Écrire, ce serait peut-être proférer une perpétuelle adresse à un corps qui ne vient pas.
De fait, écrire, ce serait peut-être comprendre que le corps est l’espace nul et absent de tout livre. Il est sans doute aucun le mot même qui est à l’origine nue et à la fin désertée de l’écriture, l’étreinte impossible, le mot d’ombre sur lequel toute histoire vient buter. Le corps ne pourrait jamais admettre la littérature : il serait l’expression vaine de l’atome dans la phrase. Car la phrase, le souffle ne sont que l’expansion affolée de ce qui ne vient pas, de ce qui se donne, de ce qui se dérobe, de ce qui ne trouve pas sa solution d’idée dans la matière. A la lisière prudente d’un paradoxe proche de l’anéantissement, le corps est l’antinomie répétée et insurmontable de l’écriture, son défaut tenu, l’inscription contre toute incarnation.
Alors parce qu’elle est abandonnée de tout corps, la littérature est condamnée à parler là où le corps se dérobe. Comme si la parole ne naissait que du défaut du corps à se donner, comprenait avant tous que la voix est le seul organe qui s’incarne, parce qu’elle est là sans être là : une trace. Mais, forte de ce constat, la littérature veut le corps parce qu’elle désire exister au-delà d’elle, elle veut s’oublier dans ce qui ne sera pas elle. Elle sait que son Dehors est le corps et que le corps attend son incarnation en quelque sorte. Comme si la littérature était l’antichambre d’un corps dérobé.
Comme si la littérature avait la vocation du corps, en était l’incessant et infatigable vocatif : comme si elle ne désignait jamais le corps qu’en creux, comme si elle était son attente, comme si elle en était l’espoir infini. Plus le mot « corps » est dit, plus le corps recule comme l’horizon impossible de tout texte. Comme si la littérature était parce que le corps n’y est pas. Mais l’écriture commence peut-être quand elle croit approcher du corps, quand elle sent qu’elle en est la promesse possible. Quand elle sait qu’elle est à côté du corps, son voisinage insensé.
Et, à l’évidence, de telles considérations du corps à la non-œuvre de l’écrire semblent présider à l’écriture toujours en quête de corps de Laurent Mauvignier, lui dont l’œuvre pour l’essentiel consiste jusqu’à présent à montrer combien chacun de ses récits, de ses voix pour le théâtre se fait celui de personnages dont le corps se donne comme une question absolue et insoluble aussi folle qu’impossible, combien il s’agit pour eux d’attendre quand « ça prend corps ». De son premier roman Loin d’eux qui présente le suicide de Luc jusqu’à Autour du monde qui donne ses corps qui se décloisonnent de toute leur incarnation depuis une vague qui traverse le monde de son écho en passant par Des hommes qui raconte les corps pourris dans la nuit d’Alger ou encore Apprendre à finir qui donne à voir une femme trompée et dont le corps est refusé par son mari, Laurent Mauvignier offre autant de romans dont les protagonistes vivent dans une douleur indirecte libre, une douleur dont la puissance meurtrie erre dans le langage, une douleur unanime dont le langage se fait le symptôme mais dont ils ne savent à la vérité que dire. Comme si le langage n’était plus la clef de leur parole à dire, une douleur de trouble dont la question est le corps et le langage n’est pas la réponse. Qu’il s’agisse de Tonino, Jeff ou Luc, ces hommes en mal d’incarnation se voient abandonnés de leur propre existence et survivent loin d’eux-mêmes, comme si toute parole leur était l’insuffisance même.
Autant d’atermoiements de soi à soi qui sans doute apparaissent avec une force nue et nul autre pareil dans Ceux d’à côté, le troisième roman de Mauvignier paru en 2002. Ce récit donne de fait à lire l’histoire de Catherine, jeune femme seule, tenue et recluse de solitude, « chose humaine qui se tient engoncée dans son manteau », voisine d’un couple Claire et Sylvain, dont elle est l’amie, eux qui lui font profiter, depuis l’entrebâillement des instants, de leur existence, elle qui s’abîme dans une solitude peuplée d’ombres, dit-elle, « de ces hommes que je ramène pour combler le vide où j’étouffe ». Mais un jour, l’existence de Claire s’effondre : elle se fait violer par un homme qui la suivait depuis la piscine où elle a ses habitudes.
