Au travail !

Le journal d'Olivier Steiner © Christine Marcandier

Le massacre a eu lieu, le massacre a lieu, le sang est à peine séché et le sang coule, la terre au-dessus des cercueils est encore fraîche, remuée, on est toujours dans la sidération quoi qu’on dise, ce qui s’est passé déborde, nous déborde, débordera toujours. On veut tous faire quelque chose, allumer une bougie, mettre du rouge du bleu du blanc à la fenêtre, poser des fleurs, une simple rose ou un poème ou une corbeille, une couronne, un dessin d’enfant, je ne sais pas, verser des larmes aussi bien, chanter, prier, penser, je ne sais pas, on veut tous faire quelque chose et on ne sait pas quoi alors on fait ce qu’on peut, qu’est-ce qui peut être utile ?

Une chose serait vraiment utile : une résurrection de Lazare x 130, que ce putain de Jésus revienne et fasse que les 130 morts se relèvent eux aussi, comme Lazare, pourquoi pas eux aussi, sont-ils, seraient-ils moins aimables que Lazare ? La question est bien sûr oratoire, le Jésus auquel je crois est celui du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, le Jésus qui ne parle pas, ne répond pas, n’agit pas, se laisse faire. Alors voilà je suis triste et en colère, ah la belle affaire, Olivier Steiner est triste et en colère, mais qu’est-ce qu’on s’en fout, comme c’est inutile ! Même Olivier Steiner s’en fout de sa tristesse et de sa colère, alors quoi ? Ce sera un coup de gueule.

Le fait est que je n’y arrive pas, je n’y arrive plus, ça va trop vite, la caisse de résonance est trop forte, je lis, j’écoute, je marche dans Paris la nuit parce que je ne trouve pas le sommeil, je vais sur les lieux des fusillades et je rallume des bougies éteintes, ça ne sert à rien, c’est un brin pathétique, je me lève tôt et j’écoute encore, les voix des autres, ceux qui savent, les experts, la radio, les infos, ça y est c’est la guerre, ce sont les guerres, la propre, celle des drones, et la sale, celles des kamikazes. Nous, on est là au milieu, on assiste au truc, impuissants, le mouvement semble lancé, ça pue, ça va puer, bombes lacrymo dimanche dernier. Ami lecteur de ce papier, si tu cherches quelque chose de sérieux, de solide, de raisonné, je veux dire un discours qui repose sur une pensée construite, élaborée dans le temps, les années, dans le travail et la rigueur, je te conseille de passer ton chemin illico et d’aller du côté de Judith Butler, de Régis Debray, de Jean-Luc Nancy, de Bernard Stiegler ou de Jürgen Habermas, ils ont chacun pris position depuis le massacre, avec éclat et intelligence chacun a apporté ses lumières, son éclairage, chacun a analysé la situation avec ses outils, a formulé des hypothèses, des perspectives, des inquiétudes. Moi c’est pas ça, moi je mélange tout parce que dans ma tête tout se mélange, ça fait des boucles, des phrases, ça fait le cœur gros et le temps perdu, bien, bien, bien, mal. Vous savez, encore quelques jours de silence, encore un peu de dignité et de sang froid si on peut, il faut respecter le deuil des familles, des proches, le deuil national mais après, juste après le silence, après les 130 mises en bière, j’espère que ça va crier, et fort, très fort, genre cri de Munch version audible. Moi je suis naïf et émotif, je suis un spectateur qui écrit dans un café, au Rouge Limé métro Charonne, seul, je suis un peu naïf et je suis un peu con aussi, par exemple je suis du genre à croire que juste avant la mort, ou face aux grands drames, l’âme humaine s’élève très haut, par delà le bien et le mal. Je suis du genre à croire que la conscience grandit, s’agrandit, qu’on devient meilleur, etc. En fait bien souvent non, même pas, on reste soi souvent, petit, bien petit, mesquin et misérable même au seuil de la mort.

