
Tiphaine Samoyault n’aurait pas pu connaître Roland Barthes. Elle avait 11 ans quand il est mort. C’est de sa voix qu’elle nous parle pourtant en avant-propos : cette voix, connue via des enregistrements, est une durable trace laissée par quelqu’un qui aima toute sa vie la musique et le chant. Samoyault par ailleurs évoque le Barthes intime avec beaucoup de justesse et de tact. Ainsi elle réussit à dire le Barthes attaché éperdument à sa mère comme à son sud-ouest (la maison d’Urt), le Barthes homosexuel, le Barthes de toutes les amitiés et qui dînait chaque soir en ville, le Barthes sensitif et sensuel, qui aima les objets, les corps, les vêtements, les paysages.
Si ce Barthes-là est également apte à élaborer d’audacieuses théories, son objet de prédilection sera toujours le quotidien saisi dans ce qu’il a d’immédiat. De là, sa dérive progressive depuis la sociologie, objet de ses premiers enseignements à l’EPHE, vers quelque chose de tout proche de la pratique littéraire et qui lui fera projeter d’écrire ce roman qui ne viendra jamais. D’ailleurs, ses Fragments d’un discours amoureux comme son Roland Barthes par Roland Barthes touchent au romanesque et retiennent la pulpe de la vie de tous les jours. Tout ce qu’entreprend Barthes est en porté par le désir. « Sa pulsion, écrit l’auteure, le conduit à toujours associer désir et critique : ainsi les Mythologies ne sont pas purement dénonciatrices. Leur force vient aussi du fait que tout n’est pas sémiologique ou l’objet d’une critique idéologique ; entre aussi en jeu la puissance d’un désir pour les acteurs du catch, pour Garbo, pour les jouets en bois par exemple. » (p. 332)
Mais, à côté du Barthes attaché au sensible, il y a le penseur et théoricien. Et ce Barthes-là s’inscrit dans la lignée des grands intellectuels du XXe siècle. A-t-on observé que, durant cette période, la France s’est donné un maître penseur tous les dix ans : Sartre né en 1905, Barthes en 1915, Foucault en 1926, Sollers en 1936 (oui, osons ce dernier…). Ce qui incite Tiphaine Samoyault à former quatre duos scandant l’ouvrage : duos d’échange à distance de Barthes avec Gide et avec Sartre, puis duos de collaboration et d’intense fréquentation avec les deux suivants. L’admiration pour Gide ne retient guère. Avec Sartre, que Barthes n’a pratiqué que de loin, les choses sont simples et nettes : au Qu’est-ce que la littérature ?, du premier, Barthes répond par Le Degré zéro de l’écriture défendant l’idée que l’engagement n’est pas là où Sartre le croit mais à même un travail de la forme. Et c’est bien là le moment d’un changement de règne.
Avec Sollers, que Barthes fréquente avant de se lier à Foucault, c’est une affaire d’amitié intense s’exprimant dans des dîners à trois (Kristeva comprise) mais surtout dans l’adhésion de Barthes au groupe Tel quel et à la revue que lance ce groupe. « Facilement sujet à l’ennui, écrit la biographe, surtout dans des circonstances mondaines, Barthes apprécie aussi la conversation brillante de Sollers, l’étendue de ses lectures, sa combativité à toute épreuve. Même son esprit d’intrigue l’amuse. » (p. 485) Quant au duo avec Foucault, la biographe relève que « leur intelligence critique les conduit tous deux à ne pas séparer leur désir de leurs objets d’étude et à faire de l’homosexualité non pas une orientation, mais une façon de questionner le monde. » (p. 596)
Tout le livre nous le confirme, Barthes a rénové nos façons de penser et de sentir ; il fut créatif à tout moment, sans cependant donner dans le moderne à tout prix et en sachant se ménager des positions de repli vers le « classique ». Il est vrai encore que, combattant toutes les doxas et tous les conformismes, ses luttes ne l’empêchèrent pas d’aller vers un état d’esprit zen qui était sans doute dans sa vraie nature. C’est à ce titre également que Roland Barthes, qui alla si souvent à la rencontre de ce que nous attendions, qui nous ménagea de si belles aventures intellectuelles, fut en permanence notre contemporain : un extrême contemporain.
S’il est cependant un épisode aventureux que Samoyault a laissé un peu de côté, c’est celui qui lie son héros à Alain Robbe-Grillet. Or, il se trouve qu’au moment où paraît au Seuil son monumental Roland Barthes une toute jeune critique, Fanny Lorent, lui apporte un complément d’enquête appréciable. Encore un duo en l’occurrence mais dans une affaire qui ne se passe pas aussi bien que les autres. Résumons fortement. Le romancier vient de lancer avec Les Gommes le « nouveau roman » et très vite Barthes se veut le héraut du nouveau style. Et de célébrer l’apparition d’une « littérature objective » loin des affects abusifs et des métaphores trompeuses. Robbe-Grillet endosse volontiers l’image et une amitié se noue.
Mais Barthes en fait trop apparemment et agace le romancier. Survient alors un prof américain, Bruce Morrissette, qui consacre aux romans de Robbe un livre inversant le point de vue. Le roman nouveau serait beaucoup plus « humaniste » qu’il n’a été dit et évoluerait vers une littérature toute fantasmatique. Or, c’est Barthes qui préface l’ouvrage de l’Américain et il est contraint de prendre ses distances avec la nouvelle lecture. Commence alors une longue « déprise » de quelques années que Fanny Lorent commente avec verve et subtilité. On lira donc ce Robbe-Grillet et Barthes comme une « annexe » utile à la si belle biographie que nous venons de commenter.
- Tiphaine Samoyault, Roland Barthes, Seuil « Fiction et Cie », janvier 2015, 720 p., 28 € (et Points, 2016, 784 p., 14 € 50) — Lire un extrait
- Fanny Lorent, Barthes et Robbe-Grillet. Un dialogue critique, Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 240 p., 18 € — Lire un extrait