La narration se mue alors en un recueil mêlé des voix de Catherine et de celle du violeur qui ne cessent de se croiser et de se perdre pour ne jamais finir par se rencontrer véritablement. Parce que Catherine possède « cette idée de n’avoir de sa vie, toujours que l’image rêvée et le même écart entre elle et les reflets des miroirs », ce personnage se voit au cœur du désarroi fondateur même de ces protagonistes de Mauvignier pour qui l’existence est l’obstacle, la matité absolue : l’aporie ultime et première du langage. Et, chez Mauvignier, à l’évidence, il existe de ces personnages qui se tiennent dans une solitude où la vie n’entre pas, dont le corps demeure l’énigme. Il existe de ces personnages parce qu’il y a des êtres qui n’ont pas de corps, qui ne savent pas ce qu’est pour eux « la forme de son corps ». Où le corps est perdu pour la littérature, où le corps est un poids. Où le récit de Mauvignier, ce sera retrouver un corps pour Catherine, un corps pour le violeur et le silence de leur parole depuis ce corps qui les aura fait incidemment taire. Un corps pour oublier leur corps.
Partant, dans Ceux d’à côté, l’histoire majeure, qui se déroule sans faille, est celle du corps, du désir d’appropriation du corps, de sa conquête folle par laquelle certains personnages pourront enfin dire : « ça prend corps ». Car, de fait, il y a certains personnages qui gisent dans l’horreur d’un défaut d’incarnation, qui ne parviennent pas à être, qui n’habitent pas leurs corps (qui est pourtant là, dont ils ont en quelque sorte la parole), qui se contentent parce qu’ils ne peuvent autrement d’habiter la parole, et de regarder, loin d’eux, leur corps, le corps des autres, qui font de la parole le procès de cette réappropriation du corporel, qui veulent ressentir après le sens, après les mots, lorsque ces derniers ont appris à finir, le sensible, l’espace du corps sans l’espèce des mots ou comme le dit le violeur : « je suis allé plus vite parce qu’il fallait marcher si vite pour avoir la sensation de marcher un peu, pour reconnaître de moi le corps, les pas sous le corps car je ne sentais plus mon souffle, plus les mains dans les poches ni mes pieds quand, à force de presser le pas ils auraient dû me faire mal, m’étirer les muscles des jambes, mais non. »
La quête unique du roman de Mauvignier est d’abandonner le sens pour retrouver la puissance du sensible : d’aller de son corps au corps. Si bien que l’intrigue se donne à lire comme une épopée sourde et bientôt avérée du corps, l’horreur d’abord de n’en avoir pas, de le sentir si proche de soi et d’en demeurer dans l’à côté, d’être dans le voisinage de son incarnation sans pour autant y être, sans pour autant être le corps, être dans le corps, être ensemble avec soi depuis le corps.
Et cette épopée de désarroi, de ce corps qui sait être un corps sans y être, qui veut le corps depuis le corps, se met en scène à travers le mat affrontement, la rivalité tacite de deux ensembles antithétiques, porté d’antithèses de personnages : ceux qui, d’une part, sont le corps, le vivent, et d’autres part, les véritables protagonistes, ceux qui savent que le corps se tient près d’eux, que le corps, c’est autre chose que cette « chose molle qui disparaît dans le toucher des autres. », que le corps, ce n’est pas encore eux, qu’ils ne sont que les porte-parole de leur corps, en rien propre : que le corps est jeté hors de soi. De fait, il y a d’abord ceux qui ont un corps, qui le possèdent tant qu’ils ne savent pas qu’ils ont un corps. Ils s’offrent dans la plénitude d’un être total, de la totalité accomplie par lequel tout se tient pour eux comme une réponse qui n’aurait jamais eu à trouver sa question. Ce sont Claire et Sylvain, le couple de voisins de Catherine : ce sont eux qui s’affirment sans répit et à leur corps défendant dans un corps vivant, qui les place « du côté des vivants ». Ce sont les grands vivants du monde, la force nue et intelligible : ils sont presque aveugles et neutres de monde. De manière intransitive, Claire et Sylvain sont autant d’absolus d’existence, à savoir des êtres dont l’unité est flagrante, des points compacts du vivre qui se suffisent en un mot : ils sont, et par cet être sont hors-littérature. Affirmation de toute affirmation, ils incarnent l’incarnation même dans un pléonasme rutilant, qui s’ignore de sa nature de pléonasme, et qui est à rapprocher du côté de ce que Stéphane Bouquet pourrait nommer à leur propos « la vie vivante », à savoir la vie qui ne connaît pas la littérature, la vie qui se vit, la vie, absolument de manière souveraine : le grand Dehors où la littérature laisse chacun en paix.
