Le film le plus drôle de l’année est aussi l’un des plus émouvants. Mia Madre résume ce qui fait la singularité du cinéma de Nanni Moretti depuis 40 ans : entre tragédie et comédie, il ne choisit pas. Il évite ainsi le pathos, permettant à chaque personnage de s’incarner pleinement, mais surtout recrée la vie dans toute son ambivalence.
Ce double jeu tragi-comique, on le sait au moins depuis La Chambre du fils, possède une vertu essentielle : la pudeur. Dans Mia Madre, elle est une nécessité. Margherita, réalisatrice, se partage entre le tournage de son dernier film et l’hôpital où sa mère malade ne guérit pas. Alors que l’état de santé de celle-ci s’aggrave, elle doit composer avec Barry, star hollywoodienne incompétente et prétentieuse, sa fille dont elle partage la garde avec son ex-mari et son frère Giovanni, homme parfait (interprété par Nanni lui-même !) qui veille sur sa mère comme sur sa sœur.

Le génie de Moretti, c’est d’abord de savoir circonscrire le drame dans la sphère intime. Aussi insoutenable que soit la perte d’un parent, c’est la plupart du temps une tragédie personnelle. Le monde ne s’arrête pas de tourner parce que Margherita risque de perdre sa mère : elle continue à assumer son rôle de réalisatrice, face aux doutes du créateur mais surtout face à Barry, acteur américain mythomane, incapable de se souvenir d’une ligne d’un texte écrit dans une langue qu’il ne parle ni ne comprend. À l’émotion, contenue, succèdent des scènes de comédies pures, souvent par la grâce d’un John Turturro qui n’avait pas trouvé depuis longtemps un rôle à la mesure de son immense talent. La vie continue et Margherita semble dépassée : à l’hôpital, où elle doit en plus faire face à la « concurrence » d’un frère prévenant et lucide ; sur le tournage, où Barry est incontrôlable ; avec sa fille, qu’elle n’arrive pas à préserver du drame. Comme tous les héros morettiens, elle est perpétuellement en décalage. « Je veux voir l’acteur à côté du personnage », répète-t-elle à ses comédiens (consigne martelée par Moretti sur ses propres tournages), sans parvenir à se souvenir de la signification exacte de ce mantra. Le décalage est celui que la tragédie personnelle instille dans le rapport au monde. Le film que réalise Margherita ne fait pas écho à son drame intime mais à une tragédie commune : une usine qui ferme, le chômage qui menace. Perdue entre la grande Histoire — la crise économique — et son histoire intime — l’hospitalisation de sa mère —, Margherita ne maîtrise très vite plus rien. Impuissante elle ne peut qu’assister au déclin inévitable de sa mère. Tandis qu’autour d’elle les situations les plus absurdes s’enchainent mêlant le burlesque au drame.

La beauté du film réside aussi dans sa façon de dépasser la chronique d’un deuil annoncé, aussi juste soit-il, pour mêler au réalisme des scènes irréelles qui transcendent l’œuvre. Les cauchemars de Margherita envahissent le film, séquences angoissantes qui ne vont pas tarder à se mélanger à d’étranges flashbacks. Margherita est en perpétuelle confusion, comme à cheval entre plusieurs niveaux de réalités : rêves, souvenirs mais également des scènes purement oniriques à la Buñuel, marque de fabrique de Moretti. On songe à l’interminable partie de waterpolo dans Palombella Rossa, à Silvio Orlando ne pouvant s’empêcher de suivre un gigantesque navire transporté à travers les rues de Rome dans Le Caïman, à Moretti cherchant la plage où fut assassiné Pasolini au son de Keith Jarret. Pourtant chaque séquence de décrochage, comique ou chimérique, est toujours suivie d’un brutal retour à la réalité, à la chambre d’hôpital où la mort rode.

