Tribune : « Jusqu’à quel point les artistes peuvent-ils faire œuvre avec du vivant ? »

De plus en plus d’artistes travaillent avec du « vivant ». Le contexte écologique y incite. La naissance du bio art dans les années 1980 en avait amorcé le mouvement avec, par exemple, l’encodage d’un dessin dans l’ADN d’une cellule par Joe Davis (Microvenus, 1986). Aujourd’hui, la connaissance a évolué, les sensibilités ont changé et les dimensions éthiques, environnementales et sanitaires résonnent d’une toute autre force. Elles réactivent sous un jour nouveau la question : tout est-il permis aux artistes ?

Vous vous êtes peut-être déjà retrouvé au seuil d’un tel débat où, souvent, la caricature en vient à ranger d’un côté des progressistes mortifères, de l’autre, des réactionnaires fascistes. Il y a des chances qu’ici, on pointe du doigt l’idiotie de la censure, on défende la liberté d’expression, on loue le rôle social de l’artiste, on veuille protéger l’avenir de la création. Là, qu’on s’interroge sur une absence de barrières qui acquiescerait à la mise au point par un artiste d’un virus inconnu, d’une sculpture qui emploierait un cadavre humain, d’une performance qui impliquerait la torture ou le viol, etc.

Je travaille sur les liens entre art et écologie et c’est dans cette perspective que je situe mon propos. Il m’arrive régulièrement de rencontrer des artistes, même engagés et de bonne foi, qui ne s’interrogent pas pour autant sur le sens et l’impact écologiques de ce avec quoi ils font de l’art. Je ne m’attarderai pas sur la question de la pollution induite par l’emploi de tel ou tel matériau (saluons à ce titre le Prix Art Eco-Conception lancé par Art of Change 21). Il est évident que le public de plus en plus sensibilisé aux conséquences des productions humaines ne ressentira plus le même genre d’émotion demain devant, par exemple, une sculpture en polyuréthane de César (série des Expansions, 1967-70), que lors de sa première exposition. Il se peut que des œuvres qui suscitèrent l’admiration se mettent à provoquer le dégoût (paradoxalement, l’intérêt historique de certaines d’entre elles s’en trouvera peut-être redoublé). Le sujet devient autrement épineux quand du vivant se trouve manipulé par l’artiste pour faire « œuvre ».

Certes, exister c’est passer son temps à interférer, à modifier et à se modifier. Je ne peux pas ne pas empiéter sur le domaine de l’autre, c’est même le fondement de la dynamique relationnelle qui n’a jamais cessé d’assurer le processus de vie sur Terre. L’écologie nous apprend néanmoins qu’un tel constat ne signifie pas que l’être humain puisse agir selon son seul désir. Cette dynamique obéit à des lois. Il faut lire dans l’ouvrage indispensable de Nicolas Bouleau Ce que nature sait (Puf, 2021) que ces lois découlent de millions d’années d’évolution dont la biosphère n’a pas gardé mémoire. Pour le dire autrement, aucun modèle n’apportera jamais de connaissance complète du réel, jamais l’être humain ne pourra affirmer cerner l’entièreté des conséquences de ses actions au sein de la nature.

Le rêve moderniste d’un homme maître et possesseur de la nature grâce aux pouvoirs des techniques et à la sagacité des sciences s’est définitivement effondré. Notre entrée dans l’Anthropocène en constitue la très éloquente alerte. Que faire ? Une réponse aussi pleine de candeur que pertinente dit : chercher non plus à dominer la Terre mais à danser avec elle. Une autre, d’allure plus savante, en appelle à changer de paradigmes, ce qui vaut aussi pour notre approche de l’art.

Censurer ou ne pas censurer, telle n’est pas la question. Ouvrons un peu l’horizon : l’art n’est pas une notion figée. La manière dont on a tendance à la comprendre aujourd’hui, depuis la scène artistique mondialisée, ne constitue qu’un épiphonème si l’on considère les formes et pratiques depuis la préhistoire, et plus encore si l’on prend en compte l’éventail des cultures aux quatre coins du globe.

Je prétends que l’« interdit d’interdire » aux airs si sacrés dans le domaine de l’art n’est rien d’autre qu’un certain héritage des années 1950-60 : de l’artiste démiurge de l’expressionisme abstrait, au « génie » à la Salvador Dali en passant par le réformateur des grands espaces du Land art américain. Il repose sur une vision viriliste, faisant de l’artiste un être différent et supérieur aux autres, doté d’un rôle social prophétique et salvateur. En toile de fond, un Occident impérialiste ayant évacué tout Grand Récit et une logique ultra-capitaliste cherchant à sacraliser l’artefact œuvre d’art à des fins commerciales. L’artiste remplace Dieu et il transforme le plomb en or – Marcel Duchamp en rit encore en renversant son urinoir (Fontaine, 1917) et Andy Warhol en installant ses copies de boîtes de savon Brillo (Brillo Boxes, 1964).

L’acception de l’art, sa place dans la société et la figure de l’artiste vont évoluer. Elles vont évoluer comme elles n’ont jamais cessé de le faire au fil des époques. Parce que le monde change. Et avec notre entrée dans l’Anthropocène, il change vraiment. L’individu qui bricole une molécule au nom du bio art ou mélange des substances chimiques pour en expérimenter les effets esthétiques sera regardé, au mieux, comme un ringard, au pire, comme quelqu’un de dangereux.

L’art qui fait histoire et remplit sa fonction mystérieuse et plurielle au sein de l’humanité a toujours œuvré avec subtilité, profondeur et invention. Il a su briser ses cadres théoriques. Il a su renouveler son vocabulaire, son rôle et ses acteurs. Ce n’est pas d’une énième mort de l’art dont l’Anthropocène va accoucher, c’est de nouveaux modes de fabriquer, de voir, de s’émouvoir, d’être. Voilà l’évolution de notre rapport à l’art que je crois en gestation.

Dès lors, quelle attitude adopter face à ces réalisations qui posent question ? Tout expert, critique, commissaire, conservateur ne peut plus se passer d’une connaissance approfondie des problématiques écologiques. Il faut apprendre à faire le départ entre des œuvres qui ne font que continuer de signer la toute-puissance transformatrice de l’être humain et d’autres, à l’inverse, qui s’inscrivent dans un geste d’accueil et d’inscription au sein du vivant. Là se trouve le sens de la danse, là, les ingrédients pour réfléchir, qualifier les choses, choisir ce qu’on montre et comment.