Il n’est qu’à considérer ce que Catherine en dit, combien elle trouve que s’agissant d’eux, les regarder, c’est regarder vivre la vie ou comme elle le dit à propos des élèves qu’elle surveille à la cantine : « voir les gamins avec les plateaux dans le self, et rester deux heures à regarder vivre tout ça ». Corps qui se donnent comme l’équation parfaite du vivre, Claire et Sylvain incarnent, pour Catherine ou le violeur bientôt, l’altérité majuscule, cette grande altérité vers laquelle ils voudraient tendre, celle qui vit dans l’incessant comme Claire : « elle vivait encore, […] elle avait tant à vivre, tellement, qu’elle n’arrêterait pas, non, ça non, jamais. Parce que la vie ne s’arrêtait pas. Parce que courir, c’est ce qui reste quand on menace de tomber. » Ce sont eux, ces ceux pourrait-on dire, à savoir ces autres que l’on désigne, qui se tiennent dans la distance que l’on montre. Ce sont ces grands corps unanimes du monde qui fondent le monde, qui le vivent absolument, tous ces autres qui existent dans la grande tranquillité de ce qui vient sans peine comme l’indique la scène d’ouverture en voiture présentée par Catherine: « Et l’ombre des grands arbres ouvrait la route devant nous, quand on allait à la mer et qu’on ne disait rien, parce qu’on était bien ensemble. »
Ces autres se donnent comme un triple horizon de ce que posséder un corps vivant serait pour Catherine, c’est-à-dire de ce qui survient avant ou après le langage quand on a appris à le finir : on ne parle pas, on existe, on est ensemble. C’est cela que chaque protagoniste entend trouver pour lui, ce moment inouï et nul, rutilant de neutralité où il aura oublié la parole, où il sera jeté avec fureur et douceur dans l’existence intrépide et aveugle, et sa contingence ardente et libérée qui n’aura besoin de trouver son nom dans la langue. Où le monde se tiendra à lui-même dans une union totale avec le monde, et les hommes avec les hommes. Tous cherchent alors à quitter la littérature et à être jetés hors de l’écriture pour atteindre ceux d’à côté. Ou comme le dirait Stéphane Bouquet en une phrase que Mauvignier pourrait faire sienne : « Telle est la littérature, elle attend que le monde la débarrasse enfin entièrement du langage » comme il en donne la mesure dont son majeur art poétique Un peuple. La littérature entend être jetée hors de tout corpus, pourrait-on dire. Le langage n’est qu’une étape dans le monde.
Et se débarrasser du langage, pour Catherine et pour son double masculin qu’est le violeur, c’est se jeter à corps perdu dans la recherche d’un corps sensible et vibrant pour éprouver la coïncidence parfaite de soi à soi, où la parole sera de trop, et où chacun aura son unité, son corps à soi : l’unité qui dirait l’abandon. Parce que « la vie ce n’est pas ça » comme il est dit, ce n’est pas survivre, Catherine et le violeur, ce couple impossible, veulent aller vers les corps pour retrouver le silence même de la vie vécue, celle qui aura laissé loin derrière elle l’horreur de parler. Car Catherine et le violeur désirent à toute force venir habiter leur corps ou comme le dit le violeur : « tiens, mon voyage se sera d’aller vers moi, là où je ne sais pas que je suis. » Ce périple intérieur ne consistera pas alors à désirer autre chose que de réparer cette perte inouïe de corps, ce non-lieu au défaut du sensible du monde, le rédimer pour sentir son corps, le ressentir et se savoir enfin doué pour la vie, trouver le sens de la vie dans un corps comme Catherine le dit à nouveau : « Comme si, oui, ma mère dit parfois que mon père, lui, il était doué pour la vie. Comme si les autres n’avaient qu’à se reprocher à eux les jours ternes, comme s’il fallait se dire, eh bien oui, c’est comme ça, tant pis pour moi, je ne suis pas douée pour la vie, je n’ai qu’à regarder les autres avec ce talent qu’ils ont d’être doués pour la vie ». Et être doué pour la vie, c’est savoir dépasser ce corps vidé de sensible, ce corps moins le corps lui-même, ce corps d’impavide qui est là mais qui est absenté de lui-même : qui est, au creux de soi, le vent, le souffle tu du monde, le silence devenu sang qui passe à travers de nous.