Ces scènes surréalistes cohabitent en parfaite harmonie avec le sens du détail du réalisateur italien. Nanni Moretti déteste les clichés, ici pas de grandes effusions de larmes, pas de long monologues édifiants sur la mort, juste une obsession de la justesse. Des plans si évidents qu’ils nous glacent – les cartons entassés dans un appartement désormais inhabité – et nous voyons à quoi nos vies se résument : une vie classée, rangée, bientôt expédiée. Que restera-t-il d’Ada, cette mère agonisante ? Une bibliothèque de livres que personne n’ouvrira plus, la maîtrise d’une langue morte (elle était professeur de latin) dont sa petite fille elle-même comprend mal l’utilité. Ses anciens élèves viendront apporter à Margherita et Giovanni un regard nouveau sur Ada, qui les recevait encore pour parler de tout et de rien.
Mais Ada filmée par Moretti n’est pas qu’une mère, pas qu’une prof attentive, il lui restitue sa part de mystère, celle de chaque être humain. Interprétée avec tact par Giulia Lazzarini, le rôle n’est pas juste celui d’une malade, d’une vieille dame qui serait pleine de sagesse ou atteinte d’Alzheimer, elle ne prend pas sa situation avec la tempérance d’un vieux maître chinois ni comme une enfant dépassée : jamais le cinéaste ne la prive de son caractère, d’une véritable dimension, jamais il ne cède à la facilité de la caricature pour apitoyer le spectateur. Le cinéma de Moretti, c’est avant tout le respect de chaque personnage, comme s’il existait au-delà du générique de fin.

La mise en scène et le scénario sont ainsi admirablement servis par des acteurs tous capables de changer de registre et d’apporter de la profondeur à leur personnage : Margherita Buy tout d’abord, dans un des plus beaux rôles de femmes vus au cinéma ces dernières années. Il ne devrait pas y avoir de « rôle de femme » d’ailleurs, mais il faut constater que les actrices n’ont souvent le choix qu’entre la voix protectrice de la raison, l’hystérique évaporée ou l’objet de désir. Moretti a fait de Buy son double : dépassée, autoritaire, maladroite… À la fois alter ego de l’auteur et caractère singulier difficile à appréhender pour ses proches. Victime malgré elle d’un frère idéal dont le cinéaste s’est malicieusement attribué le rôle. (Il faut voir cette magnifique séquence où, remontant la file d’attente d’un cinéma jouant Les Ailes du désir, Giovanni marche à côté d’elle, l’épaulant et l’inspirant comme l’un des anges de Wenders). Victime également d’un acteur incontrôlable : Barry Huggins, exubérant, presque fou, dont Turturro fait d’abord un matamore de comédie, avant de donner à l’histrion une sensibilité inattendue en acteur témoin de son propre déclin. La scène de danse, autre grand classique morettien, montre l’étendue du talent de John Turturro, tour à tour ridicule et gracieux. C’est dans le même esprit que Giovanni se révélera aussi bien plus fragile que Margherita ne le pense. Les personnages du cinéma de Moretti nous touchent car ils sont réellement humains et mystérieux, pas des marionnettes au service d’un propos. Margherita, Giovanni, Barry, Livia : l’obsession de Moretti est de faire exister ceux qui restent, ceux qui continueront dans la confusion puis l’apaisement. C’est à eux que le film semble s’adresser.
Le maître de l’autofiction réalise un film universel sur un deuil ordinaire où se mêlent douleur, transmission, reconstruction, et qui se clôt sur une dernière réplique ouvrant le champ des possibles : « demain ».
Mia Madre — Réalisé par Nanni Moretti – Scénario : Nanni Moretti, Gaia Manzini, Chiara Valerio – Directeur de la photographie : Arnaldo Catinari – Montage : Clelio Benevento – Avec Margherita Buy, Giulia Lazzarini, John Turturro, Nanni Moretti, Beatrice Mancini.
Sortie en salles demain, 2 décembre 2015.