Une soirée ordinaire

Le Vertige des possibles © Vivianne Perelmuter

Je veux faire depuis plusieurs jours un papier sur le magnifique nouveau roman de Camille Laurens, Celle que vous croyez. Je n’y arrive pas. D’abord je ne suis pas un critique littéraire et puis Camille est une amie dans la vie, c’est troublant de lire une amie. On reconnaît la voix, les inflexions de la pensée et en même temps c’est une tout autre personne, qu’on ne connaît pas ou mal, qui impressionne un peu, l’auteur.

Le mot qui revient souvent dans les papiers que je lis à propos de ce livre est « vertige ». C’est le bon mot. Ce livre est un tourbillon, un vertige, « Le vertige des possibles » pour citer le film d’une autre amie, Vivianne Perelmuter, vertige de ce qui peut avoir lieu, qui a lieu, qui est là et en même temps vertige de ce qui est impossible et qui existe pourtant, qui est aussi le réel. Nous sommes continuellement écartelés entre ces deux vertiges, pour le meilleur et pour le pire.

Ce roman, il est tellement intelligent brillant que je pourrais faire du mauvais Lacan et dire plein de choses obscures et pas connes… Si je faisais ça ce ne serait peut-être pas inintéressant mais je parlerais de moi, encore, pas du livre de Camille.
« Chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-même. » Il a raison Marcel mais j’ajouterai que ceci n’est valable qu’avec les vrais livres, ceux qui vous donnent de la place pour être, respirer, c’est le cas dans Celle que vous croyez.

Un de mes amis écrivain, pédé, bla bla bla, un ami qui n’est d’ailleurs plus un ami depuis, m’a dit un jour : « Je ne sais pas ce que tu fais avec Camille Laurens, c’est quand même une écriture de bonne femme, et c’est tellement auto-centré. » Même pas besoin de répondre, ça ne mérite pas de réponse, pauvre de lui. Claire, Camille ou Chris dans le roman de Camille, c’est moi. C’est vous. et c’est ça un écrivain, c’est quelqu’un qui dit Je pour parler de vous, à vous, à partir de vous et vers vous. Si on réfléchit bien y’en a pas des masses.

Mais je voudrais éviter une confusion possible. N’allez pas croire que c’est un roman compliqué, qu’il faut être agrégé de Lettres ou avoir fait une analyse de vingt ans pour le lire. Bien sûr que les Lettres et l’analyse sont diffusées infusées dans ce roman, mais le talent de Camille est d’en avoir fait une matière incarnée, présente, grave, terriblement grave et légère en même temps, comme elle. Moi qui la connais dans la vie je peux vous dire qu’elle est comme ça. Sa tristesse a toujours le sourire aux lèvres. Sa gaité a toujours un peu de tristesse dans les yeux. Je suis un peu in love de Camille, à ma façon, c’est aussi pour ça qu’il m’est difficile d’en parler. Lisez ce roman, offrez-vous et offrez le cadeau du désir qui coule, sur la page et dans les veines. Ce désir qui fait que la vie est parfois mieux que la vie.

« L’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu. C’est l’encre, c’est l’écrit, et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie. » Marguerite Duras, Écrire.

J’ai proposé à Camille une sorte de dialogue écrit pour Diacritik, nous parlerons elle et moi, comme ça, de son roman mais aussi de tout de rien, de ce qui surgit, de la météo peut-être, nos recettes de cuisine si ça se trouve. On fera ça plus tard, au printemps, quand on trouvera un moment calme. « Le printemps c’est joli pour se parler d’amour. » Maintenant je continue ce que je fais ici, je continue mon journal en ligne.

Autre sujet mais en même temps sujet pas si éloigné, hier soir à Tarbes je suis passé dans le seul lieu de drague en extérieur, les quais de l’Adour, lieu de drague homo je veux dire. J’y ai rencontré un mec, comme il pleuvait un peu je suis monté dans sa voiture, on a parlé. On fumait et il faisait chaud dans la voiture on a donc descendu les vitres. C’était bien, on parlait de tout de rien, lui de sa mère malade, moi de mes trucs, on se rencontrait. Même pas de jeu de mains jeu de vilain.

Puis la Renault 19 cabriolet beige est arrivée, ils étaient trois dedans, pas bien vu les visages, c’est allé c’est vite, « Hé les pédales, sales pédés, vous avez le sida, sors de la caisse sale pédé on va te brûler. » Malheureusement je ne peux rendre ici la voix, voix de mâle pleine de rage et de haine, voix de haine, d’animal, non même pas d’animal, pire que ça.

D’abord on a pas bougé, on s’est dit ne bougeons pas pour leur montrer qu’on a pas peur puis les pierres sont arrivées, morceaux de caillasse, bouteilles de bières, sur la bagnole. On a démarré, ils nous ont coursé. On a roulé dans Tarbes et environ pendant 30 minutes, ils nous collaient au fesses, faisaient des appels de phares, roulaient de plus en plus vite. Finalement j’ai demandé à mon collègue s’il savait où se trouvait le commissariat, allons là-bas et garons-nous devant, peut-être que ça va les calmer.

En effet ça les a calmés, on est restés là vingt minutes environ devant le commissariat. J’ai dit à mon « collègue » : Bon, j’y vais, je vais faire un signalement. Si tu veux m’a-t-il répondu, si tu veux mais ça ne sert à rien. Y’a un mois, les mêmes ou d’autres ont tabassé un vieux, ils ont mis le feu à sa voiture vers les quais de l’Adour, des témoins ont appelé les flics et les pompiers… les flics et les pompiers ont mis une heure environ avant d’intervenir. Ici tout le monde se fout du quai de l’Adour, même la police.

Ici à Tarbes, dans les Hautes-Pyrénées, même la misère et la haine sont modestes. On n’a pas Daesh ici, les Coulibaly et les frères Kouachi on les regarde à la télé, tout le monde en parle bien sûr mais ça reste de l’autre côté, loin là haut au-dessus de la Garonne et de la Loire, dans la grande ville un peu folle, Paris.

On est des pédés tu sais, me dit mon ami de la nuit, ici ça reste loin Taubira et le Mariage pour tous, ici c’est la haine. C’est un jeu, une habitude, les pauvres mecs frustrés cassent du pédé le soir, la nuit. Y’en a même qui se créent de faux profils Grindr ou Hornet ou Gayromeo, ils te parlent, te chauffent puis te donnent rdv quelque part pour te faire la peau. Avec un peu d’entrainement ils seraient peut-être Coulibaly ou Kaouachi, finalement c’est un peu de la même famille tout ça, la même famille de la misère intellectuelle, économique et sociale. Ici pas de Bataclan, Charlie ou autre, ici on fait ce qu’on peut, on casse du pédé, de la lope, de la tapette sur les quais de l’Adour. Y’en rien à faire, finit par dire mon « collègue », ce sera toujours comme ça.