Faire le voyage de soi à soir revient alors pour Catherine et le violeur à s’extirper de l’ellipse qu’est devenu leur corps, l’ellipse comme l’élision permanente de soi à soi, le rapport nul et traversé de déchirant et hurlant vide à ce qui pourtant les fonde, ce corps de non-intensité et désert de monde qui est là sans y être. Qu’il s’agisse alors de Catherine ou du violeur, chacun s’enfonce dans l’inexistant d’intempérance, emportés qu’ils sont dans la manifestation cure de leur vanité, de leur rapport désastre et nul aux choses et aux terribles autres vivants de vie. Ils ne prennent pas corps dans le monde au sens fort du terme, se qualifiant le plus souvent d’êtres en « creux » ou encore d’êtres équivalents à « presque rien ». Êtres de la défaisance sans trêve et de la devenue irrémédiable à soi, ces deux personnages qui à hauteur de vie regardent leur vide comme le vide guette chaque fenêtre sous elle ne peuvent que constater cette absence insurmontable à être, ne peuvent qu’être soulevés de la douleur intangible et si violente de cette impossibilité à peupler le monde et cette horreur d’être dépeuplé de son propre corps, là où pourtant il se tient. D’être seul à l’extérieur et à l’intérieur de soi, dans un dépeuplement sans fin à figure de manque de chair : dont la violence est l’histoire tenue.
Car, pour Mauvignier, chacun de ses protagonistes tenue de terreur à être erre dans cette zone indistincte où il se situe entre personne et quelqu’un, comme s’il n’était pas tout à fait personne ni tout à fait quelqu’un : comme s’il était moins que personne et en deçà de tout quelqu’un. Et il revient au violeur d’en fournir la mesure exacte et ardente en une manière de profession de foi violente et nue qui pourrait s’étendre aux autres romans de Mauvignier et, en particulier, au personnage de Luc dans Loin d’eux dont il est le lointain et impossible cousin : « Moi, dans la foule, je ne suis plus tout à fait cet homme, pas encore une ombre. Pas encore quelqu’un mais plus tout à fait personne. C’est déjà bien, mais il y a que je m’ennuie tellement, parfois ». Donnez-moi du monde mon histoire à être, que mon histoire me déchire d’événements pour me faire être au milieu du monde dans l’instant de lui que je ne connais pas, semble-t-il dire.
Au-delà de rien hurlant d’un vide sans nom et au bord d’un toujours presque quelque chose, ces personnages en mal de personne ne connaissent pas l’incarnation, le corps rendu à soi, le corps fondu dans une conscience qui les ferait tenir au monde. Ils sont frappés de l’horreur insurmontable de l’invisibilité à les faire voir, d’un manque de présence à les faire être si flagrant, si terrible d’horreur qu’ils sombrent dans les limbes du visible : qu’ils disparaissent en lisière de leurs propres mots à dire. Ces personnages, que personne n’aperçoit, semblent tellement transparents qu’aucune histoire ne les porte : ils sont irrémédiablement désertés de leur événement à être. Ils ne parviennent pas à habiter une histoire, à s’imposer dans une narration. Il leur faudrait le récit comme ontologie, telle serait leur cri sourd à chaque phrase qui se donne d’eux mais, de là, rien ne vaut la peine à leur propos comme s’ils ne parvenaient pas à être des personnages sinon une errance ontique entre ce qui est et n’est pas : « rien qui vaille la peine d’être raconté. » Ils semblent être là sans être, manière de morts-vivants urbains, de personnages mêmes, à savoir d’être moins l’être, de vivants sans vie, de corps vidé de la vie vivante ou comme il est dit d’avoir le sentiment de « n’être qu’un corps qui a survécu à sa mort, et [de] n’être rien d’autre qu’une ombre, rien. » Ils sont la déshérence unanime des villes, des trottoirs déserts, abandonnés de foule, le dimanche disponible de vide.
En ce sens, c’est un corps moins le corps qui les guide, comme s’ils étaient autant de fantômes désertés, fragilité spectrale dont il reste uniquement la ténue voix, l’organe accidenté sans matérialité, la parole errante de fantôme : le corps moins le corps mais là quelque chose de quand même qui veut hurler son nom dans la voix. Ainsi, Catherine et le violeur ne consistent plus qu’en cette voix de désarrimé, elle-même en perte de matérialité puisqu’il en est dit : « Ma voix, c’était comme des miettes. » Cette voix de miettes, ces vocables d’émiettement dit désormais la matière d’ombre qui est la leur, ces ombres portées qu’ils sont condamnés à être, que le récit doit faire apercevoir, comme s’ils ne pouvaient être ces corps dont les ombres sont le reflet négatif et la doublure infinie du monde et d’eux-mêmes. Le violeur ne parle ainsi pas autrement de lui-même comme de cette ombre qui ne perçoit que des ombres, le royaume advenu, renversé du désastre majuscule à se tenir à soi depuis sa voix. Le violeur le dit doucement qui parle « de nos ombres à déshabiller la nuit ». Leur propre corps est devenu matière d’ombre (donc zone de récit).
