Nous étions la réserve de main-d’œuvre

© Jean-Philippe Cazier

C’était à Casablanca, en 1962. Du linge suspendu séchait au soleil au bord de la route. Une femme voilée regardait la route. Un homme vendait des fruits au bord de la route. Un ruisseau de boue coulait au milieu de la rue. Nous étions à Casablanca, au Maroc. Nous vivions dans des conditions dégradantes. Nous étions des milliers. Les enfants étaient partout dans les rues, sur la route, devant les maisons. Les enfants regardaient la route. Tu dis : nos salaires étaient des salaires de misère. Nous étions les bidonvilles de l’Empire. Tu dis : les gens partageaient la misère. La misère était le bien commun. La terre ne pouvait pas tous nous nourrir et certains sont partis pour toujours. C’était à Istanbul. Les hommes attendaient de pouvoir partir en Allemagne. Nous étions la main-d’œuvre pour les usines allemandes. Les employeurs allemands venaient eux-mêmes en Turquie choisir leurs futurs employés. Les médecins allemands nous ont examinés, ils ont examiné nos dents. Nous n’avons pas été bien accueillis en Allemagne. On nous disait que notre emploi en Allemagne devait profiter à l’Allemagne et à nous. Mais c’est surtout l’Allemagne qui en a profité. Ce sont les usines allemandes qui ont profité de nous. Elles ont fait du profit grâce à nous. Nous étions la réserve de main-d’œuvre. Nous étions exportés en Allemagne comme des marchandises. Tu avais 24 ans. Le patron allemand t’a dit que la sélection était sévère, qu’il savait qu’elle était sévère. Qu’il fallait te soumettre à des tests psychotechniques. Que c’est ce qu’un patron devait faire pour avoir de bons outils de travail. Tu dis : en Hollande nous avons fabriqué les trains confortables que prenaient les voyageurs hollandais et européens. Tu dis qu’on t’a fait lire un texte mais tu ne l’as pas bien lu. On t’a demandé pourquoi tu voulais partir à l’étranger. Tu as dit que tu voulais travailler mais on ne t’a pas vraiment cru. On t’a dit que tu devais bien travailler et avoir un bon comportement dans la rue. Tu dis que vous veniez du Maroc, de Yougoslavie, de Turquie, d’Espagne. Que vous étiez des travailleurs achetés par l’Allemagne, l’Angleterre, la France. Vous étiez nécessaires à ces pays pour que ces pays restent riches et deviennent encore plus riches. Tu dis que vous étiez un monde misérable nécessaire à la richesse des pays riches. Des milliers d’hommes montaient dans les trains et faisaient avec la main des signes d’au-revoir ou adieu. Tu dis que les hommes chantaient dans le train et tapaient dans leurs mains. Des milliers étaient déjà partis et vous alliez les rejoindre. Milliers de Yougoslaves, de Turcs, de Grecs. Les hommes jouaient aux cartes dans le train et fumaient des cigarettes. Tu t’appelais Salos Antonios. Tu avais 35 ans, tu étais ouvrier. Tu regardais la mer à travers la fenêtre du wagon. Les plages abandonnées sous la pluie. Tu regardais les arbres sans feuilles. Tu dis : nous avons travaillé dans les usines françaises. Nous pensions que nous allions avoir une belle vie. Tu dis : nous sommes partis de Rome, de Naples. Nous avons été achetés par l’Allemagne. Nous avons vécu dans les villes industrielles allemandes. Nous étions des gens modestes, ordinaires. Nous voulions gagner de quoi vivre. Nous ne parlions pas la langue allemande et les Allemands ne parlaient pas notre langue. Lorsque nous sommes arrivés à la gare nous ne savions pas où aller ni quoi faire. Nous avons demandé où aller et quoi faire mais personne ne comprenait ce que nous disions. Nous étions des immigrés et nous n’avions pas de maison. Nous n’avions pas de langue, pas de langage. Dans le quartier de West End nous avons été pourchassés par les Blancs parce que nous étions Noirs et pauvres. Les gens riaient et nous frappaient et certains ont essayé d’incendier notre immeuble. On s’entassait dans 11 pièces très petites que nous louions très cher. Nous étions 30 Marocains à habiter dans 11 pièces très petites. Tu dis que tu as cherché dans la rue où tu pouvais habiter et que tu as trouvé un hôtel meublé. Vous habitiez à 6 dans une chambre. Tu dis qu’en 1966 vous habitiez à Gennevilliers. Vous étiez dans des baraques en bois recouvertes de bâches. Vous étiez dans des baraques en parpaings et ciment. Tu dis que le sol était de la boue. Tu dis que vous n’aviez pas de travail ni d’argent. Tu ne savais pas comment faire pour vivre sans argent. Tu dis que vous étiez de plus en plus nombreux à vivre comme ça, dans la merde. Le soir vous écoutiez de la musique. Vous chantiez et vous dansiez et vous fumiez des cigarettes. Vous dites que sans vous l’industrie européenne se serait écroulée. On vous accuse d’être sales. On dit que votre cuisine sent mauvais. On dit que vous prenez le travail des vrais Finlandais et des Allemands. Que les gens ont peur. On dit que l’on ne parle pas aux Turcs et que l’on n’a aucun contact avec eux. On dit que les Turcs doivent parler comme tout le monde. Que s’ils vivent en Allemagne ils doivent parler la langue allemande. On dit que quand on vous voit on a envie de meurtre. Tu réponds que tu ne parles pas la langue allemande et que pour cette raison tu te tais. Tu demandes comment dire que tu te sens seul. Tu dis : comme n’importe qui nous construisons l’histoire de l’humanité. Tu dis : nous n’avons jamais tué personne. Tu dis qu’à Rotterdam des jeunes Blancs ont essayé de mettre le feu à ton immeuble. Qu’ils applaudissaient et qu’ils riaient en mettant le feu à ton immeuble. Qu’ils ont lancé des pierres contre la façade de l’immeuble et ont brisé toutes les vitres des fenêtres. Tu dis que tout ça se passait dans un pays démocratique. Tu chantes une chanson sur ton exil. Tu chantes : adieu, adieu à tous. Que Dieu est ton seul compagnon. Que tu suis ton chemin, et qui sait ? Que peut-être tu t’en iras bientôt mais tu ne sais pas. Tu dis : où est-ce que je me sens vraiment chez moi ? Tu dis que tu n’as pas de réponse à cette question. Que tu n’as pas d’autre horizon que de ne pas savoir. Que de jeunes adolescents étaient dans la rue et regardaient les passants. Que l’un d’eux avait une cigarette entre ses doigts. Qu’un jeune garçon faisait de la mobylette dans la cour de la cité HLM. Que c’était à Marseille, en 1983. Du linge étendu aux balcons séchait au soleil. Que c’était à Bradford ou à Stockholm. Que la police.

JLV, Paris © Jean-Philippe Cazier