Les Mains dans les poches : Reiner Stach, Kafka, Le Temps des décisions

Kafka © Christine Marcandier

Et si l’un des genres majeurs pour penser les liens du réel et de sa mise en récit était la biographie ? Non l’autofiction qui déplace le curseur vers la réinterprétation imaginaire d’une existence attestée, mais bien la biographie. Elle a longtemps été méprisée après des décennies d’œuvre rabattue sur la vie de son auteur puis condamnée par le textualisme faisant fi de tout lien entre l’homme et l’œuvre.

Nombre de grands textes paraissant aujourd’hui montrent combien la biographie est au contraire une manière singulière et puissante pour sortir l’œuvre de sa clôture et la penser depuis une vie inscrite non dans le cadre étroit d’une existence mais dans le panorama bien plus large d’une époque. On pense au récent Sontag de Benjamin Moser mais aussi au Kafka de Reiner Stach, trilogie dont la première partie (Kafka. Le temps des décisions) paraissait enfin en France en mars 2023, dans une traduction de Régis Quatresous, au Cherche-Midi. Le tome 1 est désormais disponible au livre de poche.

L’entreprise est prométhéenne : plus de 900 pages pour ce premier volume, denses, documentées, par l’un des grands spécialistes de l’œuvre de Kafka qui fonde son récit sur une enquête minutieuse — durant deux décennies (1996-2014) — dans l’œuvre, la correspondance, le journal, les témoignages publiés par les proches de l’écrivain, les études antérieures de l’œuvre. Deux volumes suivront puisque celui-ci ne couvre « que » les années 1910-1915… soit plus de 3000 pages au total pour une vie de 40 années et 11 mois, tout entière dédiée à l’écriture comme « seul vrai centre », une vie devenue une légende tant la figure de Kafka dépasse largement son œuvre, tant on pense le connaître sans forcément l’avoir lu. D’ailleurs qui, l’ayant lu et relu, pourrait dire connaître son œuvre et la maîtriser ?

C’est d’une telle aporie que part cette entreprise biographique hors norme : Kafka, malgré les centaines et centaines de livres écrits sur lui, dans tant de langues, demeure un in-connu, ce qui est cohérent avec une œuvre marquée par l’inachèvement et la menace constante de la destruction. Son « aura », toute d’« étrangeté » et dans une fondamentale « altérité », « nous tient à distance ». On sait la souffrance constante de Kafka, ses sacrifices, ses vies personnelle, familiale et amoureuse marquées par l’échec, sa solitude irréfragable, ses textes qui naissent dans les profondeurs sombres et inatteignables de son « abîme intérieur ». Dès lors, demande Reiner Stach dans l’introduction du livre, « à quoi bon une biographie ? Pour lire que le génie aussi mange et fait ses besoins ? »

Felice a tenté de photographier son éternel fiancé, raconte Reiner Stach. « Une fois développée, l’image n’avait rien montré d’autre qu’un peu de fumée blanche ». De ces fiançailles si longtemps retardées, finalement brisées, « il ne nous reste donc que des traces, des éclats de souvenirs, le tremblement de la bobine endommagée d’un film muet »… Ainsi en est-il de cet écrivain, alors « ligoté comme un criminel », comme il l’écrit dans son Journal le 6 juin 1914. Cette fumée blanche, ce matériau paradoxal — trace fantomatique et insaisissable — est Kafka, dit Kafka, irréductiblement autre, toujours ailleurs quand un ici tente de le circonscrire. Nombreux ont été celles et ceux qui ont tenté de le saisir : les femmes « aimées » (soit à la fois désirées et repoussées), Max Brod qui, brisant la promesse de détruire l’œuvre de son ami, a donné ordre et sens à des textes inachevés et non classés (comme l’Amérique), nous offrant un Kafka qui n’est pas Kafka, les traductions qui peinent à rendre dans d’autres langues ce que Kafka exprime dans son allemand si singulier, d’un classicisme comme miné de l’intérieur par des images incandescentes et énigmatiques… Nous ne connaissons pas Kafka et ne le connaîtrons jamais pleinement, sans doute est-ce ce qui fascine et perd dans un désir sans fin.

Et le tour de force de Reiner Stach est de justement écrire au creux de cette présence/absence, de donner corps à cette fumée blanche, et, depuis Kafka, de trouver une forme idéale à ce que peut/doit être une biographie : non pas une vie balisée, rabattue sur quelques grands segments qui seraient autant de moments climatériques vers le génie reconnu de tou.tes, où tout s’explique et se justifie mais la matière souple d’une existence, déchirée entre vie quotidienne et écriture, travail de fonctionnaire et abîmes de la création, moments où tout semble lumineux et cohérent et périodes de flou, de doutes, de non savoir assumé. La difficulté, avec Kafka, est que « tout se tient », que cette vie n’est pas une ligne droite mais un réseau, que les tensions sont permanentes et jamais résolues, qu’elles se répètent. Face à cette vie, impossible de « simplifier » pour « raconter » : « la multiplicité de corrélations, d’une alvéole thématique à l’autre, excède absolument les moyens de la géométrie narrative ». Pour le dire autrement, la vie de Kafka n’est pas une grammaire mais une syntaxe, un plan en 3D, un ensemble complexe, mouvant et rhizomique, qui échappe en partie même à Kafka qui la mène et tente de la mettre à distance et saisir, dans son Journal et ses lettres, comme une doublure écrite de ce qu’il expérimente et subit.