Autant d’éléments de ce temps et de cet atome d’invisibilité à être qui renvoient au paradigme majeur auquel ces personnages appartiennent et incidemment à l’écriture de Mauvignier. En effet, ces personnages qui ne sont pas encore tout à fait quelqu’un ni tout à fait personne, ne relèvent pas en dépit de leur douleur et mal-être forcenés, terribles d’indouceur, d’un quelconque puissant et rutilant paradigme tragique. Confisqué parce que peut-être épuisé par le désastre de la Shoah, le tragique, depuis sa douleur à être, s’est retiré dans un arrachement de toute violence de la littérature au sortir de la Seconde Guerre mondiale, ne rend plus compte du sort abandonné des hommes, a été vidé de trait bu de son contenu, s’est cristallisé d’errance sur l’événement par excellence et s’est évanoui : au souffle disparu. Dans l’absence de flagrance de toute tragédie, Mauvignier paraît porter ce constat hagard aux accents de terreur avéré que, dans un Désormais qui ne nous appartient plus que d’hébétude et d’impuissance, on ne meurt plus mais qu’on en finit pas de ne pas mourir. Le tragique, c’était un Grand Temps, celui, d’horreur, où sans doute il fallait laisser des personnages œuvrer dans une existence dont la mort serait la sanction finale et ultime.
Or, terrible de terreur, dans Ceux d’à côté, la mort est ce qui n’apprend jamais à finir : elle est le postulat perdu de l’existence de chacun rendu à une errance nue dans ce qui n’est à la fois ni une existence ni une mort. Le tragique s’est comme retiré du monde sans pour autant en disparaître : il est un inaccessible résolu à tout être, absent de toute consolation et engagé dans une peine sans origine ni fin. De manière sans doute encore plus atroce, le tragique est le nom de la vie et de sa grande mort confisqué à chacun, reculé dans une parole de peine qui ne se dit pas et qui est consumé de l’étrangeté à ne pas être : le tragique est là sans y ne plus pouvoir y être. Si bien qu’à l’inverse, de la toute violence d’un renversement sans nom, depuis leur rutilante non-existence, Catherine et le violeur sont les témoins impuissantés d’une conséquente mutation dans la manière de rendre le quotidien et son irrépressible solitude : Ceux d’à côté obéit au paradigme fantastique mais où le fantastique est un fantastique moins tout surnaturel, un fantastique rendu à un quotidien devenu l’impossibilité à vivre : un fantastique de l’hagard, traversé du vide à n’être terriblement pas assez. Un tel modèle de cette écriture du tragique désarrimé serait sans doute à chercher d’une côté d’une histoire extraordinaire dont le roman de Mauvignier est l’héritier : « L’homme des foules » d’Edgar Allan Poe, où l’homme qui erre fantastiquement dans la foule refuse d’être seul, est dans ce désir fantastique de vouloir sortir sans tragique de sa solitude pour venir habiter le monde, la vie, les hommes.
Et, comme chez Poe mais saisi depuis le hors de toute surnature, ce fantastique du désarrimé, ce serait sans doute avant tout celui de la reconquête épique du corps, de son appel déchirant et forcené, de la volonté irascible de se redonner la chance inouïe de vivre. Comme le personnage hanté de ce crime profond de ne pouvoir être seul, Catherine et le violeur tentent, à leur tour, de retrouver en eux ce corps mort qu’ils ont mais dont seule la langue et la parole paraissent avoir le souvenir sinon l’intuition. Pour eux, il n’existe pas de mélancolie des corps, d’existence mélancolique où la vie serait reculée dans un souvenir épaissi d’oubli et désormais inaccessible. Sans doute y aura-t-il bien plutôt, au-delà de toute mort, l’horreur à se savoir d’être mort-vivant et dépeuplé tristement et sans retour de son être, le désir farouche et inextinguible de vouloir faire à nouveau partie de son corps. La fatalité spectrale ne leur sied pas, et ils désirent faire le deuil de la mélancolie même. Ils veulent faire entendre un cri de reviviscence où la vie sera redevenue vivante, où elle aura rejoint le côté des vivants, où le corps ne survivra pas dans le voisinage d’autres corps qui l’ignorent : « pour moi aussi il y aurait encore des histoires à vivre, un demain à vivre avec l’oubli au bout, pour vivre, pour continuer, non, commencer à nouveau et faire venir de moi ce que j’ignore encore – mais qui doit bien être là aussi, de douceur. » Retrouver le corps, ce sera quitter cette douleur hurlante pour aller vers cette douceur impavide qui attend, sortir alors de la mort, de la mélancolie de la littérature, oublier la littérature, et oublier le langage qui n’est que le retour de la vie qui manque à vivre : en un mot, retrouver « la chance de vivre. » Décidément, il faudra oublier la littérature, le sentiment de littérature en eux.
