivan ne reproduisaient pas les effets de ses textes. Et pourtant, après l’avoir entendu, lors de ces moments typiques de rémanence rêveuse, distraite où une lecture résonne encore chaotiquement en soi pendant quelques heures, je me surprenais à penser à sa lecture comme s’il s’agissait d’un de ses livres. C’est qu’il se produisait là ce phénomène où la lecture orale (je parle, ici, du point de vue des auditeurs d’une lecture publique, qui « lisent » eux aussi le texte lu à haute voix par l’auteur) où la lecture orale, donc, en venait à coïncider a posteriori avec la lecture écrite – l’une et l’autre dimension se rejoignaient, non pour se fondre (aucune écriture n’était moins tendue vers la fusion, l’unité que celle de Sivan) mais pour se compléter et former une sorte de scène poétique diffractée où des éclats de lecture publique s’enchâssaient à des fragments de livres, les uns derrière les autres, à vitesse d’ondes, comme dans un kaléidoscope dont la profondeur de champ remue des lignes géométriques variées.

D’ailleurs, la diffraction est peut-être l’un des mots qui permet le mieux de cerner les sensations qu’on éprouve à la lecture des poèmes de Jacques Sivan. Ainsi de celui-ci, appelé « Iris », extrait du magnifique Echo Echo (Éditions MeMo, 2003, page 26) :

Iris

Téksture é floteman

              retour dejala

       jour du bou

                                             l’éklipse é

            pui momant tou sièl

                                                             tourbiyon

                     le shemin

         font vibrasion surfase. »

Un premier coup d’œil sur ce texte pourrait peut-être laisser penser que l’écriture de Jacques Sivan était simplement phonétique (un abandon de l’orthographe normative pour rapprocher autant que possible l’écriture des prononciations orales, etc.). Outre que cela relèverait d’une naïveté linguistique à l’opposé de sa lucidité théorique – qui était complexe et nourrie à la radicalité de Pound ou d’Olson, notamment –, il suffit d’une relecture plus attentive de ce bref passage pour sentir que non, ce n’est pas de l’oral retranscrit, mais qu’ autre chose se joue dans l’espace exclusif du texte, de l’écriture.

Et il me semble que le premier élément faisant sentir cette stricte métatextualité, c’est lorsque le regard tombe successivement sur le « k » de « téksture » et, un peu plus bas, sur celui de « l’éklipse ». Pour ma part, qu’il s’agisse de ma découverte de ce poème, à l’époque, en 2003, ou de la relecture que j’en fais aujourd’hui, une même sensation se produit : ce « k » n’est pas imitatif, il ne signale pas le son « que », mais le grossit. Le « ks » de « téksture » hypertrophie le « », comme le « k » de « l’éklipse » grossit, gonfle le « c » de l’orthographe réglementaire du mot. Ces deux « k » forment des excroissances, des poussées de reliefs graphiques sur la page plane du livre. Quelque chose du lettrage pousse en avant et se crée alors (comme au cinéma) un premier plan – ici, le « k », lettre-loupe, grossissante et expérimentale – et un arrière plan, qui combine aussi bien le lissé de la feuille du papier que l’orthographe classique du mot « éclipse », que notre habitude place automatiquement, bien que virtuellement, à l’arrière flou du texte.

Entre ce premier plan et cet arrière plan, se crée un volume textuel – et c’est tout Echo echo qui expérimente, manipule cette infrasculpture des mots et de leur lettrage. Jacques Sivan a publié de nombreux autres livres ensuite, chacun cristallisant une expérience nouvelle et singulière. Mais du point de vue qui m’intéresse ici – un volume obtenu par diffraction –, il y a un livre, en particulier, qui complète physiquement le travail d’Echo echo. Il s’agit de Des Vies sur Deuil Polaire (Al Dante, 2014), dont voici un court extrait :