Dans ces 40 années de vie et d’écriture (1883-1924), tout est donc réseau et chaque point est à la fois le conflit et la tentative de sortie de ce conflit, un nœud d’obsessions et névroses, de désirs d’élan et compulsions d’échec, tissant une « existence [qui] s’accomplit dans la profondeur, dans un déchaînement d’intensité tout intérieur » et qu’il faut pourtant rendre perceptible, visible, aux lecteurs du livre. Il s’agit de montrer en quoi cette œuvre est représentative de la modernité, à la fois dans sa manière de composer une œuvre d’une cohérence irréductible depuis un ensemble mobile de fragments comme dans ce recours à la correspondance pour (se) dire — la lettre « fut l’un des moyens d’expression les plus importants de l’individualité moderne », une « expression, au sens emphatique du terme : un moyen de produire, d’extérioriser et de transmettre socialement de la subjectivité ». L’œuvre de Kafka n’est pas une mise en récit de soi, même si les liens entre les tropismes des textes et la vie sont indéniables. Chez Kafka, il ne s’agit pas de transférer dans l’œuvre des éléments biographiques même mis à distance mais bien de vivre une vie littérarisée : « je n’ai pas un intérêt pour la littérature, je suis fait de littérature, je ne suis rien d’autre et ne peux être rien d’autre » (Lettre à Felice Bauer, 14 août 1913. « Ich habe kein literarisches Interesse, sondern bestehe aus Literatur, ich bin nichts anderes und kann nichts anderes sein »). Et c’est cette vie d’ascèse dans et par la littérature, cette « stylisation de sa vie » que l’écrivain a payée « un prix exorbitant » tant elle supposait de contrôle et d’énergie vitale brûlée.

Là sont les premiers défis de cette biographie : rendre à l’œuvre comme à la vie de Kafka son « unité sérielle incomparable ». Il s’agit aussi d’admettre que tout commentateur de l’œuvre de Kafka est inférieur à Kafka et ne peut que sortir vaincu de son duel avec l’œuvre et son auteur. « Mais le biographe ne peut s’arrêter là. Il est tenu d’expliquer comment une conscience à qui tout donne à penser a pu devenir une conscience qui donne à penser à tous. Telle est sa tâche ». Le défi est magistralement réussi, il évite les pièges de l’identification aveugle comme de l’affabulation quand les documents font défaut. Ce Kafka, si factuel, ne débordant jamais de ce qui peut être affirmé de manière objective ou déduit de l’œuvre, se lit comme un roman, sortant Kafka de la naphtaline de sa légende, le montrant tour à tour drôle et angoissé, sublime et ignoble, amoureux et indifférent, naturiste, végétarien, tourmenté… vivant, en somme. Reiner Stach, dans ce premier tome, nous fait traverser cinq années d’une vie au moment où se forge une décision fondamentale (même si le titre la pluralise) : faire de l’écriture le centre radiant d’une vie, ainsi tout à la fois illuminée et consumée. C’est pourquoi cette biographie commence sur « l’obturateur » de 1910 et non la date de naissance de Franz Kafka à Prague, le 3 juillet 1883. Elle s’ouvre avec l’œuvre qui seule donne sens et perspective à la vie de son auteur.

1910-1915, ce sont aussi les années Felice Bauer, la jeune femme incarnant tout ce que désire et fuit Kafka, le début des journaux qui nous sont parvenus, la montée vers la déflagration de la première guerre mondiale. Il s’agit pour Reiner Stach, par un « long regard » (qui lui semble la définition par excellence du genre biographique), de déployer une vie dans son contexte, dans une situation historique (culturelle, politique, littéraire), de comprendre comment une existence et les textes de Kafka (œuvres publiées ou laissées inachevées mais aussi lettres et journaux) s’inscrivent dans ce moment singulier tout en anticipant l’ensemble d’un siècle. Cette lucidité quasi prémonitoire, forgée dans le mat terreau de l’échec et de l’impuissance, est aussi ce qui explique que Kafka demeure irréductiblement autre, insaisissable. Le Kafka de Reiner Stach est ce qui donne forme et consistance à la « fumée blanche » qu’est Kafka, un de ces livres que l’on ne termine que pour le relire à l’infini parce qu’il est aussi inépuisable que son sujet et qu’il faut bien patienter avant la fin de la parution de la trilogie, le 30 mai 2024.

Reiner Stach, Kafka. Tome I. Le temps des décisions (Kafka. Die Jahre der Entscheidungen, 2002), traduit de l’allemand par Régis Quatresous, Le Livre de poche, mai 2024, 1096 p., 12 € 90