En ce sens, l’écriture de Mauvignier se donne la vie comme horizon plein de l’écrire, ce moment donc où la littérature sera finie, où elle se sera désachevée en nous, aura appris à se finir pour enfin s’offrir à la contingence ivre et folle, à cette vie du vivant, folle encore de ce pléonasme qui n’en est pas un dont le violeur sait qu’elle le taraude, qu’il en est à chaque instant à la lisière ardente, cette vie qui se dit dans un organe autre que sa bouche, organe qui est la métaphore absolue de la coïncidence de soi à soi, et la vie qui vit et qui respire : le cœur. On ne compte alors plus les remarques du violeur sur son cœur, celui qu’il veut faire parler depuis son absence de corps comme si le cœur allait enfin revenir à la vie, ce « cœur [qui] est rouge ». À ce titre, le cœur s’impose comme ce qui, d’impératif, doit prendre la parole, comme l’organe d’absolu de parole qui doit sortir du corps lui-même pour venir prendre place dans le monde : « Parce que moi, toujours j’entendrai mon cœur qui cogne. Et je ressens sous les draps ce que ça fait dans l’eau quand le cœur bat trop fort, dans les tempes, sous la peau ou dans l’eau, le sang. » Le cœur devient alors ce que, depuis son oubli et sa très grande mort, la littérature doit conquérir, ce que la parole doit acquérir pour s’oublier, pour trouver un lieu d’être et le siège de l’adéquation du sensible et du sens. Le but de sa parole serait de donner le cœur dans la phrase, c’est-à-dire vie au sens, la vérité dans la nudité. Comment communiquer ? Comment faire entendre le cœur ? Comment sortir de cette condition de prisonnier d’une parole continue qui ne leur donne pas la parole ? Comment en rendre le battement et la palpitations unanimes entre les mots du langage, ceux de la bouche, ceux de l’autre organe, ceux d’à côté ?
Cependant, tout de solitude et d’égarement, le cœur reste solitaire. Chez Mauvignier, l’épopée du corps ne lui redonne pas tout de suite les battements nécessaires ni l’incarnation désirée car chaque personne s’égare dans ce désir de vivre. Jamais, ils ne savent où le corps peut se trouver. Ils veulent oublier cette solitude de soi mais ils ne savent comment reprendre corps : l’épopée de la revenue du corps à soi est la matière mate de leurs jours. Car prendre corps pour eux, c’est reprendre un corps, prendre le corps de quelqu’un, lui emprunter, s’y glisser, sortir de l’ellipse du leur en faisant le pari de l’incarnation où siègera enfin une histoire, à savoir une vie : un Récit. Ils veulent remplacer leur corps par un corps qui serait la préface de leur histoire à être dans le monde : ils font de la vie des autres la métaphore impossible de la leur, comme s’il fallait glisser dans l’axe paradigmatique du sens pour y découvrir le sensible tenu encore au secret des mots.
Le violeur le sait qui ne s’en cache nullement : « Je voudrais hurler aux gens, au premier venu, tiens, toi, prête-moi ton corps, il vaudra toujours mieux que le mien et pendant que je m’habitue au tien, j’aurai au moins le temps de me faire croire que je ne suis pas moi. Peut-être que je changerai d’histoire avec, ou de mémoire. Peut-être bien, oui, c’est ça, peut-être bien que le monde n’est pas pareil avec des yeux verts. » Pour le violeur, son corps est ainsi ce poids d’impossible et de non-vie qu’il faut rédimer, cette faute nue d’exister de tant d’absence que le corps d’une autre, en l’occurrence Claire, pourra, porté de peut-être, venir apaiser un temps.