Là, d’un coup la moutarde me monte au nez car je pense à telle écrivaine célèbre et à son récent torchon dans Le Monde des livres, vous voyez peut-être de qui je parle, même pas envie d’écrire le nom tant que suis en colère. C’est une écrivaine célèbre qui se revendique du réel, parce que le réel depuis le début c’est son fond de commerce, et elle n’arrête pas de nous dire depuis des années qu’elle sait ce que c’est que le réel, elle, elle en connaît un rayon, elle est même là pour nous montrer la voie, la vérité, à nous les petits cochons aveugles, nous ouvrir les yeux, nous montrer la voie qui mène à la clarification définitive du réel d’avec la fiction : foutage de gueule ! La frontière est poreuse, idiote, poreuse tu sais ce que ça veut dire ? Poreux = pas imperméable comme dans tes « crocs-niquent », pas blanc ou noir, pas gentil puis méchant, victime versus coupable. Et puis le réel c’est l’impossible, tu devrais le savoir, non ? Avec tous tes amis psy célèbres, ton analyse autoproclamée, tu es bien placée pour le savoir ? Alors que fais-tu, écrivaine célèbre, quand tu commences ton papier par cette anecdote à propos de cette représentation d’Othello en 1822, à Baltimore, quand le vigile chargé de surveiller la salle a tiré sur les acteurs, parce qu’il n’avait pas compris, parce qu’il ne supportait pas qu’un noir puisse se jeter comme ça sur Desdémone, il n’avait pas compris que c’était Shakespeare et de la fiction. Et tu nous fais croire, écrivaine célèbre, que ça c’est le réel, tu ajoutes même, «c’est une histoire vraie», alors qu’en réalité ce «fait divers» est une fantaisie inventée par Stendhal, une jolie histoire, une fiction, une fable… Donc, stop, stp. Personne n’a le monopole du réel, c’est aussi ça la démocratie, accepter, intégrer physiquement en soi que personne n’a le monopole du réel. On vit tous dans sa bulle, dans une bulle nourrie par ce que perçoivent nos cinq sens, chacun dans son hologramme personnel du monde, et il y a des hologrammes plus ou moins partagés, qui communiquent plus ou moins ensemble, c’est juste ça. Pardon, écrivaine célèbre, mais je vais bloquer sur toi encore quelques secondes, car il est grave ton papier, il est dangereux et il fait du mal, tu sépares là où il faudrait rassembler, tu es certaine là où il faudrait douter avec prudence, modestie. C’est quoi cette comparaison douteuse entre l’Islam et les Allemands de 42 ? C’est quoi ce venin dans ton encre que tu fais mine de ne pas voir ? Toi qui kiffes les mots, qui n’a que le mot «mot» à la bouche, tu emploies le mot Islam comme si c’était une entité, un truc un seul.

Mais il y a plusieurs Islam, idiote, il y a plusieurs Islam comme il y a plusieurs banlieues, et il y en a même de trop, il y a l’Islam des lumières, celui du Coran, il y a celui de la Mosquée de Paris, il y a le salafisme djihadiste, le soufisme, les sunnites, les chiites, les guides spirituels, le Califat, charia ou pas, fatwa ou pas, etc. T’as déjà entendu parler de tout ça, n’est-ce pas ? Certes, au Flore ou au Café Beaubourg ça saute pas aux yeux… On ne peut plus depuis le 13 novembre simplement dire Islam comme ça, sans préciser, comme s’il n’y avait qu’un Islam, comme s’il n’y avait qu’une seule banlieue en France et qu’une seule ville qui serait Paris centre, berges de la Seine… Il convient de préciser, et c’est ça la littérature, d’ailleurs, la précision, la nuance, le petit regard tout subjectif et qui devient universel parce qu’il est hautement subjectif. La littérature c’est le petit Marcel qui le soir attend sa maman dans la maison de Combray et la maman tarde et le petit Marcel est malheureux comme les pierres. A priori on s’en fout de ce chagrin-là, ça concerne qui ? Mais la littérature en fait l’un des plus grands et plus beaux malheurs du monde, une des plus grandes tragédies : maman ne viendra peut-être pas ce soir pour le baiser d’avant la nuit… Tu vois, écrivaine célèbre, et après j’arrête avec toi promis, Mohamed Merah et le poète du 13ème siècle Djalâl-Od-Dîn Rûmî ont en commun le mot Islam, mais l’Islam de l’un est l’opposé de l’Islam de l’autre, qui ne le sait pas, qui ? Je pourrais continuer sur cette lancée rageuse tant ton papier du Monde est problématique, écrivaine célèbre, y’aurait notamment beaucoup à dire et à redire sur ton paragraphe à propos de l’identité, quand tu nies les identités pour enfin terminer par «l’équipe de France»… mais voilà ton cas finit par me fatiguer, j’arrête par ces trois mots : foutage de gueule ! Des boucles dans ma tête j’ai dit, mon sujet aujourd’hui c’est ça : un coup de gueule parce que c’est toujours sain, des boucles d’indignation, de colère et de fatigue, des trucs qui raisonnent et des images qui reviennent, de l’ordre du traumatisme et de la hantise, de l’ordre de la pollution et de la collision. Mais il y a heureusement de beaux papiers, de beaux gestes, de belles voix : Camille Laurens dans Libé, Jérôme Ferrari, Agnès Desarthe dans Le Monde, Jean Hatzfeld, Emmanuel Ruben sur le site de L’Humanité et même Marcel Gauchet qui n’est pas du tout mon copain mais qui est trop intelligent pour que je refuse d’entendre ce qu’il a a dire. Donc heureusement, il n’y a pas que des idiotes, même si le propre des idiotes est de faire plus de bruit que les autres…