« Contrrrract n u uuuaaaaj

Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct   ddd

   Iiiiiiffffrrrr aaaact commut’active réseau    bbbb iotransistor

                Rrrrrrr uuuuuuptuuuurr c ontact

D éééréglaj

                     C ooommmbussst diiiiilatatêt’ ancien directeur d’analyse stratégique il dirige aujourd’hui un réseau de plateformes interplanétaires rrrrrrr ayooonnnmntherrrmiq ééééépuiiiizzzm’ affaibliiissssm il supervise aussi tout ce qui est contrôle thermique gestion de l’air et les paramètres de tout type d’environnement    m aaaaaasssif méandr’encééééphal

Trnssssmiiiiiisss d éééééévvvaaaasssta »

Beaucoup de choses pourraient être dites sur ce très beau livre, et cet extrait en particulier. Comme dans le passage d’Echo echo, il s’y trouve toujours des excroissances littérales– ainsi du « » de « n uuaaaaaj », qui produit le même effet que le « k » d’« éklipse » – mais là, en 2014, à ce stade de ses expérimentations, ce n’était plus tant l’épaississement textuel qui paraissait intéresser Jacques Sivan que l’étirement horizontal des mots, qu’il tendait comme des élastiques :

« Rrrrrrrrrrrrrconssssstruct »

Cependant, on voit que là encore, Sivan ne cédait pas, jamais, à la naïveté imitative : ce mot « reconstruction », dont il diffracte la succession des lettres, est déjà amputé de quasiment toutes ses voyelles et du « ion » final – dès qu’une phrase, un mot franchissaient l’espace de travail de Jacques Sivan, leur malléabilité devenait radicale, totale.

machine-manifeste-de-jacques-sivan-1A ces deux dimensions – les lectures publiques et les livres –, il faut en ajouter une troisième : Jacques Sivan fut aussi un immense théoricien du texte. Ainsi du magnifique essai Machine-Manifeste (Léo Scheer, 2003), publié presque simultanément à Echo Echo. Jacques Sivan y procédait par une succession de petits essais, chacun consacré à un point particulier de l’écriture d’un auteur (Charles Olson, Cadiot, Pound, Rimbaud, Guyotat, Episcopi, Raymond Roussel, Ponge, etc.). Il y auscultait – dans une langue à la ligne claire et concrète – les formes et enjeux politiques du « vivant indocile » caractérisant ces langues. Il serait impérieux, urgent même de rééditer ce livre tant à l’époque, son importance ne fut pas soulignée comme elle l’aurait dû – peut-être parce qu’en 2003, la sphère théorique de la poésie était encore fortement dominée par Prigent (à qui, d’ailleurs, Machine-Manifeste répond sur un certain nombre de points, dont le plus sensible était et reste l’usage d’une certaine négativité bataillenne – la poétique du manque, du trou et tous ces thèmes effectivement peu désirables).

Mais peut-être pour ceux qui ont eu la chance de connaître Jacques Sivan, il faut encore ajouter une quatrième dimension à celles déjà dites. Et il ne s’agit pas d’une dimension privée parce qu’en s’inscrivant dans ce que Barthes nommait la gentillesse, elle relève d’une éthique – d’un plan d’immanence affectueux sans lequel l’œuvre de Jacques Sivan n’aurait pas la puissance qu’elle a aujourd’hui. Jacques Sivan était la bonté même – et une bonté qui se cristallisait notamment, dans le milieu de la poésie contemporaine (lors de rencontres, salons, festivals, etc.) par une attention sans égale à tout geste poétique faisant jaillir des linéaments de nouveauté. Je revois encore ses grands yeux gris-noirs à reflet d’eau écoutant, avec une acuité maximale, totalement bienveillante, de jeunes personnes lui présentant leurs travaux, leurs convictions. S’il avait un désaccord, de légères stries ondulaient subtilement son regard et avec tact, mais fermeté, il expliquait en quoi telle position, loin de se situer dans l’énergie nécessaire de l’avant-garde, « continuait » au contraire « la vieille tradition humaniste » (Machine-Manifeste, p.17). Enfin, quelle que soit la dimension du travail de Jacques Sivan que l’on soulève, on ne peut, je crois, faire qu’un seul constat : sa disparition est une catastrophe considérable.