Mais, horreur vue, il s’agit là d’un leurre. Il ne fait pas communiquer son cœur à l’autre. Il y laisse la violence insurmontable d’un langage qui, en soi, ne parle pas, qui, en soi, ne dit rien et fait du corps un corps sans vie comme s’il donnait, en soi, à Claire l’irréparable maladie de la mort, lui faisait, en soi, don de cette oxymore d’indépassable. Il n’arrive de fait pas à oublier sa vie qui, terriblement, n’en est pas une, sa vie de toute mort parlant à propos du viol de ces « vies qu’on a ruinées pour se débarrasser des nôtres. » Vies consumée de ruines et pourtant le corps ne vient pas, « il ne se passe rien » : l’incarnation, de nouveau, est à inscrire de manque et d’absence avérée. De la métaphore, il glisse dans l’à côté de celle-ci, la contiguïté même, le hors en jeté de soi : la métonymie. Le violeur sombre dans l’horreur métonymique, l’approche de l’être moins l’être, sa partie pour le tout. De la même manière, même si inversement, Catherine tente de sortir de l’ellipse de son corps, de son pourtant poids de chair qui ne palpite pas pour s’incarner dans la vie de Claire, pour vivre sa vie. Mais vivre sa vie ne revient pas à vivre sa vie comme si la formule ne parvenait à se hisser à son propre pléonasme, manquait l’être de sa propre tautologie, comme si, portée d’erreur, Catherine se trompait de possessif, inversait, s’identifiait follement là où, d’évidence, la catharsis est impossible, où, de désespoir, la métaphore disparaît encore pour la métonymie quand elle s’imagine vivre la vie de Claire. Autant d’échecs manifestes et terribles qui renseignent sur le projet nu de Mauvignier, que, parvenu au terme de leur parcours, chaque personnage perçoit dans un dessillement neuf : donner corps, ce n’est pas prendre corps : c’est savoir abandonner son corps dans un corps plus vaste : se jeter à corps perdu dans le corps – là où la Littérature ne se tiendra plus.
De fait, loin de toute formule pétrie d’énigmatique, Catherine fait progressivement cette expérience inouïe et fondatrice d’un renouveau au destin solaire selon laquelle vouloir son existence, vouloir une existence ne consiste pas à prendre celles des autres. Sa vie par procuration ne lui sert de rien. Elle est incidemment, sans répit renvoyée à la vacuité de la sienne et à ce poids de corps qui ne vibre pas. Elle confond corps et corps. Catherine (ou le violeur) sont alors obligés de passer par l’intense et neuve expérience matérielle du corps pour comprendre que le corps de l’altérité demeure à jamais altérité si le corps s’entend comme une puissance matérielle. Autrement dit : le couple d’impossible formé par Catherine et le violeur dans Ceux d’à côté font l’expérience radicale que l’altérité n’est pas, contre toute attente, un corps individuel, un corps d’individu parmi d’autres, un autre identifiable, une présence vivante unique. S’oublier, ne plus parler, être ensemble comme Catherine le perçoit en voiture avec Claire et Sylvain ne peut alors revenir à échanger un corps contre un autre, à le traverser, à se l’approprier. Chez Mauvignier, au contraire, depuis le corps et son manque paradoxal, se dit insensiblement mais avec détermination une quête terrible d’identité qui détache l’identité d’elle, dans laquelle l’oubli de soi doit primer mais où l’oubli de soi ne s’abîme pas pour autant dans le propre de l’autre. L’erreur de Catherine semble être de croire au sujet, à la puissance de l’individu, là où, à la vérité, il ne doit exister que du singulier, de la singularité tranquille, de la singularité quelconque : où il faut se tenir en soi comme la communauté énonciative de l’individuel qui viendrait nu au monde.
Être ensemble, finissent aussi bien par percevoir Catherine comme le violeur, c’est trouver cette formidable puissance qui excède le couple et qui comprend, par-dessus toutes les sinistre incarnations corporelles et organiques possibles, qu’il faut chercher un grand corps, un très grand corps plus vaste le corps lui-même, un corps de vastitude qui ne se suffit pas du fragile concept de l’unité, un corps d’inespéré qui appartient à l’unanimité plutôt qu’à l’unité, mythe souverain de l’identité impossible : un corps qui puisse comprendre ce qu’est « être habitable » et « partager presque le même espace ». De tous leurs actes, de cet apprentissage constant d’un corps parti à la reconquête du sensible, Mauvignier montre que le corps prend sens et rejoint le monde quand, confiant et oublié de soi, il est parvenu à s’anéantir dans ce qui fait le corps du monde : l’espace entre les corps, l’internos, cet « entre eux », à savoir non pas ce qui est le corps mais ce qui est entre un corps et un corps. La vie n’est pas le corps comprend le violeur. L’incarner, ce n’est pas pénétrer un corps, le forcer à vivre pour soi, le tuer de sa propre maladresse à vivre, le rendre à une métaphore. La vie, la très grande vie venue à soi, c’est ce qui existe entre chaque corps, l’espace nu et désert qui, indicible, invisible, coordonne les corps, les jette dans une unisson folle et neuve où, d’insouciance, ils se meuvent de concert, où l’entre devient le centre, où l’entre-deux, c’est ce qui circule entre chaque corps. C’est enfin, tenu dans le récit pour que le récit vienne d’ardeur à lui-même, ce corps moins le corps, ce lien invisible et indivisible par lequel le corps sent une proximité jusque-là inassouvie avec ceux d’à côté auxquels ils peuvent appartenir et sentir la vie passer comme un fluide doux d’un corps l’autre. Se débarrasser de son corps, c’est entrer à corps perdu pour le perdre précisément dans une puissance accomplie d’abstraction, le corps entendu comme ensemble, comme peuple, comme ce groupe formant un ensemble organisé, plastique, purement physique, qui se dispense de la parole. Qui est le flux, qui est l’immatériel, l’incorporel par excellence.