Je ne sais évidemment pas de quoi demain sera fait, mais je ne le sens pas, demain. On a terriblement besoin d’élévation, on a besoin que l’histoire avec un grand H revienne nous montrer une direction un tant soit peu verticale mais j’ai bien peur qu’on soit chaque jour un peu plus rabaissé, anesthésié par le matraquage médiatique, horizontal, plat, les infos en live, sans recul, sans pédagogie aucune, le zapping, les petites phrases, la tronche de Marine, son sourire, cette autre idiote de Valérie Pécresse avec son idée du terrorisme qui commence par les fraudeurs du métro… au secours ! Ouh là… je me relis et il va vite falloir que je trouve deux idiots car on pourrait m’accuser de misogynie, ce serait si facile : il est pédé donc il est forcément un miso, non ?

Des idiots c’est pas difficile à trouver : allez, un au hasard, le premier qui me vient en tête : Sarkozy, c’est pratique, pas besoin de dire pourquoi. Et puis un second dans la foulée, le Géo Trouvetou de la droite molle, inventeur du Guantanamo made in France : Wauquiez ! Ah, Laurent Wauquiez… tout un poème ! La vilenie faite homme, le conservatisme obséquieux, France rance et mielleuse, berk ! Donc, voilà, deux idiotes dans mon papier, contre deux idiots, tout contre, je suis pour la parité, point de misogynie, égalité des sexes. Je me calme, je me calme. Je disais au début que je n’étais qu’un spectateur qui écrit, eh bien justement pour changer de sujet tout en restant dans l’actualité, j’ai été au théâtre ces derniers jours. J’ai vu Fin de l’histoire de Christophe Honoré à la Colline (la dernière est pour bientôt mais une tournée en province est prévue), j’ai vu L’actrice splendide d’Yves-Noël Genod à Lyon au Théâtre du Point du Jour et j’ai vu Répétition de Pascal Rambert à Chaillot. C’est fou ce qui se passe avec ces trois pièces, elles ne le savent peut-être pas mais elles se parlent entre elles, se répondent et répondent aussi au 13 novembre, c’est fou, c’est assez génial. Mon truc c’est pas le réel comme l’écrivaine célèbre, mon truc c’est une histoire qu’on m’a racontée quand j’étais petit et j’y crois encore : l’histoire du verbe qui s’est fait chair, le verbe qui peut se faire chair à nouveau – dans certaines conditions – puisque ça s’est déjà produit. C’est ce qui a lieu avec Genod, Honoré, Rambert, même si les propositions et les conceptions du théâtre sont différentes. Le verbe se fait chair avec eux, le miracle a lieu, il y a fusion entre les corps et l’esprit, la pensée redevient active et agissante, et c’est là dans le moment présent, ça a lieu, ça existe vraiment, on est vivant et on se sent vivant, «quand on vit on ne meurt pas» me disait y’a quelques mois mon amie Chantal Akerman. C’est ici et maintenant qu’on vit, qu’on ne meurt pas.

Peut-être que dans un prochain papier, j’essaierais d’approfondir ce que j’ai compris du concept de «fin de l’histoire» qui n’est pas la fin des événements, j’essaierais peut-être de parler du magnifique texte de Pascal Rambert, qui lui semble opter pour une Histoire non finie, qui nous rattrape et nous réveille, que tout re/commence malgré la merde ambiante, malgré les open space, les réunions sous des lumières de néon. J’essaierais aussi de dire quelques mots sur la précieuse poésie d’Yves-Noël Genod, ses fragments sur la grâce pour citer un film de Vincent Dieutre, son théâtre de la vie dans la vie comme résistance de chaque jour au jour le jour. Chez Yves-Noël, peu importe si le spectacle change de titre d’une semaine à l’autre, ce n’est qu’un détail, son théâtre c’est pas telle pièce, tel opus, c’est lui, son regard, ses tableaux, son Radeau de la Méduse qui jamais ne sombre, même si… Alors oui, si vous avez comme moi mal aux oreilles à cause des idiots et des idiotes, allez voir ces pièces si vous pouvez, c’est en ce moment et c’est tellement brillant. Mais «fin de l’histoire», franchement je ne sais pas.

Moi, parce que je suis né en 1976, je dirais que l’histoire en France s’est arrêtée avec la mort de Mitterrand. Parce que l’histoire c’est pas une frise chronologique, des dates alignées, l’histoire c’est un sentiment personnel et collectif, c’est quelque chose qui a à voir avec l’image mentale, le roman, l’écriture, la chanson, les pubs, le camembert, le flamby, le sacré et l’image d’Épinal, le romanesque. Pour moi l’Histoire en France s’est arrêtée avec l’image de Mitterrand et Kohl se tenant la main, avec la rose rouge remontant la rue Soufflot vers le Panthéon, Dalida et Barbara, la pyramide du Louvre, la Grande Bibliothèque, les adieux troublants, mystiques : « Je crois aux forces de l’esprit ». Je ne sais plus qui – quelqu’un de célèbre – avait dit au contraire que l’Histoire française s’était arrêtée en 1789. Vous voyez comme tout cela est bien relatif, et nous avons tendance à penser le monde dans les limites étroites de notre génération, comme si la réalité était bornée par deux points : notre naissance et notre mort. De l’orgueil à l’humilité, de toute façon il ne s’agit que de soi. Donc finie ou pas finie, l’Histoire, en tout cas la question est passionnante. Et cette question, c’est pas du foutage de gueule. Je ne suis pas capable de répondre, comme si je pouvais donner tort ou raison à Hegel, carrément Hegel, ou Derrida, ou Marx, etc. Ce que je crois en revanche c’est que la clef se trouve et se trouvera du côté de l’économie, d’un nouveau partage des richesses, d’une meilleure redistribution. Avec le christianisme l’Occident a vécu plusieurs siècles dans l’économie du salut… et ça a donné de si belles choses, les cathédrales, le quattrocento – je n’oublie pas l’Inquisition, bien sûr, mais bon… Aujourd’hui Dieu est mort, on le sait depuis Nietzsche mais les obsèques eurent lieu à Auschwitz.

L’économie du salut a été remplacée par le salut dans et par l’économie, la consommation, mondialisation, libéralisme, chacun pour soi, son petit confort avant tout, j’adore Dior, chacun ses acquis et que les autres crèvent. Je ne dis pas qu’il faut revenir à la chrétienne économie du salut, on ne revient pas en arrière. Mais il est grand temps d’arrêter avec cette économie omniprésente et régissant le monde entier, domination de l’argent, argent qui fabrique de l’argent, soumission de l’humain. Car les territoires oubliés ne vont pas cesser de se multiplier, ici en France et ailleurs, Saint-Denis, le Mirail, Molenbeek, Lampedusa, etc. La crise climatique va aggraver les choses, rendre plus riche les riches et plus pauvre les pauvres, et ça va péter, encore et encore, les migrants d’abord, les fanatiques ensuite qui ne sont pas que des gens incultes et pleins de haine, ils sont, je crois, à l’origine, des gens désespérés, qui se sentent rejetés par le système, par le monde entier. Ah ! L’homme noir qui ne serait pas entré dans l’Histoire, le dégueulasse discours de Dakar… Ah ! Bush et sa guerre Tempête du désert… voilà où ça nous mène… Je ne sais pas ce qui va pouvoir redonner de l’espoir au monde, je ne sais vraiment pas. Les idéologies ont fait leur temps, ont démontré leurs limites, leurs dangers, l’économie et le progrès n’ont plus ce charme optimiste des années 50 / 70, les religions s’opposent alors qu’elles ont été créées pour relier, je ne sais vraiment pas ce qui reste. Avant, il y a bien longtemps, il y avait l’école et l’armée, aujourd’hui, même l’école je n’y crois plus. J’ai une petite anecdote à ce propos, d’ailleurs.

Il y a deux ans j’ai animé pendant 10 mois un atelier d’écriture au sein de l’association Le Refuge à Paris. Une fois par mois j’invitais quelqu’un, un artiste ou un auteur, et on discutait. Un jour j’ai invité Édouard Louis qui à l’époque était un de mes amis. Édouard avait été brillant ce jour-là, discours bien rodé, pas d’hésitation, récit sensible et petit missel bourdieusien, a priori c’était parfait, rond, carré. Et puis Édouard avait insisté sur l’école, en disant à ces jeunes du Refuge (qui ne sont pas seulement victimes d’homophobie il faut le dire, ils viennent aussi de milieux sociaux modestes voire compliqués, immigration, « quartiers sensibles », enfin bref pas d’argent), donc Édouard y allait de son grand discours positif : Faites comme moi, vous pouvez faire comme moi, utilisez l’école comme un levier, l’ascenseur social marche encore. C’est à peu près ce qu’il disait ce jour-là. De mon côté je ne disais rien mais quelque chose me gênait par rapport à eux ces jeunes du Refuge, j’étais mal à l’aise. Ils n’ont rien dit, ils ont applaudi, Édouard a fait des dédicaces de son livre En finir avec Eddy Bellegueule. Moi j’étais toujours vaguement mal à l’aise et je ne savais pas très bien pourquoi. A la pause cigarette, dehors dans la cour, un des jeunes du Refuge, Mehdi, 18 ans, est venu me voir d’abord pour me taxer une clope. Je lui ai demandé s’il était content de la rencontre. Pas trop m’a-t-il répondu. Ah bon, pourquoi ? Et lui de me dire en rougissant, les larmes aux yeux : «Mais monsieur Olivier on est tous allés à l’école et on parle pas comme Édouard Louis, on peut pas écrire un livre nous, ça veut dire quoi ? Qu’on était trop mauvais pour l’école, qu’on est trop bêtes ?» C’est ainsi que je compris d’où venait mon malaise. Édouard mentait, sincèrement ou pas je m’en fous, il mentait par omission. Car la réussite d’Édouard, à côté de son talent et de ses qualités personnelles, choses que je ne néglige pas, c’est pas simplement le fruit de l’école, Édouard a eu très jeune la chance de rencontrer Didier Eribon, et Didier Eribon l’a en quelque sorte pris sous son aile. Ce jour-là au Refuge Édouard avait juste oublié de dire qu’il y eut «cela» dans son parcours, cette rencontre. Et nous sommes là en pleine inégalité et même injustice. L’école est certes là et elle fait de son mieux mais certains ont la chance de rencontrer des pygmalions, des passeurs, des mentors, d’autres pas.

Et je ne déroge pas à la règle, j’ai eu moi aussi la chance d’avoir fait – par hasard – des rencontres qui m’ont changé, je pense à Chéreau notamment, ou bien Théodore Monod. L’école ne m’a pas tout apporté, loin de là. Donc, il faut faire attention, ne pas blesser Mehdi, ne pas tenir le discours culpabilisant de l’école pour tous, ça n’existe pas. Que l’on soit à Henri IV ou tel lycée près de la dalle d’Argenteuil, ce n’est pas la même donne. Il faut donc s’occuper de ceux qui n’ont pas eu la chance de croiser sur leur route Eribon ou Chéreau, c’est la grande majorité, s’occuper d’eux est notre mission première. Allez, au travail !