Il est de retour

Cet article a été publié le 6 novembre 2015. Il a été actualisé le 17 mai 2021.

Mein Kampf, manifeste d’Adolf Hitler dont on connaît la terrifiante postérité, a été écrit en prison, à Landsberg et publié en 1925. En 1934, il est traduit en français, sous le titre Ma doctrine. En 2012, l’écrivain allemand Timur Vermes publie chez Eichborn Verlag un roman Er is wieder da, traduit en 35 langues (en français par Pierres Deshusses chez Belfond puis en poche chez 10/18), un Il est de retour qui résonne étrangement alors que l’on annonce la reparution de Mein Kampf, chez Fayard, traduit par Olivier Mannoni. Le texte nationaliste et antisémite tombe en effet dans le domaine public en janvier 2016.

Dans le roman de Vermes, on est en 2011 et l’homme qui se réveille sur un terrain vague de Berlin est fou de colère : personne ne fait plus le salut nazi ? L’Allemagne ne domine plus l’Europe ? Une femme dirige le pays ? Hitler veut remettre de l’ordre dans tout cela et il va, en communicant redoutable qu’il fut dans l’histoire, utiliser les médias. Le livre est une satire au vitriol, d’autant plus dérangeante qu’Hitler en est directement le narrateur, tout est en « je », et le lecteur doit se secouer, s’obliger à trouver une distance. Peut-on rire avec Hitler ? La question, centrale, était d’ailleurs soulignée par l’éditeur lui-même en page de garde du roman dans sa version originale : au fil des pages, « le lecteur se surprend de plus en plus souvent à ne plus rire sur Hitler mais avec lui. Rire avec Hitler, c’est possible ? A-t-on vraiment le droit ? ».

Le roman de Vermes interroge les rapports complexes de l’Histoire (Historia) et de l’histoire (fabula), du passé et du présent, du droit à la fiction, voire à l’ironie, sur de tels sujets, la place du discours — de son énonciation à sa réception —, c’est un positionnement qui est exigé de l’auteur comme du lecteur. La mise en garde de l’édition allemande du roman de Vermes est signifiante : elle montre combien toute publication ayant trait au IIIè Reich est susceptible d’être mal interprétée sans vademecum. Mais avec la traduction d’un livre longtemps interdit, directement signé Hitler, on passe un cap dans le problématique, souligné par Jean-Luc Mélenchon dans une lettre à Sophie de Closets, PDG de Fayard, datée du 22 octobre, « Non ! Pas Mein Kampf quand il y a déjà Le Pen ! ». Le contexte pose problème, le texte lui-même (non plus une fiction mettant Hitler en scène mais son discours), la valeur à accorder (ou non) à cette suite de mots, puisque même le terme choisi — texte, manifeste, théorie, etc. — est une manière de le qualifier donc de le normer.

Du côté de Fayard, on se justifie en évoquant une édition commentée (du type de celle qui paraîtra en Allemagne en janvier 2016), un travail qui prendra du temps. La traduction a été confiée à Olivier Mannoni qui, dans une interview au Point (27 octobre dernier), commente ce « travail accablant », du fait de « l’épaisseur de la pensée de l’auteur, qui agit comme une espèce de colle terrifiante ». Il lui a aussi fallu entrer dans une mécanique de propagande, une vision folle et orientée. Et ce qu’il dit du texte est passionnant : « Une traduction est toujours une lecture et il y a toujours, oui, une part d’interprétation, surtout quand il s’agit de textes aussi ambigus. Il est cependant important de faire attention de ne pas projeter sur le texte, au moment de le traduire, ce qui s’est passé après son écriture. Hitler utilise énormément la polyvalence du vocabulaire allemand ». Citant l’exemple du mot Vernichtung, Mannoni montre comment Hitler l’emploie d’abord, dès les premières pages de Mein Kampf, à propos du traité de Versailles et de l’état d’anéantissement du peuple allemand, et fait retour à ce terme, à la fin du manifeste, pour évoquer cette fois l’anéantissement de l’ennemi. En un mot, par un mot, se déploie la mécanique folle d’une réappropriation du monde et des mots pour le dire, la logique d’une revanche, se referme le piège d’une idéologie.

La publication de Mein Kampf pose des questions multiples. Les partisans de sa réédition arguent d’une compréhension de l’intérieur de la mécanique fasciste, ils invoquent Histoire, archives et devoir de mémoire, jugent que ce pavé n’a de valeur qu’historique tant il est ignoble et indigeste. Ils expliquent par ailleurs que le texte est déjà disponible sur Internet, et sans le garde-fou de l’appareil critique qui figurera dans sa version imprimée — pire il s’agit d’une traduction fautive et d’une diffusion par un site d’extrême droite. À l’inverse, on peut penser que faire de Mein Kampf un document historique le banalise, voire le pose en référent. Que les millions de personnes déportées et exterminées au nom de cette théorie de « l’ordre nouveau », peuvent à elles seules faire pencher en faveur d’une non publication, par décence. On se demande aussi à qui iront les recettes du livre. La question se pose chez Fayard, sans réponse à l’heure de cet article, mais le caractère commercial de la publication pose problème. Faire de ce livre un succès de librairie ? Tout en ignorant pour quelle raison il le deviendra(it) ? Les actes d’achat et lecture seront-ils motivés par le document historique, le scandale, le discours ?

Le seul mérite (peut-être ?) de ce débat, est de poser fermement la question du discours, φάρμακον (pharmakon), comme Derrida l’avait défini dans La Dissémination (« la pharmacie de Platon ») : remède et poison dans son emploi au neutre, polarisation d’une violence et d’un rapport, éminemment problématique, à l’autre et exerçant un charme, une forme de fascination, figeant en partie la pensée. On en est .

Ajout, le 17 mai 2021

Fayard a annoncé aujourd’hui publier le manifeste nationaliste et antisémite d’Hitler le 2 juin prochain. Le titre n’en sera pas Mein Kampf mais Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf. Le livre ne sera pas distribué via le système habituel de mise à l’office mais par commande, une lettre de Sophie de Closets (PDG de Fayard) demandant aux libraires d’être un « relais sur le terrain pour expliquer notre démarche » et espérant ainsi échapper au « chaos des réseaux sociaux et des fake news ».

L’édition du livre, retardée par une polémique en 2015-2016 et une pandémie mondiale, aura donc été le fruit d’années de travail, celui du traducteur comme d’un comité d’historiens dirigé par Florent Brayard (Anne-Sophie Anglaret, David Gallo, Johanna Linsler, Olivier Baisez, Dorothea Bohnkamp, Christian Ingrao, Stefan Martens, Nicolas Patin et Marie-Bénédicte Vincent) et en partenariat avec l’Institut d’Histoire de Munich, qui a publié dès 2016 sa propre édition critique du livre nazi. Le livre sera présenté à la presse le mercredi 19 mai, en présence de Serge Klarsfeld, le volume comptera près de 1000 pages, 3000 notes, des introductions pour contextualiser et cadrer. Fayard souligne enfin que les droits et… bénéfices seront reversés à la Fondation Auschwitz-Birkenau.