En ce sens, trouver un corps, l’incarner revient à comprendre que la littérature doit devenir le départ d’une communauté neuve, celle qui impose sans condition pour Mauvignier que le paradigme tragique soit abandonné loin des corps, loin de tout ce qui rejoint une matérialité sans devenir du monde. Vouloir le corps, le comprendre à cru comme un organe, c’est trahir ce vouloir-être ensemble, c’est faire revenir le corps à son terrible malheur de corps, à son épuisante fatalité organique, c’est encore croire à la métaphore possible. En en un mot, c’est confondre chœur et cœur, là où la métaphore dira toujours son insuffisance à être. C’est faire crédit au tragique, là où le fantastique doit prendre sa place, ce surnaturel sans surnature qui laisse sa chance d’incroyable au peuple, qui considère que la solitude d’un corps ne peut pas aller dans la solitude d’un autre corps mais avec la solitude d’un autre corps, cet « avec » si primordial pour Catherine. En ce sens, loin de demeurer dans la métonymie, la folle partie pour le tout, l’organe achevé pour le corps, le voisinage tranquille du monde sans le monde, Mauvignier ouvre à une quête neuve du sensible où le sens ne prendra pas part, d’où le langage se sera absenté, d’où la folie consécutive et causale de toute parole se sera tue, où le fantastique d’un corps à l’échelle du monde n’aura que droit de cité comme le violeur le ressent : « me défaire de moi ». Ou dans la Littérature se gagnera ce nom de littérature, à savoir ce qui s’appelle oubli.
Dès lors, le corps sera là bien loin, la parole sera tue et la vie redeviendra vivante comme si l’homme des foules était parvenu à être le peuple, à avoir trouvé cette fraternité qui le rendra enfin invisible, qui l’aura laissé entre chacun comme le lien de chacun, comme l’épanadiplose. Car c’est l’épanadiplose qui gouverne les corps entre eux pour qu’ils ne sont plus des corps mais un corps unanime, le syntagme d’une singularité quelconque qui consistera en un enchaînement absolu, l’enjambement ultime par lequel les monologues circulent, quand, de deux propositions corrélatives, l’une commence et l’autre finir par le même mot, ce « et » qu’on ne compte plus, qui enjambe les personnages, redonne tous les discours au discours, et crée un lien où vivre n’est pas un argument, vivre n’est plus une parole : mais où, aussi extraordinaire que cela paraisse, vivre, c’est vivre.
Autant d’enjeux neufs et nus renseignant sur le dessin de profond et d’intime de l’écriture de Mauvignier qui invente avec force, depuis une bientôt quinzaine d’années, la venu d’une littérature éthique, une grande littérature morale qui voudrait trouver en chacun cette morale à être, tentant de faire surgir, depuis la mort de la littérature un dispositif où, jeté dans le monde, l’homme trouve ce qui lui permettra de conduire des conduites et œuvrer au récit comme grande éthique du monde et du Sens. Où, bientôt rejoint par Édouard Louis, depuis notamment sa remarquable Histoire de la violence, Mauvignier laisse les voix nues de chacun errer jusqu’à trouver le corolaire de sa littérature éthique, à savoir une grande littérature physique qui trouverait en chaque homme le peuple ultime, celui qui oubliant le roman, le récit et tout langage, et le corps nu des hommes, qui trouverait le nom oublié jusque-là de la littérature au-delà d’elle et jeté dans l’ivresse du monde : le Poème.
Laurent Mauvignier, Ceux d’à côté, éditions de Minuit, 2002, 156 